Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 170

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 50-52).

Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

Je suppose, chère Miss Howe, que vous avez lu la lettre de mon cousin. Il est trop tard pour souhaiter qu’elle fût arrivée plutôt. Quand je l’aurais reçue alors, peut-être n’en aurais-je pas moins eu la témérité de me résoudre à l’entrevue, puisque je pensais si peu à partir avec M Lovelace. Mais je ne crois pas qu’avant l’entrevue, je lui eusse donné l’espérance qui le fit venir préparé, et dont ses artifices rendirent si malheureusement la révocation inutile. Persécutée comme je l’étais, et m’attendant si peu à la condescendance qu’on se proposait d’avoir pour moi, suivant que ma tante me l’a marqué, et que vous me l’avez confirmé ; quand la lettre serait arrivée assez tôt, j’ai peine à dire quel parti elle m’aurait fait prendre par rapport à l’entrevue. Mais, voici un effet que je crois véritablement qu’elle aurait produit sur moi : elle m’aurait fait insister de toutes mes forces sur le projet de me rendre auprès de son obligeant auteur, pour trouver un père et un protecteur, aussi bien qu’un ami, dans un cousin qui est un de mes curateurs. Cette protection était la plus naturelle, ou du moins la plus irréprochable. Mais j’étais destinée à l’infortune. Que le cœur me saigne, de me voir déjà presque obligée de souscrire au caractère que M Morden me trace si vivement d’un libertin, dans la lettre dont je suppose que vous avez fait la lecture ! Est-il possible que ce vil caractère, pour lequel j’ai toujours eu de l’horreur, soit devenu mon partage ? J’ai fait trop de fond sur mes forces. N’ayant rien à craindre des impulsions de la violence, peut-être ai-je levé trop peu les yeux vers le directeur suprême, dans lequel je devais placer toute ma confiance ; sur-tout lorsque j’ai vu tant de persévérance dans les soins d’un homme de ce caractère. Le défaut d’expérience et la présomption, avec le secours de mon frère et de ma sœur, qui ont à répondre de leurs motifs dans ma disgrâce, ont causé ma ruine. Quel mot, ma chère ! Mais je le répète avec délibération, puisqu’en supposant ce qui peut m’arriver de plus heureux, ma réputation est détruite ; un libertin est mon partage : et ce que c’est qu’un libertin, la lettre de M Morden doit vous l’avoir appris. Gardez-la, je vous prie, jusqu’à ce que j’aie l’occasion de vous la redemander. Je ne l’ai lue moi-même que ce matin pour la première fois, parce que je n’avais point encore eu le courage d’ouvrir ma malle. Je ne voudrais pas, pour tout au monde, qu’elle tombât sous les yeux de M Lovelace ; elle pourrait devenir l’occasion de quelque désastre entre le plus violent de tous les hommes, et le brave qui se possède le plus, tel qu’on représente M Morden. Cette lettre était sous une enveloppe, ouverte et sans adresse. Qu’ils aient pour moi autant de haine et de mépris qu’ils voudront, je m’étonne qu’ils n’y aient pas joint une seule ligne ; ne fût-ce que pour m’en faire sentir plus vivement le dessein, par le même esprit qui les a portés à m’envoyer Spira. J’avais commencé une lettre pour mon cousin ; mais j’ai pris le parti de l’abandonner, à cause de l’incertitude de ma situation, et parce que je m’attendais de jour en jour à des éclaircissemens plus certains. Vous m’avez conseillé, il y a quelque tems, de lui écrire ; et c’est alors que j’avais commencé ma lettre, par le plaisir extrême que je trouve à vous obéir. Je le dois, lorsque je le puis ; car vous êtes la seule amie qui me reste, et vous avez, d’ailleurs, la même déférence pour les avis que je prends la liberté de vous donner. Pour mon malheur, j’entends mieux à les donner, qu’à choisir entre ceux qu’on me donne : je suis forcée de le dire ; car je me crois perdue par une démarche téméraire, sans avoir rien à me reprocher du côté de l’intention. Apprenez-moi, ma chère, comment ces contrariétés peuvent arriver. Mais il me semble que je puis l’expliquer moi-même : une faute, dans l’origine ; voilà le mystère à découvert : cette fatale correspondance, qui m’a menée si loin par degrés, que je me trouve dans un labyrinthe de doutes et d’erreurs, où je perds l’espérance de découvrir le chemin pour en sortir : un seul pas de travers, par lequel j’ai commencé, m’a conduite à des centaines de lieues hors de mon sentier ; et la pauvre égarée n’a pas un ami, ou ne rencontre pas un charitable passant qui l’aide à se retrouver. Présomptueuse que je suis ! D’avoir trop compté sur la connaissance que j’avais du véritable chemin ; sans avoir appréhendé qu’un feu follet , avec ses fausses lumières, dont j’avais entendu parler tant de fois, ne s’élevât devant mes yeux pour me troubler la vue ! Au milieu des terres marécageuses où je suis à présent, il voltige autour de moi, sans disparaître un moment ; et s’il m’éclaire, c’est pour me rejeter en arrière, lorsque je crois m’être avancée vers le terme. Ma seule consolation, c’est qu’il y a un point commun, où les plus grandes erreurs n’empêcheront pas que tout ne se rencontre. Tôt ou tard je m’y reposerai paisiblement, et j’y trouverai la fin de tous mes malheurs. Mais, comment puis-je m’écarter si loin de mon sujet, et m’écarter toujours contre mon intention ? Je voulais dire seulement que j’avais commencé, il y a quelque tems, une lettre pour M Morden, mais que je ne puis l’achever. Vous jugez bien que je ne le puis. Quel moyen de lui dire que tous ses complimens sont employés mal-à-propos, que son conseil est inutile, tous ses avertissemens perdus, et que la plus heureuse de mes espérances est de me voir la femme de ce libertin dont il m’exhorte si pathétiquement à me garantir ? Cependant, puisque mon sort paraît dépendre de la bouche de M Lovelace, je vous prie, ma chère, de joindre vos prières aux miennes, pour demander au ciel que, de quelque manière qu’il dispose de moi, il ne permette pas que cette horrible partie de la malédiction de mon père, que je puisse être punie par l’homme dans lequel il suppose que j’ai mis ma confiance , soit malheureusement remplie. Demandons-lui cette grâce, pour l’intérêt de M Lovelace même, et pour celui de la nature humaine : ou, s’il est nécessaire, pour le soutien de l’autorité paternelle, que je sois punie comme mon père le désire, que ce ne soit pas par quelque bassesse infâme et préméditée ; afin que je puisse du moins justifier l’intention de M Lovelace, s’il m’ ôte le pouvoir de justifier son action ; sans quoi, ma faute paraîtrait double aux yeux du monde, qui ne juge que par l’événement. Cependant, il me semble que, d’un autre côté, je souhaiterais que la rigueur de mon père et de mes oncles, dont le cœur n’a déjà que trop été blessé de ma faute, pût être justifiée sur tout autre point que cette cruelle malédiction ; et que mon père voulût consentir à la révoquer avant qu’elle soit connue de tout le monde ; du moins dans cette terrible partie qui regarde la vie future.

Il faut que je quitte la plume. Il faut que j’écarte ces tristes réflexions. Je veux relire encore une fois la lettre de mon cousin, avant que de fermer mon enveloppe ; alors je la saurai par cœur.