Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 326

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 471-472).

M. Belford, à M. Lovelace.

Ta situation commence à me faire pitié, depuis que je te crois de bonne foi dans la peinture que tu fais de ton amour et de tes peines ; d’autant plus que, quelque jugement qu’il te plaise d’en porter, il me paraît fort difficile que la santé de Miss Harlove se rétablisse. Je me flatte qu’au fond tu n’es pas fâché que je lui aie communiqué les extraits de tes lettres. La justice que tu n’as pas cessé de rendre à sa vertu, fait tant d’honneur à ton ingénuité, que j’ai cru te rendre un important service ; du moins dans l’esprit d’une femme qui te connaît par des traits moins honorables ; car, avec toute autre, je conviens que j’aurais eu tort : cependant, si vous trouvez mauvais que j’aie pris le parti de l’obliger dans un point que je reconnais délicat, nous nous expliquerons à notre première entrevue ; je vous ferai voir, non-seulement les extraits, mais les liaisons que je leur ai données en votre faveur à l’égard de l’exécution testamentaire, n’entreprends pas, je te prie, de régler ma conduite et mes idées. Je ne dépends de personne, apparemment. Il me semble qu’au contraire tu devrais te réjouir que la justification de sa mémoire soit entre les mains d’un homme qui te traitera, toi et tes actions, comme tu n’en saurais douter, avec toute la douceur que l’honneur lui permettra. Tu me parais toujours surprenant. Que veux tu dire, lorsque tu as le front d’observer " qu’il lui convient peu de crier merci pour elle-même, elle qui n’en a point pour autrui " ? Oses-tu prétendre que les deux cas se ressemblent ? Ce qu’elle demande uniquement, c’est la dernière bénédiction d’un père et d’une mère, leur dernier pardon pour une faute qu’on peut nommer involontaire, s’il est vrai même qu’elle mérite le nom de faute. Elle n’a d’ailleurs aucune espérance d’être reçue de sa famille. Toi, tu demandes le pardon d’une injure préméditée : on te l’accorde, à condition que tu ne donneras pas de nouveaux sujets de chagrin ; et ce pardon te laisse l’espérance de rentrer en grâce, peut-être même de te voir un jour le maître absolu du plus riche trésor du monde. Que je te trouve injuste ! La raison commencerait-elle à t’abandonner ?