Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 227

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 237-240).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

jeudi au soir, 8 de juin. Après ma dernière lettre, qui vous a paru si remplie d’espérance, celle-ci vous causera beaucoup d’étonnement. ô ma chère amie ! Lovelace s’est fait connaître enfin pour un malhonnête homme. C’est avec la dernière difficulté que je me suis garantie de ses insultes, la nuit dernière. Il n’a pas laissé de m’arracher une promesse de pardon, et celle de le voir le jour suivant, comme s’il n’était rien arrivé d’offensant pour moi : mais, à moins que de m’être trouvée dans l’impossibilité absolue de fuir un misérable que je soupçonne d’avoir mis exprès le feu à la maison, pour me faire tomber presque nue dans ses bras, comment aurais-je pu consentir à le voir après cette fatale aventure ? Je suis échappée à son infame complot ; grâces au ciel ! Je suis échappée ! Il ne me reste plus d’autre sujet de peine, que d’avoir perdu la seule espérance qui pouvait me rendre un tel mari supportable ; celle de ma réconciliation avec ma famille, dont mon oncle s’est chargé de si bonne grâce. Tous mes désirs se bornent présentement à trouver quelque famille honorable, ou quelque personne de mon sexe, qui soit obligée de passer la mer, ou qui aille s’établir dans un pays étranger : peu m’importe lequel. Je choisirais, si j’en avais la liberté, quelqu’une de nos colonies d’Amérique, pour être à jamais oubliée de mes parens, que j’ai si mortellement offensés. Que votre cœur généreux ne soit pas trop attendri de cette résolution. Si je puis échapper à la plus terrible partie de la malédiction de mon père (car celle qui regarde cette vie est déjà remplie si cruellement, qu’elle me fait trembler pour l’autre), je regarderai la perte de ma fortune temporelle comme une heureuse composition. Il n’est pas besoin non plus que vous me renouveliez les offres sur lesquelles votre bonté vous a fait insister tant de fois. J’ai mes bagues et d’autres effets de quelque prix, qui m’ont été envoyés avec mes habits, et qui, étant changés en argent, pourront fournir à tous mes besoins, jusqu’à ce que la providence m’ouvre quelque voie de m’occuper utilement ; du moins, si, pour augmenter ma punition, la vie m’est prolongée plus long-temps que je ne le désire. N’attribuez pas ce plan, ma chère amie, à l’abattement de mon courage, ni à ce tour d’imagination romanesque dont nous avons souvent observé les effets sur les jeunes personnes de notre sexe. Considérez ma triste situation, dans le jour sous lequel il me semble qu’elle doit être envisagée par tous ceux qui en seront informés. Premièrement, l’homme qui a l’audace de s’attribuer des droits sur moi, va s’efforcer de me suivre à la trace, et me chercher comme un meuble égaré. Qui sait s’il n’exercera pas impunément ses violences ? Je n’ai personne dont la protection puisse me mettre à couvert. En second lieu, ma terre, cette terre qui excite tant de jalousie, et qui est l’origine de toutes mes infortunes, ne sera jamais à moi, s’il faut avoir recours, pour l’obtenir, aux voies communes de la justice. Quel avantage me reviendra-t-il de pouvoir me vanter que j’ai plus de bien que je n’en désire, ou que je n’en puis employer ? La seule grâce que je demanderai quelque jour à mon père, sera d’assurer, sur mon revenu, une petite pension à ma chère Madame Norton, pour lui faire passer doucement le reste de ses jours ; et de distribuer tous les ans une autre petite somme en aumônes, dans l’unique vue que ceux qui auraient eu droit à mes bienfaits, se ressentent le moins qu’il me sera possible des conséquences de ma faute. Ce devoir une fois rempli, que le ciel bénisse ma famille, et qu’elle jouisse tranquillement du reste ! Vous expliquerai-je d’autres raisons qui m’attachent à la résolution dont j’ai parlé ? Le cruel personnage sait que je n’ai pas au monde d’autre ami que vous. Quand vous trouveriez le moyen de me procurer quelque retraite obscure dans votre voisinage, il ne faut pas douter que ses recherches ne tournent d’abord de ce côté-là ; et vous vous trouveriez alors exposée à de nouveaux embarras, plus fâcheux encore que tous ceux dans lesquels j’ai déjà eu le malheur de vous engager. Je n’ai pas de protection à me promettre de M Morden, quand son retour serait aussi peu éloigné que je me l’imagine. La lettre que j’ai reçue de lui ne doit laisser aucun doute que mon frère ne l’ait engagé dans son parti. D’ailleurs, je ne voudrais pas exposer un homme si estimable au danger qui le menacerait de la part d’un furieux. En partant de ces principes, quel meilleur parti pour moi, que de passer dans quelqu’une de nos colonies, d’où je ne donnerai de mes nouvelles qu’à vous ; avec la restriction de ne vous en donner à vous-même, qu’après m’être fixée dans quelque situation qui convienne à ma fortune et à mes vues ; car ce n’est pas une petite partie de mon chagrin, que le blâme de mes fautes puisse réjaillir sur vous, ma très-chère amie ; hélas ! Sur vous, à qui je me flattais autrefois de causer plus de satisfaction que de peine. Je suis actuellement dans le village d’Hamstead, chez une femme qui se nomme Madame Moore . Mon cœur ne m’a rien promis d’heureux dans ce lieu, parce que j’y suis venue plus d’une fois avec mon persécuteur : mais la voiture publique s’est présentée si à propos vers la barrière d’Holborn, que je n’ai rien eu de mieux à choisir. Je ne m’y arrête néanmoins que pour me donner le temps de recevoir votre réponse. Marquez-moi, je vous prie, si, par le secours de Madame Towsend, je puis espérer de me cacher à toute la terre, pendant la première chaleur des recherches dont je me crois menacée : heureuse, si j’avais eu plutôt recours à son assistance ! Je me figure que Depfort est un lieu assez favorable pour mes autres vues. Il me sera facile d’y être informée des passages, et de me rendre à bord sans aucun danger. Alors j’apporterai tous mes soins à tirer parti de mon sort. Joignez-vous à moi, ma chère, ma seule amie, pour supplier le ciel que mon châtiment soit borné à cette vie, et à mes afflictions présentes. Cette lettre servira d’explication à quelques lignes que vous devez avoir reçues de moi par la voie de Wilson, et que je n’ai fait porter chez lui que par feinte, dans la vue d’éloigner un valet qu’on n’avait aparemment laissé près de moi que pour m’observer. Il est revenu si vîte, que j’ai été forcée d’écrire un autre billet, que je lui ai donné ordre de porter à son maître, dans la même vue ; et ce second expédient m’a réussi. J’avais écrit, dès le matin, une lettre fort amère au misérable ; et l’ayant laissée dans un lieu facile à découvrir, je suppose qu’elle est à présent entre ses mains. Je n’en ai pas gardé la copie ; mais il me sera aisé de m’en rappeler la substance, lorsque je serai assez libre pour vous faire le récit de toute l’aventure. Je suis sûre que vous approuvez ma fuite ; d’autant plus que les femmes de cette maison doivent être des créatures fort méprisables. Elles m’ont entendu crier au secours ; je ne puis douter qu’elles ne m’aient entendue. Si le feu n’avait pas été un artifice concerté, quoique le matin j’aie affecté de le croire réel, pour leur ôter toute défiance, elles n’auraient pas été moins alarmées que moi. Elles seraient venues pour me rassurer, supposé que la cause de mes cris eût été la crainte du feu, ou pour me secourir dans tout autre danger. Cette infame Dorcas prit la fuite, aussitôt qu’elle vit son coupable maître passer les bras autour de moi. Bon dieu ! Ma chère, je n’avais que mes mules et un simple jupon. L’effroi m’avait fait sauter de mon lit, comme si j’eusse été menacée d’être réduite en cendres au même moment. Dorcas me quitter dans cet état ! Ne pas revenir, elle ni les autres ! Cependant j’entendis des voix de femmes dans une chambre voisine ; c’est de quoi je suis très-sûre ; et ce qui me paroît une preuve évidente de quelque complot. Dieu soit loué ! Je suis hors de cette maison ! Mais je ne suis pas hors de crainte. J’ai peine encore à me croire en sûreté. Chaque homme bien mis que j’aperçois de mes fenêtres, à cheval ou à pied, je le prends pour mon cruel persécuteur. Vous vous hâterez, sans doute, de me faire quelques mots de réponse. Je me procurerai, le plutôt qu’il me sera possible, un homme à cheval, pour vous porter ma lettre. Il n’y a pas d’apparence que vous puissiez me répondre par la même voie, puisque vous serez obligée de voir auparavant Madame Towsend. Cependant j’attendrai de vos nouvelles avec une extrême impatience. Songez que je n’ai point d’autre ami que vous ; qu’étrangère comme je suis dans ce canton, je ne sais de quel côté tourner, ni quel lieu je dois choisir, ni à quelle résolution je dois m’arrêter. Connoissez-vous rien de si terrible ? Madame Moore, chez laquelle je suis, est une veuve de fort bonne réputation. Du moins c’est le témoignage qu’on m’en a rendu dans une boutique voisine, où j’ai acheté un mouchoir, pour avoir occasion de m’informer de son caractère. Je ne mettrai pas le pied hors de sa maison, jusqu’à ce que j’aie reçu votre réponse. Dans la vue de me dérober plus sûrement, j’ai feint, en descendant du coche, d’attendre une chaise que j’espérais de rencontrer en chemin, pour me rendre à Hendon, petit village peu éloigné de Hamstead ; et prenant en effet cette route, je me suis promenée quelque tems sur la hauteur, sans savoir d’abord à quoi me déterminer, mais ensuite dans le dessein de m’assurer que je n’étais pas observée, avant que de me hasarder à chercher un logement. Vous aurez la bonté, ma chère, de m’adresser votre lettre sous le nom de Miss Henriette Lucas. Si je ne m’étais pas échappée avec tant de bonheur, j’étais résolue de recommencer plusieurs fois mon entreprise. Le monstre m’avait écrit qu’il devait sortir pour aller à l’officialité ; car, malgré la promesse qu’il m’avait arrachée, je refusais constamment de le voir. Après une faute capitale, qu’il est difficile, ma chère, d’en éviter un grand nombre d’autres, qui viennent comme nécessairement à la suite ! La crainte de manquer de succès dans mon premier effort, m’avait fait prendre le parti de lui déclarer que je ne jetterais pas les yeux sur lui de toute une semaine, pour me procurer le tems de tenter mon dessein par différentes voies. Si j’avais été trop observée, j’aurais pris le parti, après l’exemple que j’avais eu de son intelligence avec les femmes de la maison, de descendre brusquement, de sortir dans la rue, et de me jeter dans la première maison que j’aurais trouvée ouverte, pour y demander la protection des premières personnes qui se seraient présentées. Quel nom donnerez-vous à des femmes qui ont été capables d’abandonner une malheureuse personne de leur sexe dans une telle situation ? D’ailleurs, je leur ai trouvé l’air si coupable, la contenance si embarrassée, lorsque j’ai consenti à les voir, tant d’empressement à me faire monter au second étage, pour me convaincre, par la vue des rideaux et du lambris brûlé, que l’incendie avait été réel, qu’en feignant de croire tout ce qu’elles s’efforçaient de me persuader, je me confirmais dans la résolution de fuir, à toutes sortes de risques. En prenant la plume, je m’étais proposé de vous faire une lettre très-courte. Mais, quelque sujet que je traite, je suis embarrassée à finir, lorsque c’est à vous que j’écris. Ce sujet de reproche n’est pas nouveau. Ainsi, n’attribuez pas uniquement ma longueur à l’embarras d’une malheureuse situation ; quoique mes peines soient capables d’occuper entièrement toutes les facultés de mon ame.