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Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 284

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 399-400).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mardi, 11 de juillet. J’approuve la méthode que vous me proposez pour la sûreté de nos lettres, et j’ai déja pris des mesures qui répondront exactement à vos vues. Je suis fort éloignée de me croire parfaitement à couvert ; mais que puis-je faire de mieux ? De quelle autre retraite ai-je le choix ? Le mauvais état de ma santé, qui s’altère chaque jour de plus en plus, à mesure que la réflexion irrite mes douleurs, deviendra peut-être ma plus sûre protection. Je pensais autrefois à quitter l’Angleterre ; et si je voyais bien loin devant moi, c’est un parti que j’embrasserais volontiers : mais comptez, ma chère, que le coup fatal est porté. Ce langage ne doit pas vous surprendre. Quel cœur aurait été capable de résister ? Au fond, ma chère, mon unique amie, je desire si ardemment cette dernière scène, qui terminera tout, et je trouve tant de consolation à voir décliner mes forces, que je regrette quelquefois d’avoir reçu du ciel cette excellente constitution, qui peut encore éloigner de quelque temps l’unique bonheur où j’aspire. à l’égard des poursuites auxquelles vous m’exhortez, peut-être m’expliquerai-je sur ce point avec plus d’étendue que je n’en suis capable à présent, du moins si j’en ai la force ; car je me sens extrêmement affoiblie : mais ce que je puis dire aujourd’hui, c’est qu’il n’y a point de maux auxquels je ne me soumisse plus volontiers qu’à paroître publiquement devant un tribunal de justice pour y faire entendre mes plaintes. Je suis vivement affligée que votre mère attache la liberté de notre correspondance à cette condition. La constance de votre amitié, ma chère, et le plaisir d’en être quelquefois assurée par vos lettres, auraient fait ma seule consolation, et tout le reste de mes espérances. Cependant comme cette amitié dépend plus du cœur que de la main, je me flatte qu’elle ne m’en sera pas moins conservée. ô ma chère ! Quel fardeau que la malédiction d’un père ! Vous ne vous imagineriez pas… mais je ne dois pas vous entretenir de ces idées, vous qui n’avez jamais aimé ma famille : j’ajoute seulement qu’une réconciliation n’est plus un bien que je puisse espérer. Entre plusieurs soins, j’ai écrit à Miss Rawlings de Hamstead ; et sa réponse, que je reçois à ce moment, éclaircit les lâches inventions par lesquelles ce méchant homme s’est procuré votre lettre du 10 de juin. En substance, " j’informais Miss Rawlings de ce qui m’était arrivé par la trahison des deux femmes qui avoient osé se revêtir d’un nom respectable, et je lui déclarais que je n’avais jamais été mariée. Je la suppliais de s’informer particulièrement, et de m’apprendre qui avait pris mon nom chez Madame Moore, le dimanche 11 de juin, tandis que j’étais à l’église, pour recevoir une lettre qui m’aurait sauvée de ma ruine si j’avais eu le bonheur de la recevoir. Je lui faisais des excuses du désordre qu’elle avait dû remarquer dans mon esprit, et qui venait de l’excès de mes afflictions. Enfin, je la priais de m’envoyer le compte de ma dépense chez Madame Moore, pour me donner le pouvoir de m’acquitter ; et dans la crainte d’être observée par M Lovelace, je lui marquais une adresse détournée, dont je me croyais sûre. " Miss Rawlings m’apprend, dans sa réponse, " que le misérable avait engagé Madame Bévis à me représenter dans mon absence ; qu’il paraît que cette idée lui était venue sur le champ, à l’arrivée de votre messager ; que Madame Bévis s’était laissé persuader par la fausse supposition de vos efforts continuels pour ruiner la paix de notre mariage, et qu’elle avait reçu votre lettre sous mon nom. Elle excuse l’intention de cette jeune femme ; elle prend une part fort vive à mes infortunes ; mais elle se félicite beaucoup d’être informée assez tôt du caractère de M Lovelace, pour ne pas exécuter la parole qu’elle lui avait donnée de me rendre une visite chez Madame Sinclair, avec les deux veuves, dans la supposition que j’y étais heureuse avec lui. Elle m’apprend d’ailleurs qu’il a payé fort honorablement sa dépense et la mienne. " je vous rends grâces, ma chère, de m’avoir envoyé l’esquisse de vos deux lettres interceptées ; je vois l’extrême avantage qu’il en a pu tirer pour le succès de ses lâches desseins contre une fille infortunée dont il a fait son jouet si long-temps. Que je suis lasse de la vie ! Souffrez que je le répète. Que je sens croître l’amertume de mon cœur, lorsque je considère que les seules lettres qui pouvaient m’informer de ses horribles vues, m’armer contre lui et contre ses infames complices, sont celles qui sont tombées entre ses mains ! Quel malheur pour moi que mon évasion même lui ait donné l’occasion de les recevoir ! Cependant je ne cesse pas de m’étonner que ce Tomlinson ait pu découvrir ce qui s’était passé entre M Hickman et mon oncle. De toutes les circonstances, c’est celle qui m’a le plus aveuglée sur le caractère de cet imposteur. Les moyens par lesquels M Lovelace est parvenu lui-même à me trouver dans Hamstead, ne demeureront pas moins impénétrables pour moi. Il peut faire gloire de ses artifices. Avec plus de méchanceté que d’esprit, il peut se faire un triomphe d’avoir abusé de la simplicité de mon cœur : mais j’ose me promettre de la bonté du ciel un sort heureux dans une autre vie, tandis que le sien… hélas ! Mes désirs de vengeance ne vont pas jusqu’à cet excès. Adieu, ma très-chère amie ! Puissiez-vous être heureuse ! Alors votre Clarisse ne sera pas tout-à-fait misérable.