Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 258

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 354-358).


M Lovelace, au même.

dimanche au soir. Ne me blâme de ta vie, pour avoir employé un peu d’art avec cette admirable fille. Tous les princes de l’air et ceux d’en bas, joints à Lovelace, ne l’auraient jamais vaincue pendant qu’elle aurait eu l’usage de ses sens. Je n’anticiperai sur mon récit, que pour te dire qu’étant trop éveillé par l’entretien dont je sors avec elle, pour espérer de dormir quand je me mettrais au lit, je n’ai rien de mieux à faire que de te rendre compte de cette bizarre conversation, pendant que j’en suis si fortement rempli, qu’il m’est impossible de m’occuper d’une autre idée. Elle était en robe de chambre de damas blanc, un peu moins négligemment que ces derniers jours. J’étais assis, ma plume entre mes doigts. Je me suis levé, en l’appercevant, avec autant de complaisance que si les dés étoient encore pour elle ; et réellement il n’y a rien de changé à son désavantage. Elle est entrée avec un air de dignité dans toute sa figure, qui lui a donné tout d’un coup de l’ascendant sur moi, et qui m’a préparé au pitoyable rôle que j’ai fait dans la suite de cette conférence. pitoyable, en vérité. Mais je veux lui rendre justice. Elle s’est avancée assez vîte, et fort près de moi, son mouchoir à la main, le regard, ni doux, ni fier, mais extrêmement grave, et le visage dans une tranquillité qui paroissait l’effet d’une profonde méditation. Elle m’a tenu aussi-tôt ce discours, d’un air ! Avec une action ! Non, je n’ai jamais rien vu d’égal. Vous voyez devant vous, monsieur, la misérable fille que vous avez récompensée comme elle le méritait, de la préférence qu’elle vous a donnée sur tout votre sexe. La malédiction de mon père est accomplie à la lettre, pour cette vie ; et ce n’est pas votre faute si la seconde moitié ne l’est pas encore par la perte de mon ame, comme la première par celle de mon honneur, que vous m’avez dérobé, lâche et infame que vous êtes ! Avec tant de bassesse et d’inhumanité, qu’il semble que le courage vous aurait manqué à vous-même dans cette barbare entreprise, si, pour premier sacrifice, vous ne m’aviez ôté l’usage des sens. Ici, j’ai fait un effort pour parler, en hésitant, et me tournant vers la table où j’ai posé ma plume. Mais elle a continué. écoute-moi jusqu’à la fin, malheureux scélérat ! Homme abandonné ! Homme, dis-je ; car quel autre nom puis-je te donner, lorsque les mortelles attaques des bêtes les plus féroces auraient été plus naturelles, et mille fois moins horribles que les tiennes. Ton cœur paraît trembler à présent. Ton cœur ! Le seul au monde qui soit capable de tant de lâches inventions et d’un excès si cruel. Tremble. Tu as raison de trembler, et d’hésiter comme tu fais, lorsque tu te représentes ce que j’ai souffert pour toi, et l’horrible prix que j’en ai reçu. Sur mon ame ! Belford, toutes mes facultés m’ont manqué. Non-seulement ses regards et son action, mais sa voix, si majestueuse, a porté le trouble jusqu’au fond de mon ame. D’un autre côté, ma maudite action, et son innocence, son mérite, son rang, la supériorité de ses perfections, se sont présentés à mon esprit avec des couleurs si formidables, que le compte imprévu auquel je me voyais appeler m’a paru ressembler à ce compte général dont on nous menace, où l’on dit que notre conscience sera la première à nous accuser. Elle avait eu le temps de rassembler toutes les forces de son éloquence. Sa tête, probablement, avait été tranquille pendant tout le jour. Et moi, je me trouvais d’autant plus déconcerté, que je m’étais attendu à la voir paraître avec un air de confusion. Mais je conçois que la force de son ressentiment avait élevé cette femme incomparable au-dessus de toutes les petites considérations. Ma chère… mon amour, ai-je dit enfin ; jamais, non jamais… je me sentais les lèvres tremblantes, et les jambes affoiblies. Ma voix était intérieure, foible ; mes paroles mal articulées. Jamais un coupable n’en eut plus visiblement l’apparence : tandis qu’étendant sa belle main, elle a repris avec toutes les grâces de l’éloquence la plus vive et la plus touchante. Je ne prétends tirer aucune gloire de la confusion où je te vois. J’ai employé tout le jour à demander au ciel que, si je ne pouvais m’échapper de cette vile maison, il me rendît capable de regarder encore une fois l’auteur de ma ruine avec la fermeté de l’innocence outragée. Je ne te reproche plus ton crime et mon malheur, parce qu’ils sont au-dessus de l’expression. Tu me vois assez calme pour souhaiter que la force continuelle de tes remords puisse te conduire au repentir ; afin que tu ne perdes pas tout droit à cette miséricorde que tu n’as pas eue pour l’infortunée que tu vois devant tes yeux ; et qui avait si bien mérité de trouver un ami fidèle où elle n’a trouvé que le plus cruel des ennemis. Mais apprends-moi ; car tu n’es pas sans doute à la fin de tes projets ; apprends-moi, puisque je suis prisonnière dans un lieu d’horreur, et que je n’ai pas un ami qui puisse me sauver, ce que tu prétends faire du reste d’une vie qui ne mérite plus d’être conservée. Dis-moi si tu me destines à beaucoup d’autres maux, et si, de concert avec le maître de l’enfer sous la forme de la maîtresse de cette maison, tu en veux à mon salut éternel, pour achever ton infame traité, en achevant d’accomplir l’imprécation de mon père. Réponds. Dis-moi, si tu as le courage de parler à celle dont tu causes la ruine, ce qui me reste à souffrir de ta barbarie. Elle s’est arrêtée ; et poussant un soupir, elle a tourné la tête, pour essuyer des larmes qu’elle s’efforçait en vain de retenir, et qu’elle ne pouvait plus cacher à ma vue. J’étais préparé, t’ai-je déjà dit, à l’emportement des plus violentes passions ; aux cris, aux menaces, aux injures, aux exécrations. Ces transports passagers, effet d’une douleur soudaine, et la honte, et la vengeance, nous auraient mis de pair ; et nous n’aurions rien dû l’un à l’autre. Encore une fois, je suis fait à ces orageuses douleurs ; et, comme rien de violent n’est durable, c’est ce que j’aurais souhaité dans les empressemens de mon cœur. Mais une fureur si majestueuse et si composée ! Me chercher, lorsqu’il paroissait clairement, par l’effort qu’elle avait fait pour s’échapper, qu’elle regardait comme un nouveau malheur de me voir ! Nulle idée de vengeance sur elle-même, à l’exemple de Lucrèce ! Plongée néanmoins dans un si profond désespoir, que suivant ses propres termes, le pouvoir lui manquait pour l’exprimer ! Et se trouver capable, après l’état d’où elle n’était sortie que le même jour, de me pousser aussi vivement que si quelque lumière d’en-haut lui avait révélé toutes mes vues ! Comment ne serais-je pas demeuré tout-à-fait interdit, et ne répondant, comme la première fois, que par des monosyllabes ou des phrases interrompues ? Cependant j’ai parlé de dédommagemens et de réparations. ô Belford ! Belford ! Quel est le vainqueur à présent ? Qui triomphe, d’elle ou de moi ? Des réparations ! M’a-t-elle répondu. Misérable ! Qui ne dois plus prétendre qu’à mon éternel mépris. Et levant les yeux au ciel ; ô dieu, juste et bon ! Auras-tu pitié d’une malheureuse dont la chûte est l’ouvrage d’une ame si basse ? Cependant, (en jetant sur moi un regard d’indignation) tout lâche, tout méprisable que tu es, je ne te hais pas autant que je me hais moi-même, pour n’avoir pas plutôt appris à te connaître, et pour avoir attendu de l’honnêteté, de la reconnaissance ou de l’humanité, d’un libertin, qui, pour faire gloire de cette indigne qualité, doit avoir foulé aux pieds tous les principes et tous les droits. Elle a prononcé alors, avec un soupir, le nom de son cousin Morden ; comme s’il lui était venu de sa part, quelques avis ou quelque exhortation qu’elle eût négligé : et s’avançant vers la fenêtre, elle s’est servie un moment de son mouchoir pour s’essuyer les yeux. Ensuite se tournant vers moi tout d’un coup, avec un mêlange de dédain et de majesté, (que n’aurais-je pas donné dans ce moment pour ne l’avoir jamais offensée ?) tu me proposes des réparations ! M’a-t-elle dit ; et de quelles réparations es-tu capable, pour toute personne sensée que tu auras l’insolence d’outrager ? Aussi-tôt, madame… aussi-tôt que votre oncle… ou sans attendre sa réponse… j’entends, je sais. Mais penses-tu que le mariage puisse réparer un crime tel que le tien ? Sans amis, sans fortune, telle que tu m’as rendue, je méprise trop le lâche qui a pu se dérober à lui-même la vertu de sa femme, pour te recevoir sous la qualité dont il semble que tu oses te flatter. Ce que je veux savoir, c’est si, dans un pays de liberté tel que celui-ci, où le souverain ne saurait être complice de votre lâcheté, et où vous n’auriez pas eu l’audace de la commettre, si j’avais eu la protection du moindre de mes parens ou de mes anciens amis, je dois être retenue dans une prison pour y souffrir de nouvelles injures ? En un mot, si vous prétendez m’arrêter ici, et m’empêcher de suivre le cours de ma destinée ? Après s’être arrêtée, et me voyant encore muet ; ne pouvez-vous répondre à une question si simple ? Je renonce à toute prétention sur vous ; je vous rends toutes vos promesses. Quel droit avez-vous de me retenir ici ? Il m’était impossible de parler. Que répondre à de telles questions ? ô misérable ! A-t-elle repris ; si je n’avais pas été privée de mes sens par la plus honteuse lâcheté, je n’aurais pas laissé passer une semaine, comme je m’aperçois qu’il s’en est passé une entière, sans vous déclarer, comme je le fais à ce moment, que l’infame qui m’a trahie avec cette bassesse, ne sera jamais mon mari. J’écrirai à mon oncle qu’il peut renoncer à ses obligeantes intentions en ma faveur ; que toutes mes espérances sont anéanties ; que je me regarde moi-même comme perdue pour ce monde. Mais ne m’empêchez pas de satisfaire le ciel, pour avoir continué ma correspondance avec vous malgré les avis et la défense de ceux à qui je devais de la soumission, et pour m’être exposée témérairement à vos lâches artifices. Laissez-moi le seul espoir qui me reste ; c’est toute la réparation que je vous demande. Ainsi répondez ; suis-je libre de disposer de moi-même ? Il a fallu répondre ; mais avec combien d’embarras et d’hésitation ! Mon très-cher amour ! Je suis confondu, absolument confondu de la seule pensée… de l’excès… où je me suis emporté. Je vois, j’éprouve, qu’il est impossible de résister à la force de vos discours. Dans toute ma vie, dans toutes mes lectures, je n’ai jamais vu de preuves si parfaites d’attachement à la vertu pour l’amour d’elle-même. Si vous pouvez faire grâce au repentir d’un misérable, qui implore votre bonté à genoux, (je me suis jeté ici à ses pieds, avec toute la vérité du sentiment que j’exprimais) je jure, par tout ce qu’il y a de saint et de juste, et puisse le tonnerre m’écraser devant vous, si je ne suis pas sincère ! Que demain, avant midi, sans attendre votre oncle ni personne, je vous rendrai toute la justice qui est en mon pouvoir. Vous me réglerez ensuite, vous me dirigerez par vos principes, jusqu’à ce que vous m’ayez rendu plus digne de vous que je ne le suis à présent ; et je n’aurai pas la présomption de toucher même à votre robe, avant le bonheur où j’aspire, de pouvoir vous nommer véritablement ma femme. Lâche trompeur ! S’est-elle écriée. Il existe, ce juste dieu que tu invoques ; et le tonnerre n’est pas descendu ! Et tu vis pour augmenter le nombre de tes parjures ! Ma très-chère vie… (en me levant ; car le tour de son exclamation m’avait fait croire qu’elle commençait à se ralentir : mais elle m’a interrompu). Si tes offenses, a-t-elle repris, ne passaient pas les bornes du pardon ; si c’était la première fois que tu eusses bravé le ciel en invoquant sa vengeance contre toi-même, ma situation désespérée pourrait m’engager à me soumettre au plus malheureux sort, avec un homme aussi méprisable que toi. Mais, après ce que j’ai souffert par ta lâche cruauté, je ne puis me lier avec toi sans crime. Encore une fois, je te demande si je suis libre. J’ai voulu parler de Miladi Lawrance, du capitaine Tomlinson et de son oncle. Elle a refusé de m’entendre. L’imposture, m’a-t-elle dit, éclatait dans mes yeux et dans ma bouche. Elle était convaincue que j’avais prostitué l’honneur de ma famille, en faisant prendre le nom de ma tante et de ma cousine à deux femmes qu’elle n’osait nommer. Le capitaine Tomlinson et M Mennel étoient vraisemblablement deux autres de mes complices. Mais qu’ils fussent des scélérats ou non, j’en étais un. Elle insistait sur la liberté de pouvoir disposer du reste de sa courte et malheureuse vie. Enfin elle ne me voyait qu’avec horreur, sous toutes sortes de titres, et particulièrement sous celui que j’osais lui proposer. Elle m’a quitté avec ce cruel adieu. Je t’avoue, Belford, que je suis demeuré confondu. Il faut que je te communique sérieusement une partie de mes réflexions. Je n’ai pas encore touché au grand article du commerce libre ; et la manière dont elle s’est expliquée sur son oncle, marque assez qu’elle ne prend point encore la médiation pour une chimère. Cependant elle soupçonne mes nouveaux projets, et je lui vois des doutes sur Mennel et Tomlinson. Je dis que si c’est d’elle-même qu’elle tire ses lumières, sa pénétration est merveilleuse ; mais que si c’est de quelque autre qu’elle, son incrédulité, et son aversion pour moi, n’ont rien de surprenant. Expliquons-nous sans détour. Il est impossible, Belford, que tu joues le double avec moi. Non, ton imbécille pitié pour une femme ne t’aura pas fait trahir un ami, qui s’est ouvert à toi avec si peu de réserve. Je ne puis te croire capable de cette bassesse. Cependant rassure-moi sur ce point. Je dois faire une maudite figure à ses yeux lorsque je prodigue les vœux et les sermens, comme je ne ferai pas scrupule de recommencer dans l’occasion, s’il est vrai qu’elle soit bien informée de ma perfidie. Je sais que, lorsqu’il s’agit de fermeté, tu ne me redoutes pas plus que je ne te crains ; et que, si tu étais coupable, tu dédaignerais un désaveu, lorsque je te presse de t’expliquer. Je suis tenté de m’arrêter ici. Oui : je ne t’écrirai plus, jusqu’à ce que j’aie reçu ta réponse. Lundi, à 3 heures du matin.