Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 171

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 52-54).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

dimanche au soir, 7 de mai. Quand vous considérez ma déplorable situation, et tant de circonstances choquantes dont elle est accompagnée, quelques-unes même si mortifiantes pour ma fierté ; toutes aggravées par le contenu de la lettre de M Morden, vous ne devez pas être surprise que les vapeurs sombres qui m’assiègent le cœur, s’élèvent jusqu’à ma plume. Cependant, comme vous entrez si généreusement dans mes peines, je conçois qu’il serait plus obligeant de ma part, plus digne d’une amie, de vous en cacher la partie la plus affligeante, sur-tout lorsque je ne puis espérer aucun soulagement de mes confidences et de mes plaintes. Mais, à qui mon cœur peut-il s’ouvrir qu’à vous, lorsque celui qui devrait être mon protecteur, après avoir attiré sur moi toutes mes disgrâces, ne fait qu’augmenter mes alarmes ; lorsque je n’ai pas une servante, sur la fidélité de laquelle je puisse me reposer ; lorsque, par ses manières ouvertes, et par la gaieté de son humeur, il attache ici tout le monde à ses intérêts, et que je ne suis en quelque sorte qu’un zéro pour le faire valoir , et pour grossir la somme de mes douleurs ? J’ai beau faire ; cette source de tristesse se répand quelquefois en pleurs, qui se mêlent avec mon encre, et qui tachent mon papier. Je sais que vous ne me refuserez point une consolation si passagère. J’en suis, ma chère, à ne pouvoir plus supporter la vie que je mène. L’objet de tous mes désirs serait de me voir hors de ses atteintes. Il éprouverait bientôt quelque différence. Si je dois être humiliée, il vaudrait mieux que je le fusse par ceux à qui je dois de la soumission. Ma tante m’a marqué, dans sa lettre, qu’elle n’ose rien proposer en ma faveur. Vous me dites que, par vos informations, vous trouvez qu’on avait actuellement résolu de changer de mesures ; que ma mère, en particulier, était déterminée à tout entreprendre pour rétablir la paix dans la famille ; et que, dans la vue d’assurer le succès de ses efforts, elle voulait tenter de faire entrer mon oncle Harlove dans son parti. Il me semble qu’il y a quelque chose à bâtir sur ce fondement. Je puis du moins essayer ; c’est mon devoir d’employer toutes sortes de méthodes pour rétablir en faveur cette pauvre disgrâciée. Qui sait si cet oncle, autrefois si indulgent, qui a beaucoup de poids dans la famille, ne se laissera pas engager à prendre mes intérêts ? J’abandonnerai de tout mon cœur, à qui l’on voudra, tous mes droits à la succession de mon grand-père, pour faire trouver mes propositions plus agréables à mon frère : et s’il faut une garantie encore plus forte, je m’engagerai à ne me jamais marier. Que pensez-vous, ma chère, de cet expédient ? Sûrement, ils ne peuvent avoir résolu de renoncer à moi pour toujours. S’ils considèrent, sans partialité, tout ce qui s’est passé depuis deux mois, ils trouveront quelque chose à blâmer dans leur conduite comme dans la mienne. Je présume que cet expédient vous paraîtra digne d’être tenté. Mais voici l’embarras ; si j’écris, mon impitoyable frère a ligué si fortement tout le monde contre moi, que ma lettre passera de main en main, jusqu’à ce qu’il ait endurci chacun à rejeter ma demande. Au contraire, s’il y avait quelque moyen d’engager mon oncle à s’intéresser pour moi comme de lui-même, j’aurais d’autant plus d’espérance, qu’il lui serait aisé de faire entrer dans mon parti ma mère et ma tante. Voici donc ce qui m’est venu à l’esprit. Supposons que M Hickman, dont l’excellent caractère s’est attiré la considération de tout le monde, cherchât l’occasion de rencontrer mon oncle, et que, sur la connaissance que vous lui auriez donnée de l’état des choses entre Lovelace et moi, il l’assurât, non-seulement de tout ce que vous savez en effet, mais encore que je n’ai pris aucun engagement qui puisse m’empêcher de me conduire par ses avis. Qu’en dites-vous, ma chère ? Je soumets tout à votre discrétion, c’est-à-dire, l’entreprise même, et la manière dont elle doit être menée. Si vous l’approuvez, et que mon oncle refuse de prêter l’oreille aux sollicitations de M Hickman, qui doivent venir comme de vous, par des raisons qui se présentent d’elles-mêmes, il faudra renoncer à toute espérance ; et dans la disposition où je suis, ma première démarche sera de me jeter sous la protection des tantes de M Lovelace. Ce serait une impiété d’adopter les vers suivans, parce que je paraîtrais rejeter sur les décrets de la providence, une faute qui n’est que trop réellement de moi. Mais une certaine conformité qu’ils ont en général avec ma triste situation, me les fait souvent rappeler : " c’est à vous, grands dieux ! Que j’appelle en dernier ressort. Ou justifiez ma vertu, ou faites connaître mes crimes. Si je mène une vie infortunée, marchant par des chemins que je m’efforcerais en vain d’éviter, imputez mes erreurs à vos propres décrets. Mes pieds sont coupables, mais j’ai le cœur innocent ".

Miss Clarisse apprend à miss Howe, sous une autre date, que M. Lottelace, s’apercevant de son inquiétude, lui a présenté M. llennell, parent de M. Fretchvill, et chargé du soin de toutes ses affaires ; un jeune officier, dit-elle fort sensé et fort poli. qui lui a fait une peinture de la maison et des meubles, telle que M. Lovelace la lui avait déjà faite, et qui lui a aussi parlé de la triste vie de M. Fretchvill. Elle raconte à miss Howe combien M. Lovelace a paru pressant pour engager M. Mennell à procurer la vue de la maison à sa femme : c’est le nom qu’illu1 donne toujours, dit-elle, lorsqu’il parle à elle devant quelqu’un. Elle ajoute que M. Mennell a offert de lui montrer tous les appartemens, l’après-midi même, à la réserve de celui où M. Fretchvill se trouverait à leur arrivée : mais qu’elle a jugé à propos de ne pas faire de nouvelle démarche, jusqu’à ce qu’elle sache ce que miss Howe pense du dessein de sonder son oncle, et même jusqu’à la réponse que Hickman pourra recevoir de lui.


M. Lovelace à M. Belfrod.