Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 142

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 525-527).


Miss Howe à Miss Clarisse Harlove.

mardi, 25 avril. Rappelez votre courage ; ne vous livrez point à l’abattement ; éloignez toutes les idées de désespoir, ma très-chère amie. L’être tout-puissant est juste et miséricordieux. Il ne ratifie point de téméraires et inhumaines malédictions. S’il abandonnait sa vengeance à la malignité, à l’envie, à la fureur des hommes, ces noires passions triompheraient dans les plus mauvais cœurs ; et les bons, proscrits par l’injustice des méchans, seraient misérables dans ce monde et dans l’autre. Cette malédiction montre seulement de quel esprit vos parens sont animés, et combien leurs sordides vues l’emportent sur les sentimens de la nature. C’est uniquement l’effet de leur rage, et de l’impétueuse confusion qu’ils ont eue de voir avorter leurs desseins ; des desseins qui méritaient d’être étouffés dans leur source : et ce que vous avez à déplorer n’est que leur propre témérité, qui ne manquera point de retomber sur leurs têtes. Dieu, tout bon et tout-puissant, ne peut confirmer une présomptueuse imprécation, qui s’étend jusqu’à la vie future. Fi ! Fi ! Diront tous ceux qui seront informés de ce débordement de poison : et bien plus, lorsqu’ils sauront que ce qui porte votre famille à ces odieux excès de ressentiment, est son propre ouvrage. Ma mère blâme extrêmement cette horrible lettre. Elle a pitié de vous ; et de son propre mouvement, elle souhaite que je vous écrive, cette fois seulement, pour vous donner un peu de consolation. Il serait affreux, dit-elle, qu’un cœur si noble, qui paraît sentir si vivement sa faute, succombât tout-à-fait sous le poids de ses infortunes. J’admire votre tante. Quel langage ! Prétend-elle établir deux droits et deux torts ? Soyez persuadée, ma chère, qu’elle sent le mal qu’elle a fait, et qu’ils se rendent tous la même justice, de quelque manière qu’ils cherchent à s’excuser. Ils n’entreprendront point, comme vous voyez, de justifier leur conduite et leurs vues par des explications ; ils prétendent seulement qu’ils étoient résolus de se rendre. Mais, dans tout le cours de vos ennuyeuses contentions, votre cruelle tante vous a-t-elle donné le moindre espoir qu’ils fussent disposés à se relâcher ? Je me rappelle à présent, comme vous, ses obscurs avis. Pourquoi, s’il vous plaît, cette obscurité, dans une occasion qui pouvait être d’un si grand avantage pour vous ? étoit-il bien difficile à une tante, qui prétend vous avoir toujours aimée, et qui vous écrit aujourd’hui si librement ce qui n’est propre qu’à vous affliger, de vous apprendre en confidence, par une ligne, par un mot, le prétendu changement de leurs mesures ? Ne me parlez pas, ma chère, des prétextes auxquels ils ont recours aujourd’hui. Je les regarde comme un aveu tacite de l’infâme traitement qu’ils vous ont fait essuyer. Je garderai le secret de votre tante, ne craignez rien là-dessus. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, que ma mère en fût informée. Vous reconnaîtrez à présent que votre unique ressource est de surmonter vos scrupules, et de vous marier à la première occasion. Ne balançons plus, ma chère ; il faut vous déterminer sur ce point. Je veux vous donner un motif qui me regarde moi-même. J’ai résolu, j’ai fait vœu (tendre amie ! N’en soyez pas fâchée contre moi) de ne pas penser au mariage aussi long-temps que votre bonheur sera suspendu. Ce vœu est une justice que je rends au mari qui m’est destiné par le ciel : car, ma chère, n’est-il pas certain que je serai malheureuse si vous l’êtes ? Et quelle indigne femme ne serais-je pas nécessairement, pour un homme dont les complaisances n’auraient pas le pouvoir de contre-balancer, dans mon cœur, une affliction qu’il n’aurait pas causée ! à votre place, je communiquerais à Lovelace la lettre de votre abominable sœur. Je vous la renvoie. Elle ne passera pas la nuit sous le même toit que moi. Ce sera pour vous une occasion de ramener Lovelace au sujet qui doit faire à présent votre principale vue. Qu’il apprenne ce que vous souffrez pour lui. Il est impossible qu’il n’en soit pas touché. Je perdrais le sens et la raison, si cet homme avait la lâcheté de vous trahir. Avec un mérite si distingué, vous ne serez que trop punie de votre faute involontaire, par la nécessité d’être sa femme. Je ne voudrais pas que vous vous crussiez trop assurée qu’on ait renoncé au dessein de vous faire enlever. L’expression de cette détestable Arabelle me paraît ménagée pour vous inspirer une fausse sécurité. elle croit, dit-elle, que ce dessein est abandonné. cependant je n’apprends pas de Miss Loyd qu’on ait commencé à le désavouer. Le meilleur parti, lorsque vous serez à Londres, est de vous tenir à couvert, et de faire passer par deux ou trois mains tout ce qui peut vous être adressé. Je ne voudrais pas pour ma vie, vous voir tomber, par quelque surprise, entre les mains de ces odieux tyrans. Moi-même je me contenterai de vous donner de mes nouvelles par quelque main tierce ; et j’en tirerai un avantage, qui sera de pouvoir assurer ma mère, ou tout autre, dans l’occasion, que j’ignore où vous êtes. Ajoutez que ces mesures vous laisseront moins de crainte pour les suites de leur violence, s’ils tentaient de vous enlever en dépit de Lovelace. Mais je vous prie d’adresser directement toutes vos lettres à M Hickman ; et même votre réponse à celle-ci. J’ai quelques raisons pour le souhaiter ; sans compter que, malgré l’indulgence d’aujourd’hui, ma mère est toujours obstinée dans sa défense. Le conseil que je vous donne est d’éloigner de vos idées ce nouveau sujet d’affliction. Je connais quelle impression il peut faire sur vous. Mais ne le permettez pas. Essayez de le réduire à sa juste valeur. L’oublier est au-dessus de vos forces : cependant votre esprit peut s’occuper de mille sujets différens ; de ceux qui sont devant vous. Apprenez-moi, sans vous y arrêter trop, ce que Lovelace aura pensé de l’abominable lettre, et de cette diabolique imprécation. Je compte qu’elle amènera naturellement le grand sujet, et que vous n’aurez pas besoin de médiateur. Allons, ma chère ; que votre courage se réveille. C’est à l’extrêmité du mal que le bien recommence. Le bonheur vient souvent d’où l’on attend l’infortune. Cette malédiction même, heureusement ménagée, peut devenir une source de bénédictions pour vous. Mais l’espoir du remède s’évanouit avec le courage. N’accordez pas à vos cruels ennemis l’avantage de vous faire mourir de chagrin ; car il est clair pour moi que c’est ce qu’ils se proposent à présent. Quelle petitesse, de vous refuser vos livres, vos pierreries et votre argent ! Je ne vois que l’argent dont vous ayez un besoin absolu, puisqu’ils daignent vous accorder vos habits. Je vous envoie, par le porteur, les mêlanges de Norris , où vous trouverez cinquante guinées dans autant de petits papiers. Si vous m’aimez, ne me les renvoyez pas. Il m’en reste à votre service. Ainsi, lorsque vous arriverez à Londres, si votre logement ou la conduite de votre homme vous déplaisent, quittez sur le champ l’un et l’autre. Je vous conseillerais aussi d’écrire sans délai à M Morden. S’il se dispose à revenir, votre lettre hâtera son départ ; et vous en serez plus tranquille jusqu’à son arrivée. Mais Lovelace est un imbécille, s’il n’obtient pas son bonheur de votre consentement, avant que le retour de votre cousin rende le sien nécessaire. Courage encore une fois. Tout s’arrange pour votre bonheur. Ces violences même en sont le présage. Supposez que vous soyez moi, et que je sois vous (c’est une supposition que vous pouvez faire ; car vos malheurs sont les miens), et donnez-vous à vous-même les consolations que vous me donneriez. J’ai les mêmes idées que vous de la malédiction des parens : mais distinguons ceux qui ont plus à répondre que leurs enfans, pour les fautes même dont leur emportement s’autorise. Pour donner quelque vertu à ces horribles imprécations, les parens doivent être sans reproche ; et la désobéissance ou l’ingratitude d’un enfant doit être sans excuse. Voilà, dans mes humbles idées, le jour sous lequel votre disgrâce doit frapper mes yeux et ceux du public. Si vous ne laissez pas prendre, sur vous, trop d’empire à la douleur et à la défiance de votre sort, vous fortifierez ce rayon de lumière, et vous l’augmenterez par vos propres réflexions. Anne Howe.