Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 209

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 162-165).


M Lovelace, à M Belford.

samedi au soir. L’air m’a fait le mieux du monde. Il ne me reste rien de ma maladie. Avec un cœur tranquille, comment avoir mal à l’estomac ? Mais, en arrivant au logis, j’ai trouvé ma charmante fort alarmée d’un nouvel incident. On était venu s’informer de nous, et d’une manière fort suspecte. Ce n’était pas par nos noms, mais par la description de nos personnes, qu’on nous avait demandés : et le curieux étoit un domestique en livrée bleue, doublée et galonnée de jaune. Dorcas et la fille de cuisine, qu’il avait fait appeler à la porte, ayant refusé de répondre à ses questions s’il n’expliquait ses motifs, et par quel ordre il était si pressant, il avait répondu, aussi laconiquement qu’elles, que, si elles faisaient difficulté de s’expliquer avec lui, peut-être en feraient-elles moins avec une autre personne ; et là-dessus il s’était retiré de fort mauvaise humeur. Dorcas était montée brusquement chez sa maîtresse, qu’elle avait alarmée, non-seulement par le récit de l’événement, mais encore plus par ses propres conjectures, en ajoutant que c’était un homme de fort mauvaise mine, et qu’elle était sûre qu’il ne pouvait être venu avec de bonnes intentions. La livrée et les traits du domestique ont donné lieu à de grandes recherches, qui n’ont pas été moins détaillées que les informations. Mon dieu ! Mon dieu ! S’est écriée ma charmante ; les alarmes ne finiront donc pas ! Et son imagination lui a représenté tous les maux qu’elle peut redouter. Elle a souhaité que M Lovelace revînt promptement. M Lovelace est revenu, plein de vivacité, de reconnaissance, de respect et d’amour, pour remercier sa chère Clarisse, et la féliciter du miracle qu’elle avait opéré par une guérison si prompte. Elle lui a fait le récit de l’aventure, avec toutes ses circonstances. Dorcas, pour augmenter la frayeur de sa maîtresse, nous a dit que le domestique avait le visage brûlé du soleil, et paroissait être homme de mer. On a conclu que ce devait être le matelot du capitaine Singleton. La première scène à laquelle il fallait s’attendre, était de voir notre maison environnée de tout un équipage de vaisseau ; d’autant plus que, suivant une lettre de Miss Howe, le navire du capitaine n’était pas plus loin qu’à la pointe de rotherhith . Impossible, ai-je dit. Une entreprise de cette nature ne serait pas précédée d’une information si mal entendue. Pourquoi ne serait-ce pas plutôt un des gens de votre cousin Morden, qui venait vous apporter la nouvelle de son arrivée, et vous préparer à sa visite ? Cette explication a paru lui plaire. Ses craintes se sont dissipées. Elle a eu le temps de me féliciter sur le prompt rétablissement de ma santé ; ce qu’elle a fait de l’air le plus obligeant. Mais notre entretien n’avait pas été long, lorsque Dorcas est revenue nous dire, avec assez d’effroi, que le laquais, le même laquais étoit encore à la porte, et qu’il demandait si Monsieur et Madame Lovelace n’étoient pas logés dans cette maison. Il n’avait aucune mauvaise vue, avait-il dit à Dorcas. Mais cette observation même était une démonstration pour ma charmante que nous étions menacés de quelque grand mal. Comme Dorcas n’avait point fait de réponse, j’ai proposé de descendre moi-même, pour entendre de quoi il était question. Je vois, ai-je dit, vos craintes imaginaires et votre impatience, ma chere vie ; vous plaît-il de descendre avec moi ? Vous entrerez dans le parloir, d’où vous pourrez entendre, sans être vue, tout ce qui va se passer à la porte. Elle y a consenti. Nous sommes descendus. Dorcas a fait avancer le domestique. Je lui ai demandé ce qu’il désirait, et ce qu’il avait à dire à Monsieur ou à Madame Lovelace. Après quantité de révérences, je suis sûr, m’a-t-il dit, que j’ai l’honneur de parler à M Lovelace même. Ce que j’ai à demander, monsieur, c’est, si vous demeurez ici, et si l’on peut vous y parler, ou si vous y êtes du moins pour quelque tems ? De quelle part, mon enfant ? De la part d’un gentilhomme qui m’a donné ordre de répondre uniquement à cette demande, qu’il est ami de M Jules Harlove, oncle aîné de Madame Lovelace. La chère personne a pensé s’évanouir à ce nom. Elle s’est procurée depuis peu des sels ; elle les a tirés aussi-tôt. Dites-moi, mon ami, connaissez-vous le colonel Morden ? Non, monsieur ; je n’ai jamais entendu ce nom-là. Ni le capitaine Singleton ? Non, monsieur. Mais mon maître est aussi capitaine. Comment se nomme-t-il ? Je ne sais point si je dois le dire. Il ne saurait y avoir de mal, à me dire son nom, si vous venez avec des vues honnêtes. Très-honnêtes, monsieur ; car mon maître me l’a dit ; et sur la surface de la terre, il n’y a pas de plus honnête gentilhomme que mon maître. Son nom, monsieur, est le capitaine Tomlinson . Je ne connais pas ce nom-là. C’est ce que je m’imagine, monsieur. Il m’a dit qu’il n’avait pas l’honneur d’être connu de vous ; mais que, malgré cela, sa visite ne vous serait pas désagréable. Ici, faisant deux pas pour m’approcher du parloir : connaissez-vous, ma très-chère vie, un capitaine Tomlinson, ami de votre oncle ? Non, a répondu ma charmante ; mais mon oncle peut bien avoir des amis que je ne connaisse pas : et paroissant tremblante, elle m’a demandé si j’avais bonne opinion de cette aventure. Il fallait achever avec le messager. Si votre maître, lui ai-je dit, a quelque chose à démêler avec M Lovelace, vous pouvez l’assurer que M Lovelace est ici, et se trouvera volontiers au rendez-vous qui lui sera marqué. La chère personne a paru craindre que, pour ma propre sûreté, je ne me fusse engagé trop légèrement. Le messager est parti ; tandis que, pour prévenir l’étonnement de ma belle, j’ai feint de m’étonner que le capitaine Tomlinson, qui avait de justes raisons de me croire au logis, n’eût pas écrit deux mots en y envoyant pour la seconde fois. En même tems, dans la crainte que ce ne fût quelque invention de James Harlove, qui aime les complots, ai-je remarqué, quoiqu’il n’y ait pas la tête fort propre, j’ai donné quelques instructions préliminaires aux femmes et aux domestiques de la maison ; après avoir eu soin, pour rendre la scène plus éclatante, de faire assembler tout le monde : et ma charmante a pris la résolution de ne pas sortir jusqu’à ce qu’elle ait vu la fin de cette affaire.

Je suis obligé de finir ici, quoiqu’au milieu d’une narration si intéressante. J’ajoute seulement que le pauvre Belton a besoin de toi ; car, pour tout au monde, je n’ose m’écarter. Mowbray et Tourville se tourmentent beaucoup ; comme des vagabonds sans chef, sans mains et sans ame, depuis qu’ils n’ont plus ni toi ni moi pour les conduire. Apprends-moi comment se porte ton oncle.