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Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 280

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 391-393).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

mercredi, 5 de juillet. Ma très-chère Clarisse, je reçois de vos nouvelles par une voie d’où j’en attendais peu : par celle de ma mère. Elle avait observé, depuis quelque tems, mon inquiétude et ma tristesse : et, supposant avec raison que vous en étiez l’unique objet, elle s’est assez ouverte aujourd’hui pour me faire juger qu’elle était mieux informée que moi de votre situation. Enfin, s’étant aperçue que cette conjecture ne faisait qu’aigrir mon chagrin, elle m’a confessé qu’elle avait entre les mains une lettre de vous, du 29 de juin, qui m’était adressée. Vous devinez bien que cet aveu est devenu l’occasion d’une petite querelle, qui ne s’est que trop échauffée pour le repos de l’une et de l’autre. En vérité, ma chère, il est surprenant, mais très-surprenant, que, sachant si bien la défense qui m’interdit tout commerce avec vous, vous ayez pu m’adresser une lettre chez ma mère ; tandis qu’il y avait cinquante à parier contre un, qu’elle tomberait entre ses mains, comme il est malheureusement arrivé. En un mot, elle a paru fort offensée de ma désobéissance. Je n’ai pas été moins piquée qu’elle eût ouvert et retenu mes lettres. Notre dispute s’est terminée par un compromis. Ma mère m’a donné la lettre, et la permission de vous écrire une fois ou deux ; et je me suis engagée à lui faire voir ce que je vous écrirois. Au fond, sans compter l’estime infinie qu’elle a pour vous, sa curiosité suffisait pour lui faire souhaiter d’apprendre le sujet de vos plaintes, et l’occasion d’une lettre où votre tristesse est exprimée d’un ton si touchant (mais il me sera aisé de la satisfaire, en ne lui lisant qu’une partie des miennes. J’aurai soin, en les écrivant, de mettre entre deux crochets les endroits que je voudrai lui dérober). Faut-il que je vous rappelle, ma chère Clarisse, trois de mes lettres que vous avez laissées sans réponse, excepté la première, à laquelle vous avez répondu en deux mots, sous prétexte de mauvaise santé ; quoiqu’un jour ou deux après avoir reçu la seconde, vous vous soyez assez bien portée pour retourner joyeusement dans l’infame maison ? Je ne passerai pas sans un peu plus d’explication sur ces trois lettres. Mais arrêtons-nous d’abord à la vôtre de mercredi dernier, que vous avez été bien aise apparemment de faire tomber entre les mains de ma mère. Je vous avoue que cette lettre fatale m’a percé le cœur. Grand dieu ! Dans quel abîme vous êtes-vous précipitée, Miss Clarisse ! Aurois-je pu croire qu’après vous être échappée avec tant de peine et de si justes raisons, des mains de votre persécuteur (depuis l’odieuse entreprise qu’il avait tentée), vous vous laissassiez engager, non-seulement à lui pardonner, mais à retourner avec lui dans cette horrible maison ? Une maison dont je vous avais si bien peint l’infamie ! Je ne reviens pas de mon étonnement. Quelle est donc l’ivresse de l’amour ? C’est ce qui m’a toujours fait trembler pour vous. Oui, pour vous-même. Je n’ai redouté pour vous que ce dangereux poison. vous n’avez pas eu le bonheur d’échapper ! eh ! Quelle autre espérance en aviez-vous pu concevoir ? vous avez un récit horrible à me faire ! il n’est pas besoin, ma chère, de me donner plus d’explication. Je vous aurais prédit tout ce qui vous est arrivé, si vous m’aviez seulement appris que votre dessein était de rentrer sous son pouvoir, après avoir eu tant de peine à vous en délivrer. votre repos est détruit par les fondemens ! je n’en suis pas surprise, puisque vous avez à vous reprocher une crédulité si mal entendue. votre raison même est altérée ! mon cœur saigne assurément pour vous : mais vous me pardonnerez, ma chère, si je doute que votre raison ait été tout-à-fait saine, lorsque vous avez pu quitter Hamstead. Avec la liberté de votre jugement, vous ne lui auriez jamais laissé découvrir votre retraite, et vous auriez encore moins consenti à retourner dans un lieu d’infamie. Je vous ai donc écrit trois lettres. La première est allée heureusement jusqu’à vous, puisque vous m’en avez assurée par quelques mots de réponse. Si vous n’aviez pas eu cette attention, je n’aurais pas été sans inquiétude pour ma propre sûreté ; car c’est dans cette lettre que je vous informais du caractère de votre demeure, et que je vous inspirais de si justes défiances du côté de votre Tomlinson, qu’il doit me paraître incroyable que vous ayez pu retourner dans cette maison après le bonheur que vous aviez eu d’en sortir. ô ma chère !… mais il n’y a plus rien à présent qui soit capable de me surprendre. Ma seconde lettre, en date du 10 de juin, vous fut remise en mains propres, à Hamstead, sur un lit de repos où vous étiez couchée, le visage enflammé, et dans un assez triste état, suivant le récit de mon messager. La troisième était datée le 20 de juin. N’ayant rien reçu de vous depuis votre billet d’Hamstead, j’avoue que, dans cette dernière lettre, je ne vous épargnais pas. Je m’étais servie de l’ancienne voie de Wilson, parce que je n’en avais pas d’autre : ainsi, je ne suis pas sûre que vous l’ayez reçue, et j’ai d’autant plus de raison d’en douter, que vous n’en parlez pas dans celle des vôtres qui est tombée entre les mains de ma mère. (si vous l’aviez reçue, je m’imagine qu’elle vous aurait trop touchée, pour être sortie de votre mémoire). Vous avez appris, dites-vous, que j’ai été malade. Il est vrai que j’ai été enrhumée ; mais si légérement, que je n’en ai pas gardé ma chambre. Je ne doute pas qu’on ne vous ait appris, qu’on ne vous ait raconté bien des choses singulières, pour vous porter à la démarche où vous vous êtes engagée. Jusqu’à cette démarche, j’entends celle de retourner avec votre infame, rien ne méritait plus de pitié que votre aventure. Vous auriez été justifiée dans l’esprit de tous ceux qui savaient avec quelle rigueur votre famille vous avait traitée, et qui connaissaient, d’ailleurs, votre prudence et votre circonspection. Mais, hélas ma chère, nous voyons qu’il faut se défier des plus sages, lorsque l’amour, comme un feu follet, présente à leurs yeux ses dangereuses lumières. Ma mère me dit qu’elle a fait réponse à votre lettre, pour vous prier de ne plus m’écrire, parce que votre situation m’afflige. Je suis affligée, n’en doutez pas ; vivement affligée, et trompée même dans mon attente ; car j’avais toujours cru qu’il n’y avait pas au monde, de femme telle que vous à votre âge. Mais je me souviens d’une réflexion que je vous ai entendu faire, sur un excellent prédicateur, dont la vie ne répondait pas à ses principes. L’art de prêcher, disiez-vous, et l’art de bien vivre, demandent des qualités tout-à-fait différentes, qui font le grand saint, lorsqu’elles se trouvent réunies dans un même sujet ; comme l’union de l’esprit et du jugement forme le grand génie. La chaleur de mon affection, et ma vive inquiétude pour votre honneur, me rendent peut-être un peu trop sévère. Si c’est le jugement que vous en portez, attribuez cet excès à sa véritable cause, c’est-à-dire, à cette affection même, à cette inquiétude, qui feront le malheur de ma vie, si l’avenir justifie mes craintes. Anne Howe. p s. ma mère ne s’en est fiée qu’à ses propres yeux. Elle a voulu faire elle-même la lecture de ma lettre. Ainsi, notre correspondance passée n’est plus un secret pour elle. Mais elle la trouve excusable. Elle s’en est toujours défiée, dit-elle, parce qu’elle connaît la force de mon amitié. L’intérêt qu’elle prend à votre situation va si loin, que, pour votre consolation, autant que pour la mienne, elle consent que vous m’écriviez tout ce qui s’est passé entre vous et le plus vil de tous les hommes, à la seule condition que toutes vos lettres lui seront communiquées. Je m’y suis soumise avec d’autant plus de joie, que cette communication ne peut tourner à votre désavantage. Vous pouvez donc m’écrire librement, et m’adresser directement vos lettres. Ma mère promet de me faire lire la copie de sa réponse, et votre réplique, dont elle ne m’avait point encore parlé. Elle se reproche déjà de vous avoir traitée trop sévérement. Mais elle craint que la vue de votre dernière lettre ne fasse trop d’impression sur moi. Cependant j’ai sa parole, dont je ne la dispenserai pas. Fasse le ciel, seulement, que vous puissiez nous éclaircir votre conduite depuis Hamstead ! Tout était noble jusqu’alors, prudent, généreux, irréprochable. Votre homme étoit un démon, et vous un ange. J’espère encore que les éclaircissemens seront dignes de vous, et je les attends avec une mortelle impatience. Ma lettre vous sera remise par un exprès, qui est chargé de recevoir vos ordres pour la réponse. Votre monstre pourrait découvrir vos traces par la poste, si vous n’y apportez pas les plus soigneuses précautions. De l’esprit, de l’argent, et de mauvaises inclinations rendent un homme dangereux pour le monde entier.