Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 139

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 520-522).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

samedi matin, 22 avril. Je reçois à l’instant cette réponse de ma tante. Gardez le secret, ma chère, sur la bonté qu’elle a eue d’écrire à sa malheureuse nièce. Vous voyez que je puis aller à Londres, ou dans tout autre lieu. On s’embarrasse peu de ce que je puis devenir. J’avais été portée à suspendre mon voyage, par l’espérance de recevoir des nouvelles du château d’Harlove. Il me semblait que, si l’on n’avait pas marqué d’éloignement pour une réconciliation, j’aurais pu faire connaître à M Lovelace que, pour être quelque jour à lui, je voulais être maîtresse des conditions. Mais je m’aperçois que je suis entraînée par un sort inévitable, et qui m’exposera peut-être à des mortifications encore plus cuisantes. Faut-il que je me voie l’esclave d’un homme dont je suis si peu satisfaite ? Ma lettre, comme vous voyez par celle de ma tante, est actuellement au château d’Harlove. Je tremble pour l’accueil qu’elle y aura reçu. Si quelque chose adoucit un peu mon inquiétude, c’est qu’elle aura servi à purger une tante si chère, du soupçon d’avoir entretenu quelque intelligence avec une malheureuse dont la perte est résolue. Je ne regarde pas comme une petite partie de mon infortune cette diminution de confiance que j’ai causée entre mes amis, et cette froideur avec laquelle il paraît que l’un regarde l’autre. Vous voyez que ma pauvre cousine Hervey a sujet de s’en plaindre comme sa mère. Miss Howe, ma chère Miss Howe, ne se ressent que trop des effets de ma faute, puisqu’à mon occasion elle a plus de querelles avec sa mère qu’elle n’en avait jamais eu. Cependant c’est à l’homme qui m’a jetée dans cette confusion de maux, que je suis forcée de me donner ! J’ai fait beaucoup de réflexions, je me suis formé bien des sujets de crainte avant ma faute ; mais je ne l’ai pas considérée sous toutes les faces choquantes que j’y découvre aujourd’hui. N’apprends-je pas qu’une heure avant la nouvelle de ma fuite supposée, mon père déclarait hautement que je lui étais aussi chère que sa vie ? Qu’ il voulait me traiter avec une bonté paternelle ; qu’il vouloit… ah ! Ma chère, quelle mortifiante tendresse ! Ma tante ne devait pas craindre, qu’on sut dans quels termes elle m’écrit. Un père à genoux devant sa fille ! Voilà ce qu’il est bien certain que je n’aurais jamais soutenu. J’ignore ce que j’aurais fait dans une occasion si triste. La mort m’aurait paru moins terrible que ce spectacle, en faveur d’un homme pour lequel mon aversion est invincible : mais j’aurais mérité d’être anéantie, si j’avais pu voir mon père inutilement à mes pieds. Cependant s’il n’avait été question que du sacrifice de mon penchant et d’une préférence personnelle, il l’aurait obtenu à bien moindre prix. Mon respect seul aurait triomphé de mon inclination. Mais une aversion si sincère ! Le triomphe d’un frère ambitieux et cruel, joint aux insultes d’une sœur jalouse ! Me dérobant tous deux, par leurs intrigues, une faveur, une pitié, dont j’aurais été sûre autrement ! Les devoirs du mariage si sacrés, si solennels ! Moi-même d’un caractère naturel qui ne m’a jamais permis de regarder le plus simple devoir avec indifférence ; à plus forte raison, un devoir volontairement juré au pied des autels ! Quelles loix d’honnêteté pouvaient m’autoriser à mettre ma main dans une main odieuse, à prononcer mon consentement pour une union détestée ; ajoutez, pour une union qui devait durer autant que ma vie ? N’ai-je pas fait là-dessus des réflexions plus longues et plus profondes que le commun des filles n’en fait à mon âge ? N’ai-je pas tout pesé, tout considéré ? Peut-être aurais-je pu marquer moins d’humeur et d’obstination. La délicatesse, si je puis m’attribuer cette qualité, la maturité d’esprit, la réflexion, ne sont pas toujours d’heureux présens du ciel. Combien de cas, dans lesquels je souhaiterais d’avoir connu ce que c’était que l’indifférence, si je l’avais pu sans une ignorance criminelle ! Ah ! Ma chère ! Les plus délicates sensibilités ne servent guère au bonheur. Quelle méthode mes amis s’étoient-ils proposé d’employer dans leur assemblée ? J’ose dire qu’elle porte le sceau de mon frère. C’était lui, je le suppose, qui devait me présenter au conseil, comme une fille capable de préférer ses volontés à celles de toute sa famille. L’épreuve aurait été vive ; il n’en faut pas douter. Plût au ciel, néanmoins, que je l’eusse soutenue ! Oui, plût au ciel ! Quel qu’en pût être le succès. On peut craindre encore, dit ma tante, qu’il n’y ait du sang répandu. Il faut qu’elle soit informée du téméraire projet de Singleton. Elle parle de précipice : daigne le ciel m’en préserver ! Elle écarte une idée à laquelle il m’est bien plus impossible de m’arrêter. Idée cruelle ! Mais elle doit avoir une pauvre opinion de la vertu qu’elle veut bien m’attribuer, si elle se figure que je ne suis pas au-dessus d’une honteuse foiblesse. Quoique je n’aie jamais vu d’homme d’une figure plus agréable que M Lovelace, les défauts de son caractère m’ont toujours préservée d’une forte impression ; et depuis que je le vois de près, je puis dire que j’ai pour lui moins de goût que jamais. En vérité, je n’en ai jamais eu si peu qu’à présent. Je crois de bonne foi que je pourrais le haïr (si je ne le hais pas déjà), plutôt du moins qu’aucun autre homme pour lequel j’aie jamais eu quelque estime. La raison en est sensible : c’est qu’il a moins répondu que d’autres à l’opinion que j’avais de lui ; quoiqu’elle n’ait jamais été assez haute pour me l’avoir fait préférer au célibat, qui aurait été mon unique choix, si j’avais eu la liberté de suivre mes inclinations. Aujourd’hui même, si je croyais ma réconciliation certaine en renonçant à lui, et si mes amis me le faisaient entendre, ils verraient bientôt que je ne lui serais jamais rien ; car j’ai la vanité de croire mon ame supérieure à la sienne. Vous direz que ma raison s’égare. Mais, après avoir reçu de ma tante la défense de lui écrire, après avoir appris à désespérer de ma réconciliation, quel moyen de conserver ma liberté d’esprit ? Et vous-même, ma chère, vous devez vous ressentir de mes agitations passionnées. Misérable que je suis, d’avoir cherché volontairement cette fatale entrevue, et de m’être ôté le pouvoir d’attendre l’assemblée générale de mes amis ! Je serais libre aujourd’hui de mes anciennes craintes ; et qui sait quand mes inquiétudes présentes doivent finir ? Délivrée de l’un et l’autre homme, je me verrais peut-être à présent chez ma tante Hervey, ou chez mon oncle Antonin ; attendant le retour de M Morden, qui aurait apporté du remède à toutes les divisions. Mon intention était assurément d’attendre. Cependant sais-je quel nom je porterais aujourd’hui ? Aurois-je été capable de résister aux condescendances, aux supplications d’un père à genoux ; du moins s’il l’avait été lui-même de garder un peu de modération avec moi ? Ma tante assure néanmoins qu’il se serait relâché si j’étais demeurée ferme. Peut-être aurait-il été touché de mon humilité, avant que de s’abaisser jusqu’à se mettre à genoux devant moi. La bonté avec laquelle il se proposait de me recevoir aurait pu croître en ma faveur. Mais que la résolution où il étoit, de céder à la fin, justifie mes amis, du moins à leurs propres yeux ! Que cette résolution me condamne ! Ah ! Pourquoi les avis de ma tante, (je me les rappelle à présent) étoient-ils si réservés et si obscurs ? Aussi, mon dessein étoit de la revoir après l’entrevue ; et peut-être alors se serait-elle expliquée. ô l’artificieux, le dangereux Lovelace ! Cependant je suis obligée de le dire encore, c’est moi qui dois porter tout le blâme de la funeste entrevue. Mais loin, loin de moi, toute vaine récrimination ! Loin, dis-je, parce qu’elle est vaine ! Il ne me reste que de m’envelopper dans le manteau de ma propre intégrité , et de me consoler par l’innocence de mes intentions. Puisqu’il est trop tard pour jeter les yeux en arrière, ma seule ressource est de recueillir toutes mes forces, pour soutenir les coups de la providence irritée, et pour faire tourner du moins à ma correction, des preuves qu’il ne m’est plus possible d’éviter. Joignez-vous à moi dans cette prière, ma tendre et fidèle Miss Howe, pour votre propre honneur et pour celui de notre liaison ; de peur qu’une chute plus profonde, de la part de votre malheureuse amie, ne jetât de l’ombre sur une amitié qui n’a jamais rien eu de frivole, et dont la base est notre mutuelle utilité dans les plus importantes occasions, comme dans les plus légères. Cl Harlove.