Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 264

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 368).


M Lovelace, au même.

seconde audience que je viens d’obtenir. Mais on ne m’a pas permis d’expliquer la moitié des tendres sentimens, des offres obligeantes, dont mon cœur était rempli. Maudite situation que celle d’un homme qui se sent disposé à dire les plus belles choses du monde, et qui ne peut engager la maîtresse de son sort à les entendre ! Je comprends fort bien à présent pourquoi les amans cherchent la solitude, lorsqu’ils gémissent sous la tyrannie d’une cruelle, et pourquoi ils prennent les arbres et les rochers pour confidens de leurs peines : ne suis-je pas forcé de te confier les miennes ? Ma charmante m’a demandé quel fond elle pouvait faire sur la permission que je lui avais donnée (elle a prononcé ce mot avec affectation) de se rendre à Hamstead aussi-tôt que je serais parti pour Berkshire. J’ai renouvellé fort gaiement ma promesse. Elle m’a prié de donner mes ordres devant elle. J’ai appelé aussi-tôt Will et Dorcas. Apprenez tous deux, leur ai-je dit, que vous devez obéir, dans mon absence, à toutes les volontés de votre maîtresse. Elle se propose de retourner à Hamstead lorsque je serai parti. Mais, ma chère, lui ai-je demandé, ne prenez-vous personne avec vous ? Prenez Dorcas. Elle m’a répondu que Madame Moore, ayant deux femmes de service, elle n’avait pas besoin d’autres domestiques ; ou que, si Dorcas lui étoit nécessaire, elle la ferait venir. Oui, oui, Dorcas, ai-je dit à cette fille ; il suffira, si votre maîtresse le permet, que vous vous rendiez près d’elle à mon retour. Voulez-vous, mon cher amour, que je fasse appeler Madame Sinclair, pour lui donner aussi mes ordres devant vous ? Elle a refusé de voir Madame Sinclair, et rien de ce qui lui appartenoit. Les domestiques s’étant retirés, j’ai renouvelé mes instances pour lui faire promettre de recevoir jeudi prochain mes sermens au pied de l’autel. Effort inutile. S’il arrive quelque chose de mal, ne doit-elle pas s’en prendre à elle-même ? Je me suis réduit à une faveur, qu’elle n’a pu refuser à l’air dont je l’ai demandée ; c’est de passer une partie de la soirée avec elle. Je serai la douceur et la complaisance même. Mon ame entière se répandra devant elle, pour obtenir l’oubli de mes offenses. Si la sienne est inflexible, et que malheureusement le billet se présente sur mes pas, je ne doute point que la vengeance ne me jette dans de furieux transports. Toute la maison est dans mes intérêts : ne serait-ce pas ma faute, si je manquais l’occasion ? Cette épreuve, néanmoins, sera la dernière. Je te le jure, Belford. Si je vois qu’avec le plein usage de ses sens elle se conduise aussi noblement que dans la première, c’est un ange qui sortira de la fournaise, pour recevoir à jamais mes adorations. Toutes ses souffrances finissent. Je renonce à Satan, qu’elle aura vaincu, et je me livre à la réformation. S’il s’élève dans mon cœur quelque mouvement dépravé, je le réprimerai d’un coup de poignard, plutôt que de lui laisser prendre l’ascendant. Quelques heures vont décider de mon sort. Mais, quel que soit l’évènement, je serai trop occupé, pour trouver le temps de t’écrire avant que je sois au château de M. En attendant, je t’avoue que je suis dans une étrange agitation. Je veux la calmer, s’il est possible, avant que de paraître devant elle. Mais il se passe dans mon cœur des mouvemens que je ne puis comprendre. Je quitte ma plume, et je m’abandonne à ma destinée.