Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 285

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 400-401).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

mercredi au soir, 12 de juillet. Votre abattement, ma très-chère Clarisse, me jette dans des alarmes qui m’ ôtent le repos et le sommeil ; il faut que je vous écrive ; mon inquiétude ne peut trouver d’autre soulagement. Souffrez, ma chère, mon excellente amie, souffrez que je vous conjure de ne pas vous abandonner à vos peines ; consolez-vous au contraire ; mettez votre consolation dans le triomphe d’une vertu sans tache, et d’une intention irréprochable. Quelle autre femme eût été capable de résister aux épreuves que vous avez surmontées ? Le retour de M Morden ne peut être éloigné : c’est une protection que le ciel vous réserve : vous obtiendrez justice, et pour vous-même, et pour les biens qui vous appartiennent. Combien d’heureux jours n’avez-vous pas encore à vous promettre ! Le pire de tous vos maux serait d’aggraver, par un coupable désespoir, des accidens auxquels vous ne pouvez remédier. Mais pourquoi, ma chère, cette continuation d’ardeur pour votre réconciliation avec une famille implacable, qui mérite si peu vos sentimens, et dont les désirs d’ailleurs sont gouvernés par un frère avide, qui trouve son avantage à tenir la brèche ouverte ? C’est sur cette passion de vous réconcilier, que le plus vil des hommes a fondé toutes ses ruses : il a fait servir à ses vues un empressement que vous avez porté plus loin que vos espérances. Rien de plus louable assurément que votre intention ; mais il fallait que le ciel vous eût donné pour parens des chrétiens, ou du moins des payens qui eussent des entrailles. Je charge de cette courte lettre le même jeune homme que je vous ai envoyé chez Madame Moore. Dans sa simplicité, il ne manque pas d’intelligence, et sa première aventure est une leçon qui le rendra plus propre à nous servir. Permettez, je vous prie, qu’il vous voie, pour le mettre en état de me rendre compte de votre situation et de votre santé. M Hickman se serait déja procuré l’honneur de vous voir, si je n’appréhendais que ses mouvemens ne fussent observés par votre abominable monstre. Je ne vous cacherai pas que je fais observer moi-même toutes les démarches de ce perfide. Ses complots de vengeance m’alarment si vivement depuis que je suis informée du sort de mes deux lettres, qu’il fait le sujet de mes craintes jusques dans mes songes. Ma mère s’est laissée vaincre par mes instances : elle vient de m’accorder la permission de vous écrire et recevoir de vos lettres ; mais elle y met deux conditions : l’une, que vous m’écrirez sous l’enveloppe de M Hickman, dans la vue apparemment de lui attirer de moi plus de considération ; l’autre, qu’elle verra toutes nos lettres. " lorsque les filles, a-t-elle dit à quelqu’un qui me l’a redit, sont obstinées sur un point, la prudence oblige une mère d’entrer dans leurs idées, s’il est possible, plutôt que de les combattre, parce qu’elle conservera du moins l’espérance de tenir toujours les rênes. " apprenez-moi chez quelles gens vous êtes logée. Vous enverrai-je Madame Towsend pour vous procurer une autre retraite, ou plus sûre, ou plus commode ? Adieu, mon admirable amie, ma chère et mon excellente Clarisse.