Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 228

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 240-245).


M Lovelace, à M Belford.

vendredi, à deux heures du matin. Victoire ! Triomphe ! Aides-moi, Belford, à chanter victoire et triomphe. Quel heureux homme que ton ami ! Sotte petite novice, de se faire entendre, en donnant ses ordres au cocher, et de choisir Hamstead pour retraite, entre tous les villages voisins de Londres, un lieu où je l’ai menée plusieurs fois ! Il me semble que j’ai quelque regret de lui voir si peu d’habileté. Je commence à craindre qu’il ne me soit trop facile de la retrouver. Que n’a-t-elle su combien la difficulté relève pour moi le prix des choses ? Avec la moindre envie de m’obliger, elle ne se serait point arrêtée si près de Londres. Après ces chants de joie, tu me demanderas si j’ai déjà fait rentrer ma charmante sous le joug. Non, Belford. Mais savoir où elle est, c’est à peu près comme si je l’avais en mon pouvoir. C’est un plaisir délicieux pour moi, de me représenter sa surprise et son effroi, lorsqu’elle me verra sortir de terre devant elle. Quel air coupable elle va prendre, à la vue d’un amant outragé, d’un mari reconnu, qu’elle n’a pu quitter sans la plus noire félonie ! Compte que mon attentat nocturne est plus qu’effacé. Mais tu dois être impatient d’apprendre comment je suis parvenu à la découvrir. Lis la lettre que tu trouveras jointe à celle-ci. Si tu te souviens des instructions que j’ai données de temps en temps à mon valet, dans la crainte du malheur qui m’est arrivé, elle t’apprendra tout ce que je dois attendre de sa diligence et de ses soins, s’il pense à reparoître jamais aux yeux d’un maître irrité. Il n’y a pas une demi-heure que je l’ai reçue. J’allais me mettre au lit, tout vêtu ; mais elle a reveillé si vivement mes esprits, que la nuit ne m’a point empêché d’envoyer sur le champ des ordres à Blunt , pour avoir un carrosse à la pointe du jour : et ne sachant que faire de moi, non-seulement j’ai pris la plume pour t’écrire dans la joie de mon cœur ; mais j’ai médité sur la conduite que j’ai à tenir, lorsque je me présenterai devant ma charmante ; car je prévois toute la peine que j’aurai à combattre sa mauvaise humeur. Monsieur, mon très-honoré maître. Celle-ci est pour vous certifier que je suis à Hamstead, où j’ai trouvé madame logée chez la veuve Moore. J’ai pris de si bonnes mesures, qu’elle ne peut faire un pas dont je ne sois informé. Je n’aurais jamais osé regarder mon maître entre deux yeux, si j’avais manqué la trace, après avoir eu le malheur de perdre madame pendant mon absence, qui n’avait pas duré néanmoins plus d’un quart-d’heure. Comme je suis certain que cette nouvelle vous fera beaucoup de plaisir, j’ai promis cinq schellings au porteur. Il n’a pas voulu partir à moins, parce qu’il est près de minuit ; et quoiqu’il me reste une bonne partie de votre argent entre les mains, je n’ai pas jugé à propos de le payer d’avance, pour être plus sûr de sa fidélité. Ainsi, monsieur aura la bonté de le satisfaire. Madame n’a aucune connaissance de ce qui se passe autour d’elle. Mais j’ai cru devoir faire la garde ici moi-même, parce qu’elle n’a pris son logement que pour quelques nuits. Si monsieur vient demain, il me trouvera, pendant tout le jour, près de la grande boutique du mercier qui n’est pas loin du logement de madame. J’ai emprunté un habit d’une couleur différente du mien, et j’ai pris une perruque noire ; de sorte que madame ne me reconnaîtrait pas, quand le hasard ferait tomber ses yeux sur moi. Mais, pour me déguiser encore mieux, je me plains d’un mal de dents, qui m’oblige de tenir mon mouchoir à la bouche ; et ce n’est pas blesser beaucoup la vérité ; car il me reste encore de la douleur de cette dent que monsieur se souvient de m’avoir cassée d’un coup de poing. Les incluses sont deux lettres que madame m’avait ordonné de porter, avant qu’elle eût quitté la maison ; l’une, chez M Wilson, pour Miss Howe ; l’autre, pour monsieur. Mais je savais que monsieur n’était pas dans le lieu où la sienne était adressée ; et la crainte de ce qui est arrivé, m’a fait prendre le parti de la garder. J’ai fait croire à madame que j’avais porté celle de Miss Howe chez M Wilson, et que je n’y avais rien trouvé pour elle, comme elle désirait de le savoir. Sur quoi je prends la liberté de me dire, monsieur et très-honoré maître, votre très-humble, etc. Will Sommers. Tu vois que ce coquin ne manque pas d’intelligence. Il est clair que les deux lettres qu’il appelle incluses, n’ont été écrites que pour l’écarter ; et celle qui m’est adressée, pour me donner le change à moi-même. Voici le billet à Miss Howe, qui ne contient que trois lignes. Jeudi, 8 de juin. Je ne vous écris, ma chère Miss Howe, que pour tenter si le passage est ouvert à mes lettres. Vous en recevrez bientôt une fort longue, si je ne suis pas misérablement prévenue. Hélas ! Hélas ! Cl Harlove. Crois-tu, Belford, que cette ruse ne justifie pas les miennes ? N’est-ce pas usurper mes droits ? Et n’en sommes-nous pas venus, par degrés, à voir qui des deux sera le plus habile à tromper l’autre ? Grâces à mon étoile, il me semble qu’à présent nous n’avons rien à nous reprocher sur ce point, et tu te figures bien que ma conscience en est fort soulagée. Voici la seconde des incluses de Will. Jeudi, 8 de juin. Ne me donnez pas sujet, M Lovelace, de craindre les suites de votre retour, si vous ne voulez pas que je vous haïsse toute ma vie. écrivez-moi deux mots par le porteur, pour m’assurer que d’une semaine entière vous n’entreprendrez point de me voir. Je ne pourrais vous regarder en face, sans un mêlange égal de honte et d’indignation. La grâce que je vous demande, de m’obliger sur ce point, ne sera point une expiation fort pénible de l’infame traitement que j’ai reçu de vous cette nuit. Vous pouvez prendre ce temps pour faire un voyage chez votre oncle ; et je ne doute pas que, si les dames de votre famille sont aussi bien disposées pour moi que vous m’en avez assurée, vous ne puissiez en engager du moins une à m’honorer de sa compagnie. Après la conduite que vous avez tenue avec moi, vous ne serez pas surpris que j’exige cette preuve de votre honneur pour l’avenir. Si le capitaine Tomlinson vient dans l’intervalle, je puis l’entendre, et vous écrire ce qu’il m’aura communiqué. Mais si vous me voyez avant la fin de la semaine, vous n’en aurez l’obligation qu’à quelque nouvelle violence, dont vous ne considérez pas les suites. Accordez-moi donc les deux mots que je vous demande, du moins si vous souhaitez que je confirme le pardon que vous m’avez arraché. Cl Harlove. Parlons de bonne foi, Belford. Que peux-tu dire, à présent, en faveur de cette chère fripone ? Il paraît qu’elle était pleinement déterminée à la fuite, lorsqu’elle m’écrivait dans ces termes. Elle voulait par conséquent m’armer contre moi-même, en me pressant de lui accorder une semaine, dont elle croyait avoir besoin ; et plus méchamment encore, elle voulait me charger de la folle commission d’amener à Londres une de mes cousines, pour nous donner la satisfaction d’apprendre à notre arrivée son évasion et ma honte éternelle. Crois-tu qu’il y ait quelque punitn assez sévère pour ce noir petit démon ? Mais observe, je te prie, quel air plausible elle donne, par ce billet, à la résolution de ne me pas voir d’une semaine, supposé qu’elle ne trouvât pas plutôt l’occasion de s’évader. Vois comment la provision d’eau et de biscuits se trouve expliquée ; tout puérile que nous a paru cet expédient. Le carrosse ne paraît point encore ; et quand il serait arrivé, je m’aperçois qu’il n’est pas jour, et qu’il est trop tôt pour tout, excepté pour mon impatience. Comme j’ai déjà pris mes mesures, et que je ne puis m’occuper que de mon triomphe, je vais relire sa violente lettre, pour me fortifier dans mes résolutions. Jusqu’à présent, mes idées ont été si noires, que je n’ai pas voulu m’arrêter trop à ce qui n’était capable que d’en augmenter le trouble. Mais, depuis que la perspective est changée, mon imagination plus gaie peut y répandre un peu d’agrément. Lorsque j’aurai tiré de ma charmante l’explication de quelques endroits de sa lettre, et que je lui en aurai fait expier d’autres, je te promets une copie de ce curieux ouvrage. Il suffit à présent de te dire, en premier lieu, qu’elle est déterminée à n’être jamais ma femme . Assurément, Belford, la violence ne doit avoir aucune part aux cas de cette importance. C’est le crime de ses parens ; et je les ai trop condamnés, pour être capable de mériter le même reproche. Je suis bien aise de connaître ses intentions sur un point si essentiel. je l’ai perdue d’honneur, dit-elle. C’est un mensonge grossier, dans le sens même qu’elle le prend. Si j’avais fait ce qu’elle dit, peut-être n’aurait-elle pas pris la fuite. elle se voit jetée dans le vaste espace du monde.

je conviens que la vaste colline d’Hamstead lui offre des perspectives assez étendues ; mais ce n’est pas non plus le vaste espace du monde. D’ailleurs, si c’est le sujet de ses plaintes, j’espère de la faire bientôt rentrer dans des bornes plus étroites. je suis, tout-à-la-fois, l’ennemi de son ame et de son honneur. maudit excès de sévérité, qui n’est, après tout, qu’un nouveau mensonge ! La vérité est que j’aime fort son ame ; mais que, dans cette occasion, je n’y pense pas plus qu’à la mienne. la voilà réduite à chercher des secours étrangers.

n’est-ce pas sa faute ? Rien n’est assurément plus contraire à mes désirs. elle se voit tombée, de l’indépendance, dans un état de contrainte et d’obligation. jamais elle n’a connu l’indépendance ; et c’est un état qui ne convient à aucune femme, de quelque âge et de quelque condition qu’on la suppose. à l’égard de celui d’ obligation , qu’on me nomme quelqu’un parmi les vivans, qui n’y soit point assujetti. Les obligations mutuelles sont l’essence et comme l’ame de la société. Pourquoi serait-elle dispensée de cet aimable joug ? Celui dont elle fait aujourd’hui l’objet de sa fureur, ne souhaite pas d’en être exempt. Il a dépendu

long-temps d’elle. Toute sa joie serait de lui avoir plus d’obligation qu’il ne peut s’en vanter jusqu’à présent. Elle parle de l’imprécation de son père . N’ai-je pas rendu cent fois le change à ce vieux tyran ? D’ailleurs, pourquoi fait-elle tomber sur moi les fautes d’autrui ? N’ai-je pas assez des miennes ? Mais je commence à découvrir les premiers rayons du jour. Reprenons en deux mots : la lettre de cette chère personne est un recueil d’invectives qui ne sont pas nouvelles pour moi, quoique l’occasion de les employer puisse l’être pour elle. J’y remarque un peu de contradiction romanesque. Elle aime ; elle hait ; elle m’encourage à pousser mon entreprise, en me faisant remarquer que j’en ai le pouvoir ; tandis qu’elle me supplie de n’en point user. Elle appréhende l’indigence, et n’en est pas moins résolue d’abandonner sa terre ; en faveur de qui ? De ceux qui ont causé toutes ses disgrâces. Enfin, quoiqu’elle ne veuille jamais être à moi, elle a quelque regret de me quitter, parce qu’elle voit des apparences d’ouverture pour se réconcilier avec ses amis. Mais jamais l’aurore ne fut si paresseuse. Le carrosse se fait attendre aussi. Un gentilhomme qui demande à me voir, Dorcas ? Eh ! Qui peut avoir besoin de moi si matin. M Tomlinson, dis-tu ? Assurément cet homme-là doit avoir marché toute la nuit. Mais comment a-t-il pu se promettre de me trouver déjà levé ? N’importe. Que le carrosse arrive seulement. Le capitaine, qui est la bonté même, ne fera pas difficulté de m’accompagner jusqu’au bas de la colline, quand il devrait être obligé de revenir à pied. Ainsi, sans perdre un moment, je pourrai l’entendre, et lui expliquer mes idées. Fort bien, je commence à croire que cette fuite rebelle pourra tourner à mon avantage ; comme les révoltes, dans un état, tournent presque toujours au profit du souverain. Cher capitaine ! Quelle joie j’ai de vous voir ! Vous ne pouviez arriver plus à propos ! " voyez, voyez l’aurore qui vient ouvrir la porte du jour avec ses doigts de rose, et la nuit qui se dérobe à l’approche du père de la lumière ". Pardon, monsieur, si je vous salue en style poétique. Celui qui se lève avec l’alouette, chantera comme elle. Que d’étranges nouvelles, capitaine, depuis que je ne vous ai vu ! Imprudente Clarisse ! Mais je vous connais trop de bonté pour révéler à M Jules Harlove les erreurs de cette beauté capricieuse ! Elles peuvent se réparer. Il faut que vous preniez la peine de m’accompagner une partie du chemin. Je sais que votre plus grande satisfaction est de concilier les différens. C’est l’office de la prudence, de remédier aux témérités de l’imprudence et de la folie. Mais le repos et le silence règnent encore autour de moi… qu’entends-je ? C’est le bruit d’un carrosse qui retentit dans l’éloignement. Je pars. Je vais revoir ma charmante, mon ange, mon idole ! Dieu d’amour ! Ah ! C’est de ta gloire qu’il est question. Récompense, comme tu le dois, mes peines et ma constance. Seconde mes efforts, pour ramener sous ton empire cette charmante fugitive. Fais-lui reconnaître sa témérité ! Qu’elle se repente de ses insultes ; qu’elle implore ma bonté ; qu’elle me demande de la recevoir en grâce, et d’ensévelir dans l’oubli l’odieux souvenir de ses offenses contre toi, son maître et le mien ; contre moi, le plus fidèle et le plus volontaire des esclaves. Enfin, le carrosse est à la porte… je suis à vous. J’y vole… passez, cher capitaine ; je vous suis… de grâce, abrégeons les civilités. Que dis-tu, Belford, de ce prologue, et de toutes les extravagances de ma joie ? Enfin,

paré comme un jour de noce, le cœur enflé de désir et d’espérance, suivi d’un laquais que ma belle n’a jamais vu, je pars pour Hamstead, et je m’y crois déjà.