Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 265

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 369-375).


M Lovelace, au même.

vendredi au soir. J’avais cru que le temps et l’inclination me manqueraient également pour écrire avant que de me livrer aux six chevaux de mon oncle ; mais je me trouve du temps ; et, ne pouvant ni dormir, ni me distraire des noires idées qui m’assiègent, je n’ai pas d’autre ressource que ma plume. Je suis d’une humeur insupportable à moi-même. Elle va peut-être se mêler avec mon encre. N’attends pas de moi d’autre préparation. Je me suis efforcé, par la douceur et par l’amour, d’amollir… quoi ? Le marbre ; un cœur incapable d’amour et de douceur. Les offenses passées ne sortent pas de sa mémoire ; prête à recevoir des grâces, c’est-à-dire, la permission de partir pour Hamstead ; mais aussi éloignée de les mériter que d’en faire. Ainsi je me suis bientôt vu forcé de renoncer à mon systême de complaisance et de soumission. J’aurais souhaité alors qu’elle eût excité ma colère. Comme un lâche écolier, qui attend le premier coup de poing avant que de pouvoir se résoudre au combat, je l’ai presque défiée d’oser me défier elle-même. Elle a paru s’appercevoir du danger ; et n’ayant pas la hardiesse de me braver directement, elle m’a tenu comme incertain entre l’espérance de la fléchir et le désir de l’offenser. Cependant elle croit la fable de Kentish-Town. Je la vois persuadée que son oncle doit s’y rendre ; et je ne m’aperçois pas qu’elle soupçonne Tomlinson d’être un imposteur. Son inquiétude n’en était pas moins visible pendant notre entretien. Elle a voulu plus d’une fois se retirer. Elle m’a ramené si souvent à ma promesse pour Hamstead, que je me suis trouvé fort embarrassé à répondre, quoiqu’aux termes où j’en étais avec elle, il me fût impossible de l’exécuter. Dans cette situation, les femmes prêtes à m’assister, et sans doute à m’accabler de railleries, si je demeurais en chemin, quel autre parti avois-je à prendre, que de suivre le plan concerté, et de faire naître un prétexte de querelle, pour me mettre en droit de révoquer ma permission, et pour la convaincre que je ne voulais pas être, sans raison, un brutal ravisseur ? J’étais convenu avec les femmes, que, si je ne pouvais trouver dans notre conférence l’occasion de quereller, le billet se trouverait sous mes pas, et que je m’en saisirais aussi-tôt qu’elle m’aurait quitté. Mais, vers dix heures, l’empressement qu’elle a marqué pour se retirer, et le redoublement d’inquiétude que j’ai lu dans ses yeux, m’ont fait craindre que, si je la laissais remonter à sa chambre, il ne me fût difficile de me rapprocher d’elle. Je ne voulais pas m’exposer à ce risque. Je suis sorti un moment, à dix heures, dans le dessein de changer quelque chose à mes dispositions, après lui avoir dit que je la rejoindrais sur le champ. à mon retour, je l’ai trouvée à la porte de la salle, prête à remonter, et je n’ai pu lui persuader de retourner sur ses pas. Dans les sentimens de complaisance où je m’étais soutenu pendant toute la soirée, je n’ai pas eu la présence d’esprit d’employer la force pour l’arrêter. Elle s’est comme glissée d’entre mes mains, et je me suis vu rappelé malgré moi à mon premier systême. Si j’étais capable de mettre un peu d’ordre et de liaison dans mon récit, j’aurais dû te dire d’abord, qu’entre huit et neuf heures du soir, il m’était venu un nouveau courrier de ma famille, pour me prier de prendre avec moi le docteur Sawan , dont mon oncle s’est souvenu que les remèdes lui ont sauvé la vie dans une autre occasion. Je l’avais fait avertir de se tenir prêt pour quatre heures du matin ; car le diable aurait plutôt emporté l’oncle et le docteur, que de me faire remuer d’un pas avant la conclusion de mon entreprise. Devine la suite, si tu veux, et maudis-moi d’avance. Mais tu dois me plaindre, au contraire, si tu es capable de prévoir le dénouement. à peine ma charmante étoit-elle rentrée dans sa chambre, qu’en me retirant dans la mienne, j’ai trouvé un petit papier, que j’ai ramassé. Je l’ai ouvert ; car il était soigneusement plié dans un autre. Que pouvait-ce être qu’une promesse de vingt livres sterling de pension, et d’un diamant, pour corrompre Dorcas, et l’engager à favoriser la fuite de sa maîtresse ? Quelle révolution tout d’un coup dans mes esprits ! J’ai sonné avec assez de violence pour casser le cordon, comme si ma chambre eût été en feu. L’effroi s’est répandu dans la maison. Tout le monde s’est mis en mouvement. Will est accouru le premier : monsieur ! Monsieur ! Monsieur !… qu’on m’appelle Dorcas, me suis-je écrié du haut de l’escalier, dans une horrible fureur, et prêt à perdre la respiration. La malheureuse s’est présentée, mais tremblante, et se gardant bien de s’approcher trop, après le récit que Will lui avait fait de mon emportement. J’ai tiré l’épée, que j’avais prise dans le premier mouvement de ma rage ; j’ai vomi cent imprécations contre une infame traîtresse. Elle s’est réfugiée à la porte de sa maîtresse. Mon dieu ! Mon dieu ! S’est écrié Will, en me retenant le bras, lorsque je voulais la frapper au passage. Je l’ai repoussé de toute ma force ; et lui donnant un grand coup du plat de mon épée : prends cela, maraud, pour avoir dérobé une perfide à ma vengeance. Deux ou trois des femmes sont montées en confusion. Quoi donc ? Quoi ? Qu’est-il arrivé ? (j’ai entendu ma charmante, qui, loin d’ouvrir sa porte, poussait un verrou de plus pour la fermer.) ce qui est arrivé ! Cette abominable Dorcas… qu’on m’appelle sa tante. Qu’elle vienne voir à quelle traîtresse elle m’a livré. Je veux qu’elle me l’amène elle-même ; qu’elle me fasse justice d’une misérable qui se laisse corrompre par des pensions, pour éterniser les querelles entre un mari et sa femme, et pour me faire perdre à jamais tout espoir de réconciliation. Que je périsse, Belford, si j’ai le courage de continuer les circonstances de cette farce. La tante est montée en soufflant. Sur sa part de paradis, m’a-t-elle dit en joignant les mains, elle n’avait aucune part à ce qui s’était passé. De sa vie, elle n’avait connu une femme plus malicieuse et plus intrigante que la mienne. Il n’était pas surprenant qu’il y eût si peu de domestiques fidèles, lorsque des dames de cette qualité ne faisaient pas scrupule de les corrompre. Elle ne me demandait pas grâce pour l’infame créature. Elle la renonçait pour sa nièce, s’il était vrai qu’elle fût capable d’une trahison. Mais quelle était la preuve ? Je lui ai fait voir le papier. Alors, devenant aussi furieuse que moi, il n’y a pas d’injures et de malédictions qui ne soient sorties de sa bouche. Je suis rentré dans ma chambre, avec grand soin de tenir la porte ouverte, pour donner passage au bruit et aux voix dans le corridor. Qu’on me l’amène, ai-je dit (d’un ton que j’ai cru propre à me faire entendre de ma charmante) ; qu’elle paroisse devant son juge. Je veux tirer la vérité d’elle-même ; je veux savoir qui a fait les premières avances. Elle est venue entre deux femmes, qui l’ont arrachée de son asile. En marchant, elle implorait ma bonté, celle de sa tante, et la pitié de toute la maison. Elle tremblait, disait-elle, de paraître devant moi. En effet, lorsqu’elle est entrée dans ma chambre, où la Sinclair m’avait suivi, ce vieux démon, qui avait affecté de baisser un peu la voix dans le corridor, s’est livrée à toute sa furie. Nous avons commencé une scène que j’ai honte moi-même de te représenter. Elle a duré plus d’une heure. Dorcas fondant en larmes, et refusant d’expliquer le fond du mystère, sous prétexte que son honneur et son affection ne lui permettaient pas d’exposer sa chère maîtresse, je me flattais qu’une généreuse compassion pourrait engager ma charmante à venir prendre sa défense. Après avoir perdu cette espérance, Sally a proposé audacieusement de confronter la perfide avec sa maîtresse. Sans doute, a interrompu la vieille mégère, en applaudissant. Si madame est aussi remplie d’honneur que nous l’avons toujours supposé, elle paroîtra pour justifier une malheureuse fille qui s’est laissé séduire par la grandeur de ses offres. Oui, monsieur, j’espère… j’espère que, si madame ne vient pas volontairement, vous trouverez quelque moyen d’éclaircir cette affaire en sa présence. Je compte mes portes pour rien dans une occasion de cette nature… je suis amie de la justice. Il faut que cette affaire soit éclaircie par le fond. Je commencerai par jurer que je n’ai pas eu la moindre part à cette noire corruption. Elle n’avait pas fini ce dernier mot, lorsque nous avons entendu ma chère Clarisse tirer ses verroux, ouvrir sa porte, et marcher d’un pas libre dans le corridor. Voici le moment, monsieur, m’ont dit toutes les femmes d’une seule voix… en vérité, Belford, je n’ai pas la force d’en écrire davantage. Cependant il faut que je t’achève la peinture de cette étrange scène. Représente-toi notre conseil assis, pour juger et pour punir la belle corruptrice

moi, la

vieille, cette vieille si redoutée jusqu’alors ! Sally, Polly, Dorcas et Mabel, comme en garde, pour l’empêcher de fuir ou de se cacher ; tous déterminés à consommer cette nuit une damnable entreprise ; résolus même, sur la dernière ouverture, de forcer le passage, et d’employer les dernières violences ; toutes les portes d’en-bas soigneusement fermées, et les fenêtres bouchées ; Will au bas de l’escalier, pour veiller aux moindres mouvemens (car il ne manquait rien à nos brutales précautions). C’est au milieu de ces circonstances que nous l’entendons venir à nous volontairement, et que nous la voyons entrer avec un air incomparable de confiance et de majesté. Toute l’assemblée demeure en silence à sa vue. Chacun est glacé d’étonnement ou de crainte. Moi-même, je suis comme effrayé de sa situation et de la mienne : le cœur me bat ; l’embarras et la confusion me lient la langue, altèrent même mes forces. Elle est muette aussi quelques momens. Elle jette successivement un regard ferme sur moi et sur chaque personne de l’assemblée. Cette préparation achève de nous rendre immobiles. Ensuite, faisant quelques pas devant nous, dans la longueur de la chambre, et retournant sur la même ligne, comme pour se donner le tems de chercher ses termes, ou de modérer son indignation, elle s’arrête, en fixant les yeux sur moi : misérable Lovelace ! Commence-t-elle, avec une force incroyable ; ô le plus abandonné de tous les hommes ! Crois-tu que je ne pénètre point ici ton infame et lâche complot ? Toi, femme, (en regardant la Sinclair) qui as su dans quelques momens m’inspirer de la terreur, mais que je n’ai pas moins méprisée, en te redoutant, et que je regarde aujourd’hui avec détestation, aurais-tu préparé quelque nouveau poison, pour me dérober encore une fois l’usage de mes sens ? Car ce crime est peut-être ton ouvrage. Et se tournant vers moi : barbare ! Une si noire invention rendrait aujourd’hui tes succès bien plus certains. Viles créatures (en s’adressant à toutes les femmes), qui avez peut-être causé la ruine de cent ames innocentes (et ce que je viens d’entendre me fait juger par quelle voie), apprenez donc, s’il est possible que vous l’ayez ignoré, que je ne suis point la femme de ce monstre. Toute perdue que je suis par votre infernal secours, grâces au ciel, je ne suis pas sa femme. Apprenez que j’ai une famille qui vous demandera compte de mon honneur ; une famille puissante, dont mes cris réveilleront la tendresse et la protection. Considérez deux fois à quels nouveaux outrages vous me destinez. Je ne serai jamais la femme du scélérat que vous servez. J’ai de la naissance et du bien. Je trouverai des amis qui ne me laisseront pas sans vengeance ; et depuis les preuves que j’ai de votre lâche intelligence, par tous les discours que j’ai entendus, n’espérez de moi aucun sentiment de pitié. Que te dirai-je, mon cher Belford ? Personne n’a pu rire de la pitoyable figure qu’il a vu faire à son voisin. Quel abattement la conscience est capable de répandre entre des coupables ! Combien le vice serait timide et tremblant, s’il étoit toujours donné à l’innocence de se faire respecter avec cette noblesse ! Pour toi, vile Dorcas ! A repris mon ange, toi qui, sous le voile de l’affection, es parvenue à me jouer par tes gémissemens et tes feintes larmes, n’appréhende rien de ta double perfidie. Tu as rempli trop fidèlement ton rôle, pour avoir ici d’autres reproches à craindre que les miens. Ta fidélité te met à couvert avec de tels maîtres. Fuis de mes yeux, misérable ! On ne demandera plus qui de toi ou de moi a fait les premières avances. Te l’imaginerais-tu, cher ami ? L’impudente, l’audacieuse Dorcas, effrayée jusqu’à la pâleur, a pris la fuite aussi promptement qu’elle en a reçu l’ordre. Sa frayeur s’est communiquée à Mabel, qui a disparu après elle. J’ai rappelé Dorcas ; je me suis efforcé de rallier les troupes. Mais quel diable aurait pu les arrêter, lorsqu’un ange les forçait à tourner le dos ? Madame, ai-je dit à l’impérieuse divinité, en m’avançant vers elle d’un air assez fier, quoique mêlé de confusion, permettez-moi de vous assurer… elle s’est reculée de quelques pas. Arrête, monstre ! S’est-elle écriée ; arrête où tu es, et n’entreprends pas de me toucher, si tu ne veux me voir tomber sans vie à tes pieds. Au même instant, elle m’a glacé d’horreur et de crainte, en portant sur son cœur la pointe d’un grand canif, dont elle tenait le manche serré dans son poing ; de sorte que n’en voyant que le fer, il n’y avait aucune espérance de pouvoir la désarmer. Je ne menace ici que moi-même, a-t-elle continué. Vous, monsieur, vous, femmes, soyez sans crainte. C’est aux loix que je remets ma vengeance ; aux loix, a-t-elle ajouté avec une sorte d’emphase, qui font la terreur du crime, et dont je vois déjà le pouvoir dans les marques de votre confusion. L’infâme Sinclair, baissant la tête vers moi, m’a dit d’une voix basse, qu’il valait mieux composer avec cette étrange dame, et lui laisser la liberté de partir. Sally, prenant un ton modeste, a déclaré que si M Lovelace les avait trompées en parlant de son mariage, le cas devenait fort différent. Polly Horton a reconnu que si madame n’était pas mariée, elle avait été fort outragée. J’ai cru devoir parler à mon tour : eh bon dieu ! Me suis-je écrié, ce n’est pas de quoi il est ici question. Nous savons, vous et moi, madame… oui, j’en remercie le ciel, a-t-elle interrompu ; nous savons tous deux que je ne suis pas ta femme. Je lis quelque nouveau crime dans tes lâches intentions. Mais je jouis de mes sens, Lovelace ; je brave ton infame dessein ; je te méprise du fond du cœur. Comment peux-tu soutenir ma présence, opprobre de l’humanité ? Toi, qui… ha ! Madame, n’ai-je pu m’empêcher d’interrompre avec un vif ressentiment, ces injures passent les bornes ; et j’ai fait un mouvement pour m’approcher d’elle. Elle s’est retirée jusqu’au mur, contre lequel elle s’est appuyé le dos, tenant la pointe du canif sur son sein, qui paroissait y toucher en se soulevant. Les femmes m’ont retenu. Elles m’ont conjuré, pour l’intérêt de leur maison, de ne pas irriter une dame si violente. Elles m’ont représenté qu’elles étoient perdues, s’il arrivait quelque scène sanglante. J’aurais péri mille fois sans doute, avant que de pousser mon adorable Clarisse à cette fatale extrêmité. Mais, quoiqu’elle ne pût être sûre de mes dispositions, elle n’a pas laissé de me braver avec un courage véritablement héroïque. Approche, m’a-t-elle dit, approche, barbare. J’ose mourir. C’est pour la défense de mon honneur. Dieu prendra pitié de mon ame. Je n’en espère point de toi. Si je me suis éloignée, c’est pour te jurer qu’au premier pas que je te vois faire, j’offre au ciel le sacrifice d’une malheureuse vie. Laissez-moi, ai-je dit aux femmes ; ah ! Je vous prie de me laisser à moi-même et à la maîtresse de ma vie. Elles se sont retirées à quelque distance. ô ma chère Clarisse ! Que vous m’épouvantez ! Me suis-je écrié, en mettant un genou à terre, et tendant les bras. Non, non, je ne fais pas un pas de plus, si ce n’est pour recevoir la mort de cette main injuriée, qui me menace de la sienne. Je suis un malheureux ! Le dernier des malheureux ! Dites que vous plongerez cette arme dans le sein de l’offenseur, et non dans le vôtre ; je ne m’approcherai de vous qu’à cette condition. La Sinclair s’est passé la main sous le nez. Sally et Polly ont tiré leur mouchoir d’assez bonne grâce, et l’ont porté à leurs yeux. Elles m’ont avoué que de leur vie, elles n’avoient rien vu de comparable à cette scène ; c’est-à-dire, apparemment, que jamais elles n’ont vu l’innocence triomphante, et le vice humilié. Sans attention sur moi-même, j’ai fait un nouveau mouvement vers l’objet de tous mes desirs. Crois-tu, crois-tu, s’est-elle écriée, que tes artifices puissent me surprendre ? Arrête, ou j’ose… sa main paroissait se roidir pour l’action. Je ne ferai rien témérairement, a-t-elle ajouté. Mon cœur abhorre l’attentat dont tu me fais une cruelle nécessité. Dieu tout-puissant ! (en levant les yeux et les mains au ciel) je m’abandonne à ta miséricorde infinie ! Je me suis jeté à l’extrêmité opposée de la chambre, plus déchiré de mes craintes, qu’elle n’aurait jamais pu l’être par mille blessures. Toute son ame étant livrée alors à quelque prière secrète, Polly raconte qu’on ne lui voyait que le blanc des yeux ; et dans l’instant qu’elle étendait la main, pour se donner sans doute le coup mortel (quel frémissement j’éprouve à cette seule idée !), un regard qu’elle a laissé tomber sur moi, et quelques mots entrecoupés que je prononçais d’une voix foible dans l’égarement de ma raison, lui ont fait connaître que je m’étais éloigné. Son visage, qui avait paru enflammé dans son transport, est devenu pâle aussi-tôt, comme si son propre dessein lui eût causé de l’épouvante. Elle a levé encore une fois les yeux, pour s’écrier : grâces te soient rendues, dieu de bonté ! Tu me sauve pour cette fois de moi-même ; et s’adressant à moi : demeurez, monsieur, demeurez à cette distance ; elle me fait conserver une vie… que le ciel réserve peut-être à de nouveaux malheurs. J’étais prosterné alors sur le plancher, la tête baissée contre terre, et le cœur percé de mille poignards. Je ne laissais pas de prêter avidemment l’oreille. Pour être heureuse, madame, ai-je répondu, en suivant la première partie de sa pensée, et pour faire le bonheur des autres. Ah ! Donnez-moi l’espérance de vous voir demain à moi. Je ne partirai qu’après la célébration ; et puisse le ciel… n’attestez pas le ciel, monsieur ; vous ne l’avez que trop irrité par vos parjures. Si ce n’est pas demain, madame, nommez du moins jeudi ; jeudi, qui est l’anniversaire de la naissance de votre oncle. Elle m’a protesté que jamais, jamais elle ne serait à moi. Cependant elle a renouvelé ses instances pour obtenir la liberté de se rendre à Hamstead dès la pointe du jour. Mais je lui ai déclaré nettement que, ma mort y fût-elle attachée, je ne pouvais y consentir, sans être rassuré par des conditions ; et j’espérais, ai-je ajouté, qu’elle ne m’épouvanterait plus par de funestes menaces ; car il redoutais encore le canif. Non, m’a-t-elle dit, si je ne lui faisais rien craindre de beaucoup plus terrible. Il n’y avait qu’un attentat contre son honneur, qui pût la pousser au désespoir. Elle ne pensait qu’à le défendre. Elle n’avait pas eu d’autre vue dans son traité avec l’infâme Dorcas. Le ciel, en qui elle plaçait sa confiance, lui rendrait le même courage dans la même occasion ; mais elle ne lui demandait pas cette grâce pour un intérêt plus léger. Et se tournant vers les femmes : vous, leur a-t-elle dit d’un ton de reine, souvenez-vous que je ne suis pas la femme de cet homme-là. Avec quelque bassesse qu’il m’ait traitée, il n’a jamais eu d’autorité sur moi. S’il part demain, et si vous vous croyez autorisées, par ses ordres, à me retenir contre mon intention, songez à votre propre sûreté. Après cette fière déclaration, elle a pris un des flambeaux qui étoient sur ma table, et sans ajouter un seul mot, elle s’est retirée dans son appartement. Personne n’est sorti du respect qu’elle nous avait imposé. Personne n’a fait un pas, ni pour l’arrêter, ni pour la suivre. Voilà, cher Belford, le fruit que j’ai tiré d’une invention dont j’avais conçu de si grandes espérances ! Ma situation en est dix fois plus misérable. Tu n’as jamais vu d’air plus sot que le nôtre, c’est-à-dire le mien, et celui de la Sinclair et de ses nymphes, pendant les premiers momens qui ont succédé à cette scène. à la fin les deux nièces m’ont fait des railleries outrageantes de ma foiblesse ; et la vieille furie a marqué beaucoup d’inquiétude pour l’honneur et la sûreté de sa maison. Je les ai données toutes au diable ; et me retirant dans ma chambre, je m’y suis enfermé à double tour. Il est temps de partir pour aller fermer les yeux à mon oncle ; j’emporte une riche matière de méditation. Tout ce qui me revient de mes profonds complots, est la honte de les voir découverts ; le regret de m’être inutilement chargé d’une infinité de nouveaux parjures ; le désespoir d’être méprisé par une femme dont je suis idolâtre ; et ce qui est bien plus insupportable pour un cœur fier, celui de l’être par moi-même. C’est le succès, Belford, dans tous les événemens humains, c’est le succès qui justifie. Quelle admiration n’ai-je pas eu jusqu’aujourd’hui pour mes inventions ? Et combien me suis-je applaudi, sur-tout de la dernière ? Elle me paroît à présent si folle, si puérile, que j’en suis avili à mes propres yeux. Efface, brûle, garde-toi de lire jamais toutes les parties de mes lettres où je m’en suis ridiculement vanté ; et n’aie jamais la cruauté de m’en faire de mauvaises plaisanteries ; car je te déclare que je ne les pourrais pas supporter. à l’égard de cette divine fille, je me sens pour elle plus d’amour, plus d’admiration que jamais. Elle sera ma femme, en dépit du ciel et de la terre. Il faut qu’elle soit à moi : avec honneur, sans honneur notre sort commun est d’être l’un à l’autre. Toutes mes offenses, ou, si tu veux, tous mes forfaits contre une fille adorée, sont autant de nouvelles chaînes qui m’attachent pour jamais à elle. Si c’était sur moi qu’elle eût fait tomber ses menaces, j’aurais été bientôt maître de son bras, et je n’aurais pas eu de peine à la faire tomber dans les miens. Mais tourner son ressentiment contre elle-même ; rassurer les offenseurs ; distinguer avec tant de présence d’esprit, dans la chaleur même de sa défense, ce qu’elle croit devoir à l’occasion, et promettre de si bonne foi moins d’emportement pour tout autre intérêt que celui de son honneur ; cette délibération, ce choix, ces principes ; ce soin de me tenir assez éloigné pour ne pouvoir être aussi prompt à lui saisir la main, qu’elle à se porter le coup fatal : comment serait-il possible de se défendre contre une si véritable et si magnanime vertu ?

Mais elle n’est pas partie, elle ne partira point. Je la presserai par mes lettres de se laisser fléchir pour jeudi. Elle sera ma femme par les seules voies qu’elle puisse goûter. Je la recevrai des mains du capitaine, qui représentera son oncle. Cette innocente ruse ne changera rien à la réalité de nos engagemens. Mon oncle rendra l’âme, ma fortune secondera mes intentions et me mettra tout d’un coup au dessus de tout le monde et de tous les événemens.