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Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 146

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 533-536).


M Lovelace à M Belford.

lundi, 24 avril. Le destin, mon cher Belford, trame une toile bien bizarre pour ton ami ; et je commence à craindre de m’y voir enveloppé sans pouvoir l’éviter. Je travaille depuis long-temps, tantôt à la sappe, comme un rusé mineur ; tantôt comme un oiseleur habile, étendant mes filets, et m’applaudissant de mes inventions, pour faire tomber absolument cette inimitable fille entre mes bras. Tout paroissait agir pour moi. Son frère et ses oncles n’étoient que mes pionniers . Son père faisait tonner l’artillerie pour ma direction. Madame Howe était remuée par les ressorts que je conduisois. Sa fille donnait le mouvement pour moi, et se figurait néanmoins combattre mes vues. La chère personne elle-même avait déjà la tête passée dans mon piége, sans s’appercevoir qu’elle y était prise ; parce que mes machines n’étoient pas sensibles autour d’elle. En un mot, lorsqu’il ne manquait rien à la perfection de mes mesures, te serait-il tombé dans l’imagination que je fusse devenu mon ennemi, et que j’eusse pris parti pour elle contre moi-même ? Aurois-tu jugé que j’abandonnerais mon entreprise favorite, jusqu’à lui offrir de l’épouser avant son départ pour Londres, c’est-à-dire jusqu’à rendre toutes mes opérations inutiles ? Lorsque tu seras informé de ce changement, ne penseras-tu pas que c’est mon ange noir qui me joue, et qui s’est mis dans la tête de me précipiter dans le lien indissoluble ; pour être plus sûr de moi, par les transgressions complexes auxquelles il m’excitera infailliblement après mon mariage, que par les péchés simples que je me permets depuis si long-temps, et pour lesquels il craint que l’habitude ne devienne une excuse ? Tu seras encore plus surpris, si j’ajoute que, suivant toute apparence, il y a quelque traité de réconciliation commencé entre les anges noirs et les blancs ; car ceux de ma charmante ont changé dans un instant toutes ses idées, et l’ont portée, contre mon attente, à reconnaître qu’elle m’honore d’une préférence dont elle ne m’avait point encore fait l’aveu. Elle m’a même déclaré qu’elle se propose d’être à moi ; à moi, sans les anciennes conditions. Elle me permet de lui parler d’amour et de l’irrévocable cérémonie. Cependant, autre sujet d’admiration ! Elle veut que cette cérémonie soit différée. Elle est déterminée à partir pour Londres, et même à se loger chez la veuve. Mais tu me demandes, sans doute, comment ce changement est arrivé. Toi, Lovelace, me diras-tu, nous savons que tu te plais aux opérations surprenantes ; mais nous ne te connaissions pas le don des miracles. Comment t’y es-tu pris pour arriver à ce point ? Je vais te l’apprendre. J’étais en danger de perdre pour jamais la charmante Clarisse. Elle était prête à prendre son essor vers les cieux, c’est-à-dire vers son élément naturel. Il fallait quelque moyen puissant, un moyen extraordinaire, pour la retenir parmi les êtres de notre espèce. Quels moyens plus efficaces que les tendres sons de l’amour et l’offre du mariage, de la part d’un homme qui n’est pas haï, pour fixer l’attention d’un jeune cœur qui souffre de ses incertitudes, et qui a désiré impatiemment d’entendre une proposition si douce ? Voici l’aventure en peu de mots. Tandis qu’elle refusait de m’avoir la moindre obligation, et que sa fierté me tenait éloigné, dans l’espérance que le retour de son cousin la rendrait absolument indépendante de moi ; mécontente, au fond, de me voir tenir mes passions en bride, aulieu de les abandonner à sa censure ; elle écrit une lettre pour presser la réponse de sa sœur à une autre lettre, par laquelle sa crainte même de m’être obligée, et sa passion pour l’indépendance, lui avoient fait demander ses habits et d’autres commodités qu’elle avait laissées au château d’Harlove. Que reçoit-elle ? Une réponse outrageante, et plus horrible encore par la nouvelle qu’elle contenait d’une malédiction dans les formes, prononcée de la bouche d’un père, contre une fille qui mérite toutes les bénédictions du ciel et de la terre. Mille fois maudit le sacrilége vieillard qui n’a pas craint la foudre en maudissant le modèle de toutes les graces et de toutes les vertus : et malédiction au double sur l’organe de cette nouvelle détestable, sur l’envieuse, l’indigne Arabelle ! J’étais absent à l’arrivée de cette lettre. à mon retour, je trouvai la divine Clarisse qui n’était revenue de plusieurs évanouissemens que pour y retomber sans cesse, et qui tenait tous les assistans dans le doute de sa vie. On avait dépêché de tous côtés pour me trouver. Il n’est pas surprenant qu’elle eût été si touchée, elle, dont le respect excessif pour son cruel tyran de père lui faisait attacher la plus affreuse idée à sa malédiction, sur-tout, comme je l’appris par ses gémissemens aussi-tôt qu’elle fut en état de parler, à une malédiction qui s’étendait à ce monde et à l’autre. Que n’est-elle tombée, au même instant, sur la tête de celui qui l’a prononcée, par un accès de quelque mal violent, qui devait le prendre à la gorge et l’étouffer sur le champ, pour servir d’exemple à tous les pères dénaturés ! N’aurais-je pas été le dernier des hommes, si, dans une occasion de cette nature, je ne m’étais pas efforcé de la rappeler à la vie par toutes sortes de consolations, de vœux, de caresses, et par toutes les offres que je crus capables de lui plaire ? Mon empressement eut d’heureux effets. Je lui rendis plus qu’un office de père ; car elle m’eut l’obligation d’une vie que son père barbare lui avait presque ôtée. Comment ne chérirais-je pas mon propre ouvrage ? Je parlais de bonne foi, lorsque je lui offrais de l’épouser ; et mon ardeur à demander que la célébration ne fût pas différée, était une ardeur réelle. Mais son extrême abattement, mêlé d’une délicatesse qu’elle conservera, je n’en doute point, jusqu’au dernier soupir, lui ont fait refuser le tems, quoiqu’elle consente à la solennité ; car elle m’a dit " qu’étant abandonnée de tout le monde, il ne lui restait plus d’autre protection que la mienne ". Tu vois, par ce discours même, que je lui ai moins d’obligation de cette faveur qu’à la cruauté de ses amis. Elle n’a pas manqué d’écrire à Miss Howe, pour l’informer de leur barbarie ; mais elle ne lui a pas marqué le misérable état de sa santé. Dans la foiblesse où elle est, ses alarmes, du côté de son stupide frère, lui font désirer d’être à Londres. Sans cet accident, et, ce que tu auras peine à croire, sans mes persuasions, qui viennent de l’état où je la vois, elle serait partie dès aujourd’hui ; mais, s’il ne lui arrive rien de plus fâcheux, le jour est fixé à mercredi. Deux mots, je t’en prie, sur ta grave prédication. " tu commences à trembler sérieusement pour la belle ; et c’est un miracle, dis-tu, si elle me résiste. Avec la connaissance que nous avons de ce sexe, tu craindrais, à ma place, de pousser plus loin l’épreuve, dans la crainte du succès. Et, dans un autre endroit, si tu plaides, me dis-tu, pour le mariage, ce n’est point par aucun goût que tu aies à te reprocher pour cet état ". Plaisant avocat ! Tu n’as jamais été heureux dans tes raisonnemens. Toutes les pauvretés rebattues dont ta lettre est remplie en faveur de l’état conjugal, ont-elles autant de force que cet aveu doit en avoir contre ta propre thèse ? Tu prends beaucoup de peine à me convaincre que, dans la disgrâce et les chagrins où cette belle personne est comme ensévelie, (tu m’avoueras, j’espère, que c’est la faute de ses implacables parens, et non la mienne), l’épreuve que je me propose est injuste. Moi, je te demande si l’infortune n’est pas le creuset de la vertu ? Pourquoi veux-tu que mon estime ne porte pas sur un mérite éprouvé ? Mon intention n’est-elle pas de la récompenser par le mariage, si elle résiste à l’épreuve ? Il est inutile de me jeter dans des répétitions. Relis, beau raisonneur, relis ma longue lettre du 13. Tu trouveras que je détruis d’avance toutes tes objections jusqu’à la dernière syllabe. Cependant, ne me crois pas fâché contre toi. J’aime l’opposition. Comme le feu est l’épreuve de l’or, et la tentation celle de la vertu, l’opposition est celle de l’homme d’esprit. Avant que tu te fusses érigé en avocat de la belle, n’ai-je pas mis dans ta bouche quantité d’objections contre mon entreprise, uniquement pour me relever moi-même en te prouvant que tu n’y entends rien ? à peu-près comme Homère forme des champions, et leur donne des noms terribles pour leur faire casser la tête par ses héros. Prends néanmoins une bonne fois cet avis pour règle : " il faut être bien sûr d’avoir raison, lorsqu’on entreprend de corriger son maître ". Mais, pour revenir à mon sujet, observe avec moi que, de quelque manière que mes vues puissent tourner, cette lettre violente que ma charmante a reçue de sa sœur, avance mes progrès au moins d’un mois. Je puis à présent, comme je te l’ai fait entendre, parler d’amour et de mariage, sans craindre aucune censure, sans être borné par des restrictions ; et de rigoureuses loix ne font plus ma terreur. C’est dans cette douce familiarité que nous partirons pour Londres. La fille aînée de Madame Sorlings accompagnera ma belle dans la chaise, et je les escorterai à cheval. On craint extrêmement le complot de Singleton. On m’a fait promettre une patience d’ange, s’il arrive quelque chose sur la route. Mais je suis certain qu’il n’arrivera rien. Une lettre, que j’ai reçue aujourd’hui de Joseph, m’assure que James Harlove a déjà quitté son stupide projet, à la prière de tous ses amis, qui en redoutent les suites. Cependant, c’est une affaire à laquelle je ne renonce pas de même ; quoique l’usage que j’en puis faire ne soit pas encore décidé dans ma tête. Ma charmante m’apprend qu’on lui promet ses habits. Elle espère qu’on y joindra ses pierreries, et quelque argent qu’elle a laissé derrière elle. Mais Joseph m’écrit que ses habits seuls lui seront envoyés. Je me garde bien de l’en avertir. Au contraire, je lui répète souvent qu’elle ne doit pas douter qu’on ne lui envoie tout ce qu’elle a demandé de personnel. Plus son attente sera trompée de ce côté-là, plus il faut qu’elle tombe dans ma dépendance. Mais, après tout, j’espère trouver la force d’être honnête pour une fille d’un mérite si distingué. Que le diable t’emporte, avec l’idée que tu es venu m’inspirer mal-à-propos, qu’elle pourrait bien succomber. Je t’entends. Si mon dessein, diras-tu, est d’être honnête, pourquoi ne pas renoncer à l’affaire de Singleton, comme son frère ? S’il faut te répondre, c’est qu’un homme modeste, qui se défie toujours de ses forces, doit se réserver une porte pour fuir. Ajoute, si tu veux, que, lorsqu’on s’est rempli d’un dessein qu’on se trouve forcé d’abandonner par quelque bonne raison, il est bien difficile de n’y pas revenir aussi-tôt que l’obstacle cesse.