Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 191

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 102-103).


M Belford, à M Lovelace.

samedi, 20 mai. N’attends pas un mot de réponse aux misérables propos dont ta dernière lettre est remplie. J’abandonne ta charmante maîtresse à la protection des puissances qui ont la vertu des miracles, et à la force de son propre mérite. Je ne suis pas encore sans espérance dans l’une ou l’autre de ces deux ressources. Il faut te raconter, comme tu le désires, l’histoire du pauvre Belton ; d’autant plus volontiers, qu’elle m’a jeté dans une suite de réflexions sur notre vie passée, sur notre conduite présente, et sur nos vues pour l’avenir, qui peuvent nous être utiles à tous deux, si je puis donner quelque poids à mes idées. Le malheureux Belton m’est venu voir, jeudi dernier, dans la triste situation où je suis. Il a commencé par des plaintes de sa mauvaise santé, de l’abattement de ses esprits, de la toux qui le consume, et de son crachement de sang, qui ne fait qu’augmenter ; après quoi il est entré dans le récit de son infortune. L’aventure est détestable, et ne sert pas peu à l’augmentation de ses autres maux. On a su que sa thomasine, qui n’espérait pas moins que de finir par le mariage, avec un homme qu’elle feignait d’aimer à l’idolatrie, entretenait depuis long-temps un commerce secret avec un valet de son père, qui tient, comme tu sais, une hôtellerie à darking ; et qu’elle en a fait un homme du bel air aux dépens du pauvre Belton. Elle a ménagé cette intrigue avec beaucoup d’art. Notre ami, dans la confiance de son cœur, lui avait abandonné la clef de sa cassette, et le soin de rembourser une rente considérable sur la principale partie de son bien, dont il souhaitait ardemment d’être délivré. Elle n’a pu rendre compte de plusieurs grosses sommes qu’elle a reçues pour cet usage ; et n’ayant pas payé plus fidèlement la rente, elle l’expose aujourd’hui à perdre le fond, par les chicanes obstinées de ses créanciers. Comme elle passe depuis long-temps pour sa femme, il ne sait quel parti prendre à son égard, ni par rapport à deux petits enfans, pour lesquels il avait une si vive tendresse, en supposant qu’ils étoient à lui, mais auxquels il commence à douter s’il a quelque part.