Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 321

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 466-467).


Miss Clarisse Harlove, à sa mère.

samedi, 5 août.

Madame, et ma très-honorée mère, un criminel convaincu n’approcha jamais de son juge avec plus de terreur et de repentir, que j’en apporte à vos pieds. Je puis dire, avec la plus parfaite vérité, que, si ma très-humble prière ne regardait pas l’intérêt d’une autre vie, jamais je n’aurais eu cette audace. Mais, après le pardon du ciel, la grâce que j’ai à vous demander est ce qu’il y a de plus nécessaire pour le salut de votre malheureuse fille. Si ma sœur avait connu toutes mes peines, elle n’aurait pas pris plaisir à me déchirer le cœur, par une rigueur qui me paraît excessive. Il me convient peu de me plaindre de sa dureté : cependant, comme elle m’écrit que c’est à moi de faire connaître que mon repentir vient d’une véritable conviction, plus que du renversement de mes espérances, permettez-moi, madame, de vous assurer que je suis dans la disposition convenable pour demander la bénédiction que je sollicite, puisque ma prière est fondée sur le plus sincère et le plus intime repentir ; et vous vous le persuaderez plus aisément, si celle qui n’a jamais eu pour sa mère le moindre déguisement volontaire, mérite d’être crue, lorsqu’elle déclare solemnellement qu’en consentant à voir son séducteur, elle étoit déterminée à ne pas partir avec lui ; que sa téméraire démarche est moins venue de son aveuglement, que d’une odieuse contrainte ; et qu’elle y était si peu portée d’inclination, qu’au moment qu’elle est tombée au pouvoir d’autrui, elle s’est livrée à des regrets amers, qui ne se sont pas relâchés un moment, avant même qu’elle eût sujet de craindre le traitement qu’elle a malheureusement essuyé.

Je vous conjure donc, ma très chère mère, je vous conjure à genoux, car c’est dans cette posture que j’écris, de m’accorder votre bénédiction. Dites seulement en deux mots (je ne vous demande point que vous m’honoriez du nom de votre fille), dites seulement : malheureuse créature, je vous pardonne, et que le ciel ait pitié de vous ! Voilà mon unique prétention. Que je voie, de votre chère main, quelque chose d’approchant, sur le plus misérable morceau de papier. Je l’appliquerai sur mon cœur ; je le presserai contre mes lèvres, dans mes plus mortelles agitations. Je le regarderai comme un passeport pour le ciel ; et s’il n’y avait pas trop de présomption à demander qu’il fût au nom des deux personnes à qui je dois le plus de respect et d’amour, il ne me resterait rien à désirer. C’est alors que je m’écrierais : " grand Dieu ! Dieu de miséricorde ! Tu vois, dans ce papier, l’absolution d’un père et d’une mère justement irrités. Oh ! Joins-y la tienne, et reçois une pénitente dans les bras de ta bonté " !

Je n’emploie pas, madame, les motifs de la tendresse maternelle, dans la crainte de paroître encore plus coupable aux yeux de mes rigides censeurs. Mais, au nom de Dieu, daignez prononcer que vous m’avez pardonnée, si vous ne voulez pas que le désespoir accompagne jusqu’à sa dernière heure, votre

Cl Harlove.