Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 207

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 159-161).


M Lovelace, à M Belford.

au cocotier, samedi, 27 de mai. L’ipécacuanha est un remède extrêmement désagréable. Pourquoi ces maudits médecins ne peuvent-ils rien employer pour notre santé qui ne soit un vrai poison ? Il ne serait pas besoin d’autre punition dans l’autre monde, pour une vie mal employée, que de prendre leurs détestables drogues. Un médecin d’un côté, un apothicaire de l’autre, et la pauvre ame soumise à leurs ordonnances, je ne conçois pas de tourmens pires que cette situation. Il était question de me donner un air malade : je n’ai que trop réussi. Ayant pris assez d’ipécacuanha pour me causer de grands vomissemens, et n’ayant pas avalé assez d’eau pour m’en délivrer tout-à-fait, je me suis trouvé aussi-tôt l’air d’un homme qui aurait gardé le lit pendant quinze jours. Il ne faut pas badiner avec des armes tranchantes, me suis-je dit à moi-même au milieu de l’exercice, et bien moins avec celles de la médecine. J’ai passé deux heures dans les tranchées. J’avais défendu à Dorcas d’en rien dire à ma chère Clarisse, par un pur mouvement de tendresse ; mais bien aise aussi de lui faire connaître, lorsqu’elle apprendrait ma défense, que je m’attendais à lui voir de l’inquiétude pour ma situation. Il faudrait valoir bien peu pour s’abandonner soi-même, comme si l’on ne méritait l’attention de personne. Fort bien ; mais Dorcas est une femme. Elle peut dire tout bas à sa maîtresse le secret qu’elle a reçu ordre de garder. Viens ici, toi, fripone, ai-je dit à cette fille (malade, en attendant, comme un chien). Laisse-moi voir comment la douleur, mêlée avec la surprise, fait sur ton visage. Tu t’y prends mal. Cette mâchoire abattue, et cette bouche trop étendue en ovale, conviennent plus à l’horreur qu’à la pitié. Retranche-moi ce clignotement, ces minauderies dans ton odieux regard , comme tu sais que ma charmante l’a une fois nommé. Oui ; cela est beaucoup mieux ; fort bien : mais tiens la bouche un peu plus fermée. Tu as un ou deux muscles que tu ne saurais gouverner, en l’os de la joue et les lèvres. Bon. Pars à présent. Monte et descends l’escalier en t’agittant beaucoup. Porte quelque chose avec toi, rapporte-le, comme si tu l’avais été chercher, jusqu’à ce que ce mouvement extraordinaire t’ait mise hors d’haleine, et puisse donner à ta respiration l’air naturel des soupirs. Dorcas a commencé aussi-tôt la scène. Qu’y a-t-il donc, Dorcas ? Rien, madame. Ma charmante était étonnée sans doute de ne m’avoir pas vu le matin, mais trop dédaigneuse pour marquer son étonnement. Cependant, à force de répéter, qu’y a-t-il donc, qu’y a-t-il donc, pendant que Dorcas s’efforçait de monter et de descendre, elle a tiré de cette fille : ah ! Madame, mon maître, mon maître… quoi ? Comment ? Quand ? (entre deux parenthèses, je t’apprendrai, Belford, que les petits mots, dans la république des lettres, comme les petits hommes dans une nation, sont quelquefois ceux qui signifient le plus.) je ne dois pas vous le dire, madame, mon maître m’a défendu de vous le dire. Mais il est plus mal qu’il ne le pense. Il ne veut pas qu’on vous cause de l’épouvante. Ici, une vive inquiétude a pris possession de chaque trait du charmant visage. Elle s’est attendrie pour moi ! Sur mon ame ! Elle s’est attendrie ! Où est-il ? (trop empressée, comme tu vois, pour observer la décence des termes. Autre parenthèse, Belford. Ce qu’on appelle décence est si peu naturel, qu’il faut avoir l’esprit composé pour l’observer. La politesse n’habite point avec le trouble). Je ne puis m’arrêter pour répondre aux questions, a crié la soubrette, quoiqu’elle ne désirât rien tant que de répondre ; (troisième parenthèse ; comme les crieurs qui font des ventes publiques, et qui tournent le dos à ceux auxquels ils ont le plus d’envie de vendre). Cette précipitation n’a fait qu’augmenter celle de ma charmante. Au même moment, une des nymphes a dit en bas à sa compagne, d’un ton contraint, mais à la porte, et assez haut pour être entendue de ma déesse, qui prêtait l’oreille : mon dieu ! Ma chère, il faut avertir Madame Lovelace ; il y a sûrement du danger. à ces mots, l’adorable Clarisse s’est lancée après Dorcas : arrêtez… je veux savoir… ô madame ! Un vomissement de sang ! Un vaisseau rompu, j’en suis sûre ! Ma charmante n’a fait qu’un pas jusqu’à la chambre où j’étais ; et s’approchant de moi, les yeux pleins d’une tendre inquiétude ! Qu’avez-vous ? Comment vous trouvez-vous, M Lovelace ? " ô mon unique amour ! Fort bien, fort bien, ai-je répondu d’une voix languissante. Ce n’est rien, rien qui doive alarmer personne. Je serai mieux dans un instant ". Je n’avais pas besoin de me contrefaire, pour tromper ses yeux ; car je souffrais comme un damné, quoique je ne rendisse plus de sang. En un mot, Belford, je suis parvenu à mon point. Je vois que je suis aimé. Je vois que toutes les offenses sont oubliées. J’ai du crédit pour recommencer un nouveau compte. Miss Howe, je te défie, ma chère. Madame Townsend ! Qui êtes-vous toutes ensemble, pour lutter contre moi ? Tournez-moi le dos, avec votre contrebande. Qu’il n’y ait plus ici d’autres contrebandiers que moi-même, et que les plus exquises faveurs de ma charmante ne soient plus des richesses prohibées pour moi. Personne ne doute plus ici qu’elle ne m’aime. Les larmes lui sont venues aux yeux plus d’une fois, à la vue de ma situation. Elle a souffert que j’aie pris sa main, et que je l’aie baisée aussi souvent qu’il m’a plu. à l’occasion de quelques discours de Madame Sinclair, qui me reprochait de vivre trop renfermé, elle m’a pressé de prendre l’air ; mais elle m’a recommandé, dans les termes les plus obligeans, de prendre soin de moi. Elle m’a conseillé de voir un médecin. dieu, m’a-t-elle dit, a fait les médecins. Je ne suis pas de cet avis, Belford. Dieu assurément nous a fait tous : mais je crois que ma charmante a voulu dire la médecine, au lieu des médecins : alors sa pensée pourrait fort bien être entendue dans le sens de cette phrase vulgaire : dieu envoie les viandes, et le diable fait la cuisine . Je me suis trouvé bientôt rétabli, après avoir pris le styptique de ses chères mains. Lorsqu’elle m’a pressé de prendre l’air, je lui ai demandé, si elle me ferait l’honneur de monter en carrosse avec moi. Je voulais connaître, par sa réponse, si elle pensait à sortir dans mon absence. Elle m’a répondu que, si elle n’était persuadée qu’une chaise me convenait mieux après mon accident, elle m’aurait accompagné de tout son cœur. Est-ce là un divin compliment ? J’ai baisé encore une fois sa main. Je lui ai dit qu’elle était la bonté même : que je regrettais de ne l’avoir pas mérité mieux : mais que je ne voyais devant nous que des jours heureux : que sa présence et le généreux intérêt qu’elle avait pris à mon accident m’avoient rétabli tout d’un coup : que j’étais bien : que je ne sentais plus le moindre mal ; mais que, puisqu’elle était d’avis que je prisse un peu l’air, j’allais faire appeler une chaise. ô chère Clarisse ! Ai-je ajouté, quand cette indisposition me serait venue de mes derniers chagrins, et du regret que j’ai eu de vous avoir désobligée, tout serait compensé à l’infini par votre bonté. Tout le pouvoir de la médecine est dans un sourire de votre bouche, et dans un regard de vos yeux. Votre dernier mécontentement a fait ma seule maladie. Pendant ce tems-là, toutes les femmes de la maison levaient les yeux et les mains, pour remercier le ciel du miracle. Voyez la force de l’amour, disait l’une tout bas, mais d’un ton qui pouvait être entendu ; le charmant mari ! Disoit une autre ; et toutes ensemble, l’heureux couple ! Que ce concert d’éloges a paru flatter ma charmante ! Quelles étincelles j’ai vu sortir de ses yeux ! Qu’on ne dise pas que les louanges offensent la modestie. Elles échauffent, au contraire, un cœur qui se rend témoignage de son mérite. Elles en bannissent la défiance, en y ranimant le courage et la gaieté. à présent, Belford, crois-tu qu’une maladie ne mène à rien ? Cependant, je te déclare que j’ai trop d’expédiens agréables à mettre en œuvre, pour recommencer jamais l’expérience de ce maudit ipécacuanha.