Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 144

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 529-531).


Miss Howe à Miss Clarisse Harlove.

jeudi, 27 avril. Je ne suis pas contente que vous m’ayez renvoyé mon Norris. Mais il faut se rendre à toutes vos volontés. Vous en pourriez dire autant des miennes. Aucune des deux, peut-être, ne doit espérer de l’autre qu’elle fasse ce qu’il y a de mieux ; et peu de jeunes filles néanmoins savent mieux ce qu’elles devraient faire. Je ne puis me séparer de vous, ma chère ; quoique je donne une double preuve de ma vanité dans ce compliment que je me fais à moi-même. C’est de tout mon cœur que je me réjouis de voir un changement si avantageux dans votre situation. Le bien, comme j’ai osé vous le promettre, est venu du mal. Quelle idée aurais-je conçue de votre homme, et quelles auraient dû être ses vues, s’il n’avait pas pris ce parti sur une lettre si infâme, et sur un traitement si barbare ; principalement, lorsqu’il en est l’occasion ? Vous savez mieux que personne quels ont été vos motifs : mais je souhaiterais que vous vous fussiez rendue à des instances si sérieuses. Pourquoi n’auriez-vous pas dû permettre qu’il fît venir le chapelain de Milord M ? Si vous êtes arrêtée par des bagatelles, telles qu’une permission, des préparatifs, et d’autres scrupules de cette nature, votre servante, ma chère ! Vous ne sentez donc pas que la grande cérémonie est un équivalent pour tous les autres. Gardez-vous de retomber dans vos mélancoliques délicatesses, jusqu’à préférer un drap mortuaire à ce qui doit faire l’objet de vos désirs, lorsque vous l’avez actuellement entre les mains, et lorsqu’il est vrai, comme vous l’avez dit dans une occasion plus juste, qu’on n’a pas la liberté de mourir quand on veut. Mais je ne sais quelle étrange perversité de la nature humaine fait désirer, dans l’éloignement, ce qu’on méprise aussi-tôt qu’on croit y toucher. Vous n’avez à vous proposer qu’un seul point. C’est le mariage. Qu’il ne tarde plus, je vous en supplie. Abandonnez le reste à la providence, et fiez-vous à sa conduite. Vous aurez un très-bel homme, un homme agréable, qui ne manquerait pas de sagesse, s’il n’était pas vain de ses talens, et possédé de l’esprit de libertinage et d’intrigue. Mais tandis que les yeux d’une infinité de femmes, séduits par une si belle figure et par des qualités si brillantes, entretiendront sa vanité, vous prendrez patience, en attendant que les cheveux gris et la prudence entrent ensemble sur la scène. Pouvez-vous espérer que tout se réunisse pour vous dans le même homme ? Je suis persuadée que M Hickman ne connaît point de voies détournées ; mais il marche de mauvaise grâce dans la voie droite. Cependant Hickman, quoiqu’il ne plaise point à mes yeux, et qu’il amuse peu mes oreilles, n’aura rien de choquant, je m’imagine, pour ces deux organes. Votre homme, comme je vous le disais dernièrement, soutiendra sans cesse votre attention ; vous serez toujours occupée avec lui, quoiqu’un peu plus, peut-être, de vos craintes que de vos espérances ; tandis qu’Hickman ne sera pas plus capable de tenir une femme éveillée par ses discours, que de troubler son sommeil par de fâcheuses aventures. Je crois savoir à présent sur lequel des deux une personne aussi prudente que vous aurait d’abord fait tomber son choix : et je ne doute pas non plus, que vous ne puissiez deviner lequel j’aurais choisi, si j’avais eu cette liberté. Mais, fières comme nous sommes, celle qui l’est le plus ne peut que refuser ; et la plupart se déterminent à recevoir un homme à demi-digne d’elles, dans la crainte qu’on ne leur offre quelque chose de pis. Si nos deux hommes étoient tombés à des esprits de la trempe du leur, quoiqu’à la longue M Lovelace pût avoir été trop fort pour moi, je me figure que, pendant les six premiers mois, du moins, je lui aurais rendu peine de cœur pour peine de cœur : pendant que vous, avec mon doucereux berger, vous auriez coulé des jours aussi sereins, aussi calmes, aussi compassés que l’ordre des saisons, et ne variant, comme elles, que pour apporter autour de vous une abondance continuelle d’utilités et d’agrémens. J’aurais continué dans le même style. Mais j’ai été interrompue par ma mère, qui est entrée subitement, et d’un air qui portait la défense ; en me faisant souvenir, qu’elle ne m’avait accordé sa permission que pour une fois. Elle a vu votre odieux oncle, et leur conférence secrète a duré long-temps. Ces allures me chagrinent beaucoup. Il faudra que je garde ma lettre, en attendant de vos nouvelles ; car je ne sais plus où vous l’envoyer. N’oubliez pas de me donner pour adresse un lieu tiers, comme je vous en ai priée. Ma mère m’ayant pressée, je lui ai dit, qu’à la vérité, c’était à vous que j’écrivais ; mais que c’était pour mon seul amusement, et que je ne savais pas où vous adresser ma lettre. J’espère que la première des vôtres m’apprendra votre mariage ; quand vous devriez m’apprendre, par la seconde, que vous avez à faire au plus ingrat de tous les monstres, comme il serait nécessairement, s’il n’était pas le plus tendre de tous les maris. J’ai dit que ma mère me chagrine beaucoup : mais j’aurais pu dire, dans vos termes, qu’elle m’a comme décomposée . Croiriez-vous qu’elle prétend catéchiser Hickman, pour la part qu’elle lui suppose à notre correspondance ; et qu’elle le catéchise très-sévèrement, je vous en assure ? Je commence à croire que je ne suis pas sans quelque sentiment de pitié , pour le pitoyable personnage ; car je ne puis souffrir qu’il soit traité comme un sot par tout autre que moi. Entre nous, je crois que la bonne dame s’est un peu oubliée. Je l’ai entendue crier très-haut. Elle s’est peut-être imaginé que mon père était revenu au monde. Cependant la docilité de l’homme devrait la détromper ; car je m’imagine, en me rappelant le passé, que mon père aurait parlé aussi haut qu’elle. Je sais que vous me blâmerez de toutes ces impertinences ; mais ne vous ai-je pas dit qu’on me chagrine ? Si je ne m’en ressentais pas un peu, on pourrait douter de qui je suis fille, des deux côtés. Cependant vous ne devez pas me gronder trop sévèrement ; parce que j’ai appris de vous à ne pas défendre mes erreurs. Je reconnais que j’ai tort ; et vous conviendrez que c’est assez : ou vous ne seriez pas aussi généreuse ici que vous l’êtes toujours. Adieu, ma chère. Je dois, je veux vous aimer, et vous aimer toute ma vie. Je le signe de mon nom. Je le signerais de mon sang, comme le plus cher et le plus saint de tous les devoirs. Anne Howe.