Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 259

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 358-361).


M Lovelace, au même.

lundi, 19 juin, à cinq heures du matin. Il faut que j’écrive ; je n’ai pas d’autre ressource contre le trouble de mon cœur ; et je ne puis me persuader que tu m’aies trahi. Que n’ai-je pas fait pour inviter le sommeil ? Il s’obstine à ne pas s’arrêter sur mes yeux. C’est à présent que je souhaiterais, du fond de l’ame, de n’avoir jamais connu cette charmante personne. Mais qui se serait imaginé qu’il y eût au monde une femme de ce caractère ? Pour tout ce que j’ai connu, entendu, lu de son sexe, la règle est vraie : une fois subjugué, c’est pour toujours. Les premiers efforts sont toujours les derniers ; ou du moins la résistance qui les suit devient si foible par dégrés, qu’un homme regretterait d’en trouver moins. Cependant que sais-je encore ? Il est à présent six heures : le soleil éclaire depuis long-temps tout ce qui est autour de moi ; car cet astre impartial luit sur la maison d’une Sinclair comme sur toutes les autres : mais sa lumière ne pénètre pas au fond de mon cœur. à la pointe du jour, je me suis approché de la porte de ma charmante ; j’ai jeté la vue sur le passage de la clé. Elle a déclaré à Dorcas qu’elle ne quitterait plus ses habits dans cette maison. Je l’ai vue dans un doux sommeil, qui servira sans doute à rafraîchir ses sens troublés, assise dans un fauteuil, son tablier sur le visage, une main qui soutenait sa tête, l’autre étendue sans mouvement sur son genou ; la moitié seulement d’un de ses pieds visible. Quelle différence entr’elle et moi ! Ai-je pensé. Elle dort tranquillement, elle qui a reçu l’injure, tandis que l’offenseur ne peut fermer les yeux, et s’est efforcé inutilement toute la nuit de dissiper son chagrin et de se fuir lui-même. J’espère néanmoins que je prendrai le dessus. Si je n’y parvenais pas, cette chère créature serait bien vengée : je serais le plus malheureux de tous les hommes. à six heures. Dorcas vient m’avertir que sa maîtresse se dispose ouvertement à partir. Je n’en doute pas. L’humeur où je te la représentais hier au soir en me quittant m’a préparé à cette entreprise. Qu’en dis-tu, Belford ? être haï, méprisé ! Mais si j’ai passé les bornes du pardon, à quoi tient-il ?… je m’abyme dans mes tristes réflexions. Elle me fait dire par Dorcas qu’elle demande un moment d’entretien dans la salle à manger, et, ce qui est assez bizarre, qu’elle souhaite que cette fille soit présente à notre conversation. Ce message me donne quelque espérance. à neuf heures. Damnable artifice ! Ruse ! Trahison ! Il ne s’en est rien fallu qu’elle ne m’ait glissé au travers des doigts. Elle n’avait pas d’autre vue dans son message que d’éloigner Dorcas, et de nettoyer la côte. Une douleur imaginaire suffit-elle donc pour la dispenser de ses principes ? Ne m’apprend-elle pas enfin qu’elle est aussi capable de tromper que moi ? Si nous occupions le premier corps de logis, et qu’il n’y eût point un passage pour arriver à la porte, elle m’échappait ; mais sa précipitation l’a trahie. Sally Martin, qui était dans un parloir du devant, frappée d’entendre une marche légère, et le frottement de quelque étoffe de soie contre le mur, a jeté les yeux dehors, et s’est avancée aussitôt entr’elle et la porte : " vous ne sortirez pas, madame ; permettez que je m’y oppose : vous ne devez pas penser à sortir. " de quel droit ? Comment osez-vous… car la chère personne prend quelquefois des airs impérieux. Sally s’est hâtée d’appeler sa tante. Aussitôt une demi-douzaine de voix se sont jointes à la sienne, pour me presser de descendre. Je m’occupais gravement à donner mes instructions à Dorcas, dans l’embarras où j’étais sur la matière d’une conversation dont elle devait être témoin. Les cris redoublés m’ont fait voler plutôt que descendre. J’ai vu la charmante Clarisse, l’aimable trompeuse , appuyée contre la cloison, son paquet à la main, (les femmes, Belford, ne sont jamais sans paquet dans leurs exécutions) et plus bas, à quelque distance, Polly, Horton, Mabel et Peter, deux domestiques du logis. La Sinclair et Sailly étoient entr’elle et la porte. Dans sa douce fureur, la chère ame répétait : je veux sortir ; personne ici n’a droit de m’arrêter : le supplice, la mort ne me feraient pas remonter. Aussitôt qu’elle m’a vu paraître, elle a fait un pas ou deux vers moi : Monsieur Lovelace, m’a-t-elle dit, je suis résolue de sortir. Est-ce de vous que ces femmes s’autorisent ? Quel est leur droit, quel est le vôtre pour m’arrêter ? Je lui ai demandé tendrement si c’était-là les préparatifs de l’entrevue qu’elle m’avait fait espérer, et s’il lui avait paru vraisemblable que je pusse consentir si facilement à la perdre. Dois-je être environnée, assiégée comme je le suis ? Eh ! Quelle autorité ces femmes osent-elles s’attribuer sur moi ? Je les ai priées toutes de se retirer, à la réserve de Dorcas, qui m’avait suivi. Alors j’ai cru devoir prendre un air ferme, après avoir éprouvé si long-temps qu’on triomphait de ma douceur. Ayez la bonté, ma chère, lui ai-je dit d’un ton chagrin, et l’aidant par le bras à marcher, d’entrer avec moi dans le parloir ; si vous avez tant de répugnance à remonter, nous pouvons tenir ici notre conférence, et je ne refuse pas que Dorcas en soit témoin. Je l’ai placée sur une chaise ; et me tenant debout, les mains sur mes côtés : voyons, madame, quels sont à présent vos ordres ? Insolent ! S’est écriée la furieuse ; et, se levant, elle a couru vers la fenêtre ; elle a levé le chassis, sans savoir apparemment qu’il était défendu par des barreaux de fer ; et lorsqu’elle a reconnu l’impossibilité de se jeter dans la rue, elle a levé au ciel ses mains jointes, après avoir abandonné son paquet ; et, d’une voix lamentable, elle s’est adressée à deux passans qui traversaient la rue : au nom de dieu, charitables personnes, secourez une malheureuse à qui l’on ôte l’honneur et la vie. Je l’ai enlevée dans mes bras, malgré sa résistance, pendant que le peuple commençait à s’assembler autour de la fenêtre. Elle s’est mise alors à crier : au meurtre ! Au secours ! Mais, redoublant mon effort, je l’ai emportée dans la salle à manger, en dépit de son petit cœur ulcéré, et de la force avec laquelle ses mains s’attachaient à tout ce qu’elles pouvaient rencontrer. Là, j’ai voulu la placer sur une chaise ; mais elle est tombée à terre, presque sans mouvement, et pâle comme la mort. Un torrent de larmes l’a soulagée fort à propos. Dorcas en a paru attendrie jusqu’à pleurer à son exemple. J’ai admiré le pouvoir de la compassion. Plusieurs évanouissemens ayant succédé, je l’ai laissée avec Mabel, Dorcas et Polly ; avec la dernière, parce que de toutes les femmes de la maison, c’est celle qui lui déplait le moins. Une entreprise si résolue ne m’a pas causé peu d’inquiétude. Madame Sinclair et ses nymphes en sont encore plus alarmées, pour ce qu’elles appellent l’honneur de la maison, qui a reçu quelque insulte, avec des menaces de casser les vitres, si la jeune personne qui a crié ne paroissait point. Dans la chaleur du mouvement populaire, les femmes sont venues à moi, pour me demander ce qu’elles devaient répondre au connétable, que le peuple avait déjà fait appeler. Ne manquez pas, leur ai-je dit, de le faire entrer dans la maison, avec deux ou trois des mutins les plus ardens : produisez une de vos filles, après lui avoir frotté les yeux d’un oignon ; sa coëffure et son mouchoir de cou un peu en désordre : qu’elle se reconnaisse pour la personne offensée, à l’occasion d’une querelle de femme, mais contente de la justice qu’on lui a rendue. Vous donnerez quelques sous au connétable, et comptez qu’il se retirera tranquillement. à onze heures. On a suivi mes instructions, et tout est rentré dans l’ordre. Madame Sinclair regrette amèrement d’avoir jamais connu une dame aussi délicate que la mienne. Elle m’a proposé, elle et Sally, de leur abandonner, pendant quelques jours, cette farouche beauté. Je leur ai brusquement imposé silence, et je les ai chargées seulement de redoubler les précautions. L’attendrissement de Dorcas lui a fait essuyer beaucoup de railleries : elle confesse que ses larmes étoient réelles. Elle en a honte, dit-elle, mais elle n’a pu les retenir, tant il y a de force dans le sentiment naturel de la douleur. Pendant que les autres femmes rioient de sa simplicité, je lui ai dit qu’elle n’avait pas d’apologie à faire pour ses larmes, et que j’étais bien aise d’apprendre qu’elle eût cette facilité à pleurer : on peut faire un bon usage de ce talent, que personne ne lui connaissoit. En un mot, je voudrais qu’elle l’exerçât souvent, et qu’elle s’efforçât de gagner, s’il est possible, la confiance de ma charmante, par la sensibilité qu’elle témoignerait pour ses peines. Elle m’a répondu que sa maîtresse avait remarqué ses larmes, et qu’elle lui avait déjà fait compliment de cette preuve d’humanité. Fort bien, lui ai-je dit. Votre rôle sera donc à l’avenir d’avoir le cœur tendre ; mais prenez garde de vous trahir par des affectations. Ainsi Dorcas va devenir une fille de fort bon naturel ; et ma charmante, qui est disposée à bien juger de son sexe, y sera trompée facilement.