Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 263

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 366-367).


M Lovelace, au même.

je sors du conseil. " ai-je été si loin, pour n’oser faire un pas de plus ? N’est-il pas évident, par toute la conduite de ma belle, que je suis absolument perdu dans son cœur ? Quelle autre défense a-t-elle, que son éloquence et ses larmes ? Dans la première épreuve, j’avais trop d’avantage. Elle étoit insensible. Elle ne l’aurait pas été, s’il avait dépendu d’elle de ne pas l’être. Les méthodes que j’ai employées avec elle, n’ont fait qu’augmenter sa gloire et son orgueil. Elle peut faire avec honneur le récit de son aventure. Pas un mouvement d’inclination qui puisse l’avoir trahie. Elle peut me couvrir de confusion d’un seul regard, sans avoir à se reprocher la moindre pensée dont elle doive rougir. " voilà, Belford, le résultat de ma conférence avec les femmes. Ajoute que la chère personne voit à présent la nécessité où je suis de la quitter ; qu’elle est résolue de faire éclater ses plaintes ; que mes inventions sont d’une nature qui doit me faire passer pour le plus odieux de tous les hommes, s’il arrive qu’elles soient découvertes avant le mariage. Cependant j’ai promis, comme tu sais, et sans aucune condition de sa part, qu’elle partira demain pour Hamstead ! Veux-tu savoir le sens de cette promesse ? Elle est restreinte, si tu t’en souviens, par la supposition qu’il n’arrivera rien qui doive la faire changer. Or apprends qu’il arrivera quelque chose. Figure-toi que, par imprudence, Dorcas ait laissé tomber le billet qu’elle a reçu de sa maîtresse. Les domestiques, sur-tout ceux qui ne savent ni lire ni écrire, sont la plus négligente race du monde pour toutes sortes de papiers. Figure-toi que je l’ai trouvé ; et, dans un temps où j’étais résolu de laisser à ma chère Clarisse, la disposition absolue d’elle-même. Cet incident ne te paraît-il pas quelque chose ? Un billet de cette nature ne porte-t-il pas toutes les apparences d’une véritable ingratitude ? Le dessein de m’en faire un secret prouve la crainte qu’il ne fût découvert ; et cette crainte décèle un cœur coupable. Quel prétexte plus juste ? Si je tombe dans une violente colère après ma découverte, ne convient-on pas généralement que la colère est une excuse pour la violence ? Chacun n’est-il pas obligé de faire grâce aux fautes d’autrui, lorsqu’il a reconnu, dans les mêmes occasions, qu’il n’a pas été capable de prendre plus d’empire sur lui-même ? Suppose que, pour échauffer la scène, j’appelle les femmes à témoins, et que je les fasse juges d’une vile servante qui s’est laissé corrompre. Le moindre avantage que j’en puisse tirer, si ce n’est pas une admirable occasion pour renouveler l’épreuve, sera du moins une excuse pour faire durer, jusqu’à mon retour, ce qu’on nomme la prison , pour ordonner que la vigilance soit redoublée, et pour me faire envoyer toutes les lettres qu’on pourrait écrire ou recevoir ; et, lorsque je serai revenu, le diable s’en mêlera si je ne trouve pas le moyen de faire choisir à ma belle quelque logement qui réponde à mes vues, puisque celui-ci lui déplaît, sans qu’il paroisse néanmoins que j’y ai plus de part que la première fois. Tu vas t’emporter ici contre moi. Tu me maudiras, j’en suis sûr. Mais crois-tu qu’après avoir mis tant d’inventions en usage, je m’expose à perdre cette incomparable femme pour quelques ruses de moins ? D’ailleurs, ne suis-je pas déterminé au mariage ? N’est-ce pas assez pour me justifier aux yeux du public ? Une catastrophe ne passe-t-elle pas pour heureuse, de quelques traverses qu’elle ait été précédée, lorsqu’elle se termine par la célébration ? Mais je me livre entièrement aux tendres soins de l’amour, tandis que mon pauvre cher oncle, comme son bailli m’en assure, est dans la plus mortelle agonie ! Quelles doivent être ses souffrances ! Le ciel ait pitié de lui ! J’ai le cœur trop sensible, Belford ; et cette chère Clarisse l’aurait éprouvé, si j’avais pu m’imaginer que ses plus cruelles peines eussent approché des plus légers tourmens de milord.