Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 283

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 398-399).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

lundi, 10 juillet. Je reprends la plume, ma très-chère amie, pour obéir à l’ordre de ma mère, en vous expliquant ce qu’elle pense de votre malheureuse histoire. Elle revient encore à son ancienne chanson. Vos malheurs, dit-elle, ont leur source dans le fatal contre-tems qui vous arracha de la maison paternelle ; car elle est persuadée (ce que je ne suis point) qu’après une nouvelle épreuve, qui devait être la dernière, vos parens étoient résolus de céder à votre aversion, s’ils l’avoient trouvée insurmontable. Mais, après tant de ridicules expériences, n’était-ce pas une folie, de supposer que vos dispositions pussent changer ? à l’égard des indignités que vous avez essuyées de la part du plus vil de tous les hommes, elle pense constamment que, s’il n’y a point d’exagération dans votre récit, comme elle en est persuadée, vous devez le poursuivre dans toute la rigueur des loix, lui et ses complices. Elle demande quels assassins, quels ravisseurs seraient jamais appelés en justice, si la modestie était une raison qui pût dispenser notre sexe de paroître devant les tribunaux, pour révéler leurs crimes ? Elle prétend qu’il est nécessaire, pour la sûreté publique, que ces bêtes de proie soient retranchées de la société ; et, si vous manquez là-dessus à ce qu’elle nomme votre devoir, elle vous croit responsable de tous les maux qu’il peut causer dans le cours de son infame vie. Qui croira jamais, m’a-t-elle dit, que Miss Harlove parle de bonne foi, lorsqu’elle assure qu’il lui importe peu que ses disgrâces demeurent cachées, si la crainte ou la confusion l’empêchent de paroître, et de demander justice pour elle-même et pour son sexe ? Ne la soupçonnera-t-on pas plutôt d’appréhender qu’on ne découvre de sa part quelque foiblesse, quelque trace d’amour, dans les informations et les éclaircissemens ? Elle ajoute que, si le coupable demeure impuni, dans un cas où le parjure, les breuvages, l’imposture et la violence ont été employés, pour la ruine d’une fille dont l’innocence est prouvée par la nature même de ces crimes, et pour le déshonneur d’une famille distinguée, il n’y a point de forfait qui mérite l’attention de la justice, ni de criminel qui doive craindre le châtiment. Elle pense aussi, et je suis de la même opinion, que les infames complices doivent subir la punition qu’elles méritent, et qu’elles ne peuvent éviter, si le procès est une fois commencé. C’est le seul moyen de détruire un nid de vipères, et de sauver quantité d’innocentes créatures. Elle m’a dit encore, que si Miss Clarisse ne trouve pas, dans son intérêt propre, des raisons assez fortes pour lui faire souhaiter une vengeance publique, elle doit vaincre ses scrupules par considération pour sa famille, pour ses amis, et pour son sexe, qui participent visiblement à sa disgrâce. Enfin, ma chère, elle déclare qu’à la place de votre mère, elle ne vous pardonnerait pas à d’autres conditions ; et, si vous vous y soumettez, elle promet d’entreprendre elle-même de vous réconcilier avec votre famille. Voilà, ma chère amie, quels sont ses sentimens sur votre infortune et sur votre situation. Je ne puis vous dire que je n’y trouve pas beaucoup de justice et de raison. Il me semble même que les loix devraient obliger une femme injuriée à poursuivre l’offenseur, et faire un crime capital de la séduction, lorsque l’innocence éclate d’un côté, et qu’on découvre, de l’autre, une suite d’artifices étudiés. Ma mère m’ordonne d’ajouter qu’elle insiste sur la nécessité de déférer votre monstre à la justice. Elle répète qu’à cette condition, non-seulement elle ne s’opposera plus à notre correspondance ; mais qu’elle entreprendra de vous réconcilier avec vos proches. Ainsi, j’attends que vous me fassiez connaître vos dispositions. J’ai demandé à ma mère, si elle me permettrait de paraître avec vous devant les juges. Sans doute, m’a-t-elle dit, si ce motif pouvait vous engager à commencer les poursuites. Je m’engage, ma chère, à vous accompagner. Oui, n’en doutez pas, pourvu que je voie seulement quelque apparence de pouvoir conduire le monstre au dénouement qu’il mérite. Encore une fois, ne tardez point à me faire connaître là-dessus vos idées, supposé néanmoins que les nôtres soient approuvées de votre famille. Mais, quelque parti, que vous preniez, mes plus ardentes prières seront pour obtenir du ciel qu’il vous donne la patience de supporter vos afflictions, comme il convient à ceux qui n’ont pas de mauvaise intention à se reprocher, et qu’il répande dans votre cœur blessé la douceur de ses consolations. Anne Howe. Il m’est impossible, ma très-chère Clarisse, de laisser partir ces deux lettres sans vous prévenir sur quelques expressions moins tendres que je ne l’aurais souhaité ; mais que je me suis vue comme forcée d’employer, parce qu’elles devaient être soumises à l’inspection de ma mère. Cependant le principal motif de ce billet est pour vous offrir de l’argent et les autres nécessités qui doivent vous manquer. Permettez à votre amie de vous rendre ce foible service. Faites-moi savoir en même temps si je puis vous être utile par moi-même, ou par ceux sur qui j’ai quelque pouvoir. Je tremble que votre retraite ne soit pas assez sûre. Cependant tout le monde est persuadé qu’il n’y a pas d’asile comparable à Londres.