Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 322

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 467-468).


Miss Charlotte Montaigu, à Miss Clarisse Harlove.

lundi, 7 d’août.

Très-chère miss,

nous n’avons pas attendu la lettre que vous me faites l’honneur de m’écrire, pour juger que M Lovelace est absolument indigne de vous, et qu’il mériterait bien plutôt un rigoureux châtiment, que le bonheur auquel nous ne cessons pas d’aspirer pour lui. Aussi l’espérions-nous moins de votre considération pour un si vil offenseur, que des sentimens d’amitié que nous souhaiterions de vous inspirer pour nous ; car nous étions tous déterminés à vous aimer, à vous admirer, à vous donner les plus tendres marques de notre tendresse et de notre admiration, quelque conduite qu’il pût tenir avec vous.

Mais, après votre lettre, qu’oserons-nous dire de plus ? Cependant je reçois ordre de vous écrire, au nom de toutes les personnes qui vont signer la mienne, pour vous faire connaître à quel point nous sommes touchés de vos peines ; pour vous dire que milord a défendu pour jamais, à M Lovelace, d’entrer dans son appartement ; et comme les malheureux effets du mécontentement de votre famille peuvent vous exposer à quelque incommodité dans votre situation, milord, miladi Lavrance et miladi Sadleir, vous supplient d’accepter pour toute votre vie, ou du moins jusqu’à ce que vous soyez entrée en possession de votre propre bien, cent guinées par quartier, qui vous seront portées régulièrement par une personne de confiance : et ne croyez pas, ma chère miss, nous vous en conjurons tous, que vous ayez obligation de cette offre aux amis du vil personnage ; car il n’a plus un ami parmi nous.

Nous vous demandons tous votre estime, et les mêmes sentimens que vous auriez pris pour nous, si nous avions obtenu le bonheur dont nous faisions notre plus douce espérance. Nos vœux se réuniront sans cesse, pour obtenir du ciel le rétablissement de vos forces, et la plus longue vie ; et puisque vous ne voulez plus recevoir nos sollicitations en faveur de ce misérable, permettez du moins, lorsqu’il sera parti pour les pays étrangers, comme il s’y prépare, que nous cherchions à nous procurer l’honneur d’une liaison personnelle avec une personne incomparable. C’est la plus ardente prière de vos très-humbles, etc.

M

Sara Sadleir.

Elis Lawrance.

Charl Montaigu.

Marthe Montaigu.

p s. vous nous causeriez un mortel chagrin, si vous refusiez nos justes offres. Chère miss, ne nous punissez pas des crimes d’autrui. Nous faisons partir cette lettre par un exprès, qui nous rapportera sans doute une réponse aussi favorable que nous le désirons. M Lovelace se sert de la même occasion pour écrire : mais nous ne savons pas à qui, comme il ignore lui-même à qui nous écrivons ; car nous nous fuyons de part et d’autre, et nous habitons les deux extrémités du château.