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Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 143

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 527-529).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

mercredi matin, 26 avril. Votre lettre, chère et fidèle Miss Howe, m’apporte beaucoup de consolation. Avec quelle douceur j’éprouve la vérité de cette maxime du sage, qu’un ami fidèle est la médecine de la vie ! Votre messager arrive au moment que je pars pour Londres ; la chaise à la porte. J’ai déjà fait mes adieux à la bonne veuve, qui m’accorde, à la prière de M Lovelace, l’aînée de ses filles, pour m’accompagner dans le voyage. Cette jeune personne doit retourner dans deux ou trois jours, avec la chaise, qui sera renvoyée au château de Milord M dans Hertfordshire. J’avais reçu cette lettre terrible le dimanche, pendant que M Lovelace était absent. Il s’aperçut, à son retour, de l’excès de ma douleur et de mon abattement ; et ses gens lui apprirent que j’avais été beaucoup plus mal : en effet, je m’étais évanouie deux fois. Je crois que ma tête s’en ressent comme mon cœur. Il aurait souhaité de voir la lettre. Mais je m’y opposai, à cause des menaces dont elle est remplie contre lui-même. L’effet qu’elle a produit sur moi ne laissa point de le jeter dans un furieux emportement. J’étais si foible, qu’il me conseilla de remettre mon départ à lundi, comme je me l’étais déjà proposé. Il est extrêmement tendre et respectueux. Tout ce que vous avez prévu de sa part est venu à la suite de ce fatal incident. Il s’est offert à moi avec si peu de réserve, que je me fais un reproche de ma défiance, et de vous l’avoir marquée trop librement. Je vous demande en grâce, ma très-chère amie, de ne faire voir à personne tout ce qui pourrait nuire de mon côté à sa réputation. Je dois vous avouer que sa conduite obligeante et l’abattement de mon esprit, joints à vos avis précédens et aux circonstances de ma situation, me déterminèrent dimanche à recevoir ouvertement ses offres. Ainsi, je dépends à présent de lui plus que jamais. Il me demande à tous momens de nouvelles marques de mon estime et de ma confiance. Il confesse qu’il a douté de l’une, et qu’il était prêt à désespérer de l’autre. Comme je n’ai pu me dispenser de quelques aveux favorables pour lui, il est certain que, s’il s’en rend indigne, j’aurai bien sujet de blâmer cette violente lettre de ma sœur ; car je ne me sens point de résolution. Abandonnée de tous mes amis naturels, avec votre seule pitié pour consolation (pitié restreinte, si je puis ainsi la nommer), je me suis vue forcée de tourner mon cœur affligé vers l’unique protection qui s’est présentée. Cependant votre avis me soutient. Non-seulement il a servi à me déterminer ; mais, répété dans la tendre lettre que j’ai devant les yeux, il a la force de me faire partir pour Londres avec une sorte de joie. Auparavant, je me sentais comme un poids sur le cœur ; et quoique mon départ me parut le meilleur et le plus sûr parti, la force me manquait, je ne sais pourquoi, à chaque pas que je faisais pour les préparatifs. J’espère qu’il n’arrivera rien de fâcheux sur la route. J’espère que ces esprits violens n’auront pas le malheur de se rencontrer. La voiture n’attend plus que moi. Pardon, ma très-bonne, ma très-obligeante amie, si je vous renvoie votre Norris. Dans la perspective un peu plus flatteuse qui commence à s’ouvrir, je ne vois pas que votre argent puisse m’être nécessaire. D’ailleurs, j’ai quelque espérance qu’avec mes habits, on m’enverra ce que j’ai demandé, quoiqu’on me le refuse dans la lettre. Si je me trompe, et s’il m’arrive d’être pressée par le besoin, il me sera aisé d’en instruire une amie si ardente à m’obliger. Mais j’aimerais bien mieux que vous pussiez dire, dans l’occasion, qu’on ne vous a fait aucune demande, et que vous n’avez fait aucune faveur de cette nature. Mes vues, dans ce que je dis ici, se rapportent à l’espérance que j’ai de me rétablir dans l’estime de votre mère, qui, après celle de mon père et de ma mère, est ce que je désire le plus au monde. Je dois ajouter, malgré la précipitation avec laquelle j’écris, que M Lovelace m’offrit hier de se rendre avec moi chez Milord M ou de faire venir ici l’aumônier du château. Il me pressa beaucoup d’y consentir, en me témoignant même que la célébration lui serait plus agréable ici qu’à Londres. Je lui avais dit qu’il serait tems d’y penser à la ville. Mais, depuis que j’ai reçu votre tendre et consolante réponse, je crois sentir quelque regret de n’avoir pu me rendre à ses ardentes sollicitations. Cette affreuse lettre de ma sœur a comme décomposé mon être. Et puis, il y a quelques petites délicatesses, sur lesquelles il me serait difficile de passer. Point de préparations ; point d’articles dressés ; point de permission ecclésiastique ; un fond de douleur continuelle ; nul plaisir en perspective, pas même dans mes plus vagues désirs : ô ma chère ! Qui pourrait, dans cette situation, penser à des engagemens si solennels ? Qui pourrait paraître prête, et l’être si peu ? Si j’osais me flatter que mon indifférence pour toutes les joies de la vie vint d’un juste motif, et qu’elle n’ait pas plutôt sa source dans l’amertume de mon cœur et dans les mortifications que mon orgueil se lasse d’essuyer, que la mort aurait d’attraits pour moi ! Et que j’épouserais un cercueil bien plus volontiers qu’aucun homme ! En vérité, je ne connais plus de plaisir que dans votre amitié. Assurez-moi qu’il ne me manquera jamais. Si mon cœur devient capable d’en désirer d’autres, ce ne peut être que sur ce fondement. L’abattement de mes esprits recommence au moment de mon départ. Pardonnez ce profond accès de vapeurs noires qui me dérobent jusqu’à l’espérance, seule ressource des malheureux, dont je n’ai jamais été privée que depuis ces deux jours. Mais il est temps de vous laisser respirer. Adieu, très-chère et très-tendre amie. Priez pour votre Cl Harlove.