Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 281

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 393-396).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

jeudi, 6 de juillet. Personne n’a jamais éprouvé, comme moi, que le véritable bonheur ne consiste pas dans l’accomplissement de nos propres désirs. Que n’aurais-je pas donné, depuis quelques semaines, pour recevoir une lettre de ma chère Miss Howe, dont l’amitié faisait ma seule consolation ? Je ne m’imaginais guère que la première qu’elle me ferait la grâce de m’écrire, serait dans un style qui m’obligeât de jeter les yeux plus d’une fois sur son seing, pour m’assurer que les deux lettres qui le composent ne sont pas le commencement d’un autre nom : car assurément, me disais-je à moi-même, ce style est celui de ma sœur Arabelle. Assurément Miss Howe, quelques reproches qu’il lui plût de me faire sur d’autres points, ne remettrait pas avec tant d’aigreur devant les yeux de son amie, des expressions échappées dans l’amertume de son cœur et dans le désordre de son esprit ; elle ne lui rappellerait pas si durement, et même avec un mêlange de raillerie, une réflexion qu’elles peuvent avoir faites ensemble, dans un temps de joie et de prospérité, lorsqu’il y avait si peu d’apparence que cette réflexion pût jamais tourner contr’elle. Mais, dans la misérable situation où je suis réduite, sans bien, sans honneur (car il m’importe peu qu’on le sache, lorsque je le sais moi-même), sans amis, sans espérance, me convient-il de me plaindre d’une chère amie, parce qu’elle n’a pas pour moi plus de bonté qu’une sœur ? Hélas ! Je ne m’aperçois que trop, à l’amertume des sentimens qui s’élèvent dans mon ame, que je ne suis point encore assez soumise à ma condition. Ce n’est pas sur votre indulgence passée, c’est sur ce que je mérite aujourd’hui, que je devais régler mon attente. Disparoissez, tristes restes d’une fierté qui ne me convient plus. Je m’efforcerai, ma chère, de faire la réponse que vous me demandez. Elle sera si longue, que je n’espère pas de pouvoir vous l’envoyer demain par votre messager : mais il m’assure qu’il peut l’attendre jusqu’à samedi. C’est donc pour samedi, que je vous promets toute l’histoire de mon infortune. Cependant je ne réponds pas de pouvoir me justifier sur toutes les circonstances. Pendant une partie du tems où ma conduite vous paraîtra mériter quelque censure, je n’étais pas à moi-même ; et jusqu’aujourd’hui, je ne sais pas encore toutes les méthodes qu’on a cruellement employées pour ma ruine. Vous me dites que, dans votre première lettre, vous m’avez fait une peinture assez fidèle de la maison où j’étais, et que vous m’avez assez précautionnée contre ce Tomlinson, pour être fort étonnée que j’aie pu consentir à retourner sur mes traces. Hélas ! Ma chère, j’ai été trompée, barbarement trompée, par les plus lâches artifices. Sans avoir connu l’infamie de cette maison, par des éclaircissemens qui ne sont pas venus jusqu’à moi, j’avais conçu pour ses habitans une aversion qui ne m’aurait jamais permis d’y retourner. Si vous m’aviez communiqué en effet les informations dont vous me parlez, elles seraient arrivées assez-tôt, et j’en aurais pu tirer un avantage infini. Mais quelle qu’ait été votre intention, vous ne m’en avez pas dit un mot dans la première de ces trois lettres, auxquelles vous me rappelez avec tant de chaleur : et pour vous en convaincre, je vous l’envoie dès aujourd’hui sous cette enveloppe. Ce que vous me dites d’une seconde lettre, qui m’a été remise en mains propres, et la description de l’état où j’étais, couchée, dites-vous, sur un lit de repos, le visage enflammé, etc., m’étonne et me confond. Ciel, aie pitié de la malheureuse Clarisse ! Que voulez-vous dire ? Quel exprès m’avez-vous envoyé ? étoit-ce quelque suppôt de M Lovelace ? Je n’étais donc environnée que de ses complices ! En vérité, ma chère, je ne comprends pas une syllabe à ce récit. Voyons. Vous dites que c’est avant mon départ d’Hamstead ! Ma tête n’avait encore souffert aucun désordre. Ma santé s’était soutenue contre l’excès de mes douleurs. Comment aurais-je pu me trouver dans l’état où votre messager m’a représentée ? Mais il est certain que je n’ai reçu de vous aucun messager. Me croyant en sûreté dans ma retraite d’Hamstead, cette raison m’y retenait plus long-temps que je ne l’aurais souhaité, dans l’espérance d’y recevoir la lettre que vous me promettiez par votre billet du 9, qui me fut apporté par mon propre messager, et dans lequel vous me faisiez compter sur l’assistance de Madame Towsend. J’étais surprise de ne pas entendre parler de vous. On me dit d’abord que vous étiez malade ; ensuite, que vous aviez eu quelque dispute avec votre mère à mon occasion, et que vous poussiez le ressentiment jusqu’à rejeter les visites de M Hickman. Je supposais, tantôt que vous n’étiez pas en état d’écrire, tantôt que la défense de votre mère faisait une juste impression sur vous. Mais je vois aujourd’hui, avec la dernière clarté, que ce méchant homme doit avoir intercepté votre lettre ; et je souhaite qu’il n’ait pas corrompu votre messager, pour l’engager à vous faire un si faux récit. C’était, dites-vous, le dimanche 11 de juin, que votre exprès me remit la lettre. Ce jour-là j’allai deux fois à l’église avec Madame Moore. M Lovelace demeura pendant mon absence, chez cette femme, où je n’avais pas voulu souffrir qu’il se logeât. Il faut que ç’ait été dans l’un ou l’autre de ces deux tems, que le messager se soit laissé séduire. Vous le saurez aisément, ma chère, en vous informant à quelle heure il arriva chez Madame Morre, et par le récit des autres circonstances. Si quelqu’un m’avait vue dans la suite, après mon retour dans l’horrible maison, combattant contre l’effet d’un abominable breuvage, et privée absolument de l’usage de ma raison (car telle est, comme vous l’apprendrez, ma déplorable aventure), peut-être alors m’aurait-on trouvée dans l’état que vous décrivez ; mais, pendant le séjour d’Hamstead, votre pauvre Clarisse était bien éloignée, comme aujourd’hui, d’avoir le visage enflammé. En un mot, ce ne peut être moi que votre messager a vue ; et, s’il a vu quelqu’un, il m’est impossible de deviner qui. Je vais m’occuper uniquement à vous dévoiler la partie la plus ténébreuse de ma triste histoire, autant du moins que l’affreuse nature du sujet me le permettra. Je ne dois pas être trop réservée non plus sur les circonstances, pour ne pas m’exposer au soupçon de chercher à les affoiblir. Mais si vous pouviez vous imaginer combien cette seule idée m’accable, vous me croiriez digne de votre pitié. Je prends un peu de relâche ici, pour employer toutes mes forces à cette entreprise. Heureuse, si mes explications vous prouvent du moins ma bonne foi et la constance de mon amitié ! Aussi-tôt, continue-t-elle, que je me vis dans un lieu de sûreté, je ne pensai qu’à prendre la plume pour vous écrire. Mon dessein, en commençant, n’était que de vous demander, en peu de mots, l’état de votre santé. Je ne pouvais attribuer votre silence qu’à la maladie. Mais, au lieu de cinq ou six lignes que je m’étais proposé d’écrire, mon cœur affligé se répandit malgré moi dans ma lettre. Les alarmes dont je n’étais pas encore revenue pour le succès de ma fuite, la fatigue de ma marche, la difficulté que j’avais eue à me procurer un logement, jointes à l’image présente de tout ce que j’avais souffert, aux circonstances de ma situation, aux nouveaux sujets de crainte que j’envisageais dans l’avenir, m’avoient jetée dans un trouble dont toutes mes expressions devaient se ressentir. Il me semble néanmoins que je relus ma lettre. Mais, désespérant d’en faire une meilleure quand j’aurais pris le parti de la recommencer, je me déterminai à la faire partir ; et, pour réponse au reproche de vous l’avoir adressée directement, je n’ai pas d’autre excuse que le désordre même qui ne me permit pas de ménager mieux mes termes. Celle que je reçus de votre mère fut un coup terrible, qui fit saigner d’abord toutes mes plaies. Cependant je remerciai bientôt le ciel d’un autre effet qu’elle produisit. Au milieu des noires vapeurs qui m’assiégeaient, et dans un excès d’abattement dont je n’espérais plus de me relever, elle eut le pouvoir de réveiller mon attention, et de ranimer mes esprits, pour me faire combattre les maux dont j’étais environnée. Mais je déplorai sincérement, comme je le fais encore, suivant l’idée de votre mère, de me voir au nombre de ces malheureuses qui ne peuvent l’être seules . Je m’affligeai jusqu’aux larmes, non-seulement de toutes les peines que je vous avais déjà causées, mais encore de celle que je venais d’y ajouter par ma nouvelle imprudence. Cet incident m’a rendu la force d’écrire à Miladi Lawrance, à Madame Norton, et même à Madame Hodges. Je vous envoie mes lettres et les réponses. Vous verrez qu’il ne manque rien à la révélation des plus lâches impostures. Cependant je ne cesse pas d’admirer comment le misérable Tomlinson a pu se procurer diverses lumières qui m’ont excitée à lui donner ma confiance. Je ne doute pas qu’en approfondissant l’histoire de Madame Fretchville et de sa maison, je n’y découvrisse une autre source de pratiques et d’inventions de la même noirceur. Mais que me reviendrait-il de pousser plus loin ces affreux éclaircissemens ? Quelle chaîne de crimes et de perfidies ! Quelle sera la fin du parjure et de l’imposteur ? Le ciel aussi outragé, aussi bravé que je suis trompée, trahie, déshonorée ! Je dois dire néanmoins, contre moi, que si ce que j’ai souffert est une suite naturelle de ma première erreur, je ne dois jamais me la pardonner ; quoique vous soyez assez partiale en ma faveur, pour me croire irréprochable jusqu’à ma première évasion. à présent, madame et ma très-chère Miss Howe, vous que je reconnais pour mes juges, permettez qu’en finissant ce triste récit, je vous demande à toutes deux ma faveur à laquelle j’attache beaucoup d’importance : c’est de n’ouvrir jamais la bouche sur les potions et les violences que l’enfer a fait employer pour ma ruine. Non que je cherche à dérober ma disgrâce aux yeux du public ; mais des attentats de cette nature exposant les coupables à toute la rigueur des loix, croyez-vous que, si M Lovelace et ses complices étoient poursuivis, je fusse capable de paraître devant un tribunal de justice, et d’y soutenir le rôle auquel je serais forcée pour leur conviction ? Puisque mon caractère étoit flétri aux yeux du monde, avant cette horrible catastrophe, et depuis le moment où j’ai quitté la maison de mon père, puisqu’il ne me reste aucun fond d’espérance sur la terre, laissez-moi descendre tranquillement au tombeau. Une larme, une seule larme d’amitié qui tombera des yeux de ma chère Miss Howe, à l’heureux moment où la mort fermera les miens, est l’unique bien qui puisse flatter la tendresse de mon cœur.