Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 147

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 536-538).


M Lovelace à M Belford.

mardi, 25 avril. Tout est en mouvement pour notre départ. D’où viennent les battemens de cœur que j’éprouve ? Quel pressentiment m’agite ? Je suis résolu d’être honnête ; et cette idée augmente l’étonnement que me causent des agitations si peu volontaires. Mon cœur est un traître. Il a toujours été tel, et je crains qu’il ne le soit toujours. C’est une joie si vive, lorsqu’il touche au succès de quelque malice ! J’ai si peu d’empire sur lui ! Ma tête, d’ailleurs, est si naturellement tournée à favoriser ses inclinations ! N’importe. Je veux soutenir un assaut contre toi, vieil ami ; et si tu es le plus fort dans cette occasion, je ne te disputerai jamais rien. La chère personne ne cesse point d’être extrêmement foible et abattue. Tendre fleur ! Qu’elle est peu propre à résister aux vents impétueux des passions, et aux emportemens de l’orgueil et de l’insolence ! à couvert jusqu’à présent sous les aîles d’une famille dont elle n’avait reçu que des témoignages de tendresse et d’indulgence, ou plutôt des adorations ; accoutumée à reposer sa tête sur le sein de sa mère ! Telle fut ma première réflexion, avec un mêlange de pitié et d’amour redoublé, lorsqu’à mon retour, je trouvai cette charmante fille à peine revenue de plusieurs longs évanouissemens où l’avoient jetée la lettre de son exécrable sœur, la tête appuyée sur le sein de la fermière. Elle était noyée dans ses pleurs. Que la douleur avait de charmes sur son visage ! Ses yeux, qui se tournèrent vers moi lorsqu’elle me vit entrer, semblaient demander ma protection. Serois-je capable de lui manquer ? J’espère que non. Mais, toi, misérable Belford, pourquoi m’avoir mis dans la tête qu’elle peut être vaincue ? Et n’est-elle pas coupable aussi d’avoir pensé si tard, et avec tant de répugnance, à mettre sa confiance dans mon honneur ? Mais, après tout, si sa foiblesse et ses langueurs continuent dans cet excès, ne suis-je pas menacé, en l’épousant, de ne voir tomber entre mes bras qu’une femme vaporeuse ? Je serais doublement perdu. Non qu’après les deux ou trois premières semaines je me propose d’être fort assidu auprès d’elle : mais lorsqu’un homme a passé l’espace de quinze jours, dans ses premiers transports, à voltiger de fleur en fleur, comme une laborieuse abeille, et qu’il pourrait prendre du goût pour sa maison et pour sa femme, crois-tu qu’il ne soit pas insupportable d’être reçu par une Niobé dont il commence à sentir la froideur ? Que le ciel rende la santé et la vigueur à ma charmante ! C’est la prière que je lui fais à toute heure. Il faut bien qu’un homme qui se destine à elle, puisse reconnaître si elle est capable d’aimer autre chose que son père et sa mère. Ma crainte est qu’il ne dépende toujours d’eux de diminuer le bonheur de son mari ; et les haïssant d’aussi bonne foi que je fais, je suis extrêmement choqué de cette réflexion. Dans plusieurs points, je vois en elle plus qu’une femme. Dans d’autres, qui lui sont propres, je vois un ange. Mais dans d’autres aussi, je ne vois qu’une poupée. Tant de regrets pour son père ! Tant de passion pour sa famille ! Quel sera le rôle d’un mari avec une femme de cette trempe ? à moins, peut-être, que ses parens ne daignent se réconcilier avec elle, et que cette réconciliation ne soit durable. Ma foi, il vaut infiniment mieux, et pour elle et pour moi, que nous renoncions au mariage. Quelle délicieuse vie que celle d’un amour libre, avec une fille comme elle ! Ah ! Si je pouvais lui en inspirer le goût ! Des craintes, des inquiétudes, des jours orageux, des nuits interrompues, tantôt par le doute d’avoir désobligé, tantôt par une absence qu’on craint de voir durer toujours ! Ensuite, quels transports au retour, ou dans une réconciliation ! Quels dédommagemens ! Quelles douces récompenses ! Une passion de cette nature entretient l’amour dans une ardeur continuelle. Elle lui donne un air de vie qui ne s’affoiblit jamais. L’heureux couple, au-lieu d’être assis, de rêver, de s’endormir, chacun au coin d’une cheminée, dans une soirée d’hiver, paraît toujours neuf l’un à l’autre, et n’est jamais sans avoir quelque chose à se dire. Tu as vu, dans mes derniers vers, ce que je pense de cet état. Lorsque nous serons à Londres, je veux les laisser, comme sans dessein, dans quelque endroit où elle puisse les lire ; c’est-à-dire néanmoins, si je n’obtiens pas bientôt son consentement pour aller à l’église. Elle y apprendra quelles sont mes idées sur le mariage. Si je vois qu’elle ne s’en offense point, ce sera un fondement sur lequel je me réserve le soin de bâtir. Combien de filles se sont laissé entraîner, qui auraient été même à couvert de l’attaque, si elles avoient marqué le ressentiment convenable lorsqu’on a mis le siége devant leurs yeux ou leurs oreilles ? Il m’est arrivé d’en assiéger plus d’une par un mauvais livre, par une citation hasardée, ou par une peinture indécente : et celles qui n’en paroissaient point offensées, ou qui se contentaient de rougir, sur-tout si je les voyais sourire et lorgner, nous avons toujours compté, le vieux Satan et moi, qu’elles étoient à nous. Que d’avis salutaires je serais en état de donner à ces fripponnes, si je le jugeais à propos ! Peut-être leur offrirai-je quelques jours des leçons, moins par vertu que par envie, lorsque la vieillesse m’aura fait perdre le goût de la volupté. Mardi au soir. Si vous êtes à Londres le jour que nous y arriverons, vous ne serez pas long-temps sans me voir. Ma charmante se trouve un peu mieux. Ses yeux me l’apprennent ; et sa voix harmonieuse, que j’entendais à peine la dernière fois que je l’avais vue, recommence à faire le charme de mes oreilles. Mais point d’amour, point de sensibilité. Il ne faut pas penser, avec elle, à ces libertés innocentes (du moins dans leurs commencemens, car tu sais qu’elles conduisent toujours à quelque chose) qui adoucissent, ou, si tu veux, qui amollissent le cœur de ce sexe. Je trouve cette rigueur d’autant plus étrange, qu’elle ne désavoue plus la préférence dont elle m’honore, et qu’elle a le cœur capable d’une profonde tristesse. La tristesse attendrit, énerve. Une ame affligée tourne la vue autour d’elle, implore en silence la consolation qui lui manque, et ne se défend guère d’aimer son consolateur.