Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 325

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 470-471).


M Lovelace à Miss Clarisse Harlove.

lundi, 7 août.

Malgré les raisons qui doivent me faire craindre autant de difficulté à faire entendre mes prières qu’à mériter ma grâce, je ne puis me défendre de vous écrire encore une fois, pour vous supplier de me donner le pouvoir d’expier, autant qu’il est possible, les injures dont je me reconnais coupable ; et j’espère que cette hardiesse vous offensera moins qu’une visite. Votre pureté angélique et le réveil de ma conscience sont des témoignages qui déposent hautement contre moi. Mais la bonté qui vous porterait à me pardonner, vous donnerait des droits éternels sur ma reconnaissance et ma soumission. Pardonnez-moi donc, ma très-chère vie, ma divinité sur la terre, fondement visible de toutes mes espérances futures ! Comme vous espérez le pardon pour vous-même, vous qui croyez avoir besoin de le demander aussi à la bonté du ciel, daignez me l’accorder, et consentir à vous trouver au pied de l’autel avec moi, devant les personnes qu’il vous plaira de nommer ; pour vous assurer des droits inaltérables sur le plus repentant et le plus affectionné de tous les coeurs. Mais peut-être souhaiteriez-vous un tems d’épreuve. Peut-être une juste défiance et de vifs mécontentemens vous font-ils trouver trop de difficulté à me rendre votre faveur aussi-tôt que mon cœur la désire. Dans cette supposition, je me soumets à toutes vos volontés. Vous ne m’imposerez point de conditions que je n’embrasse avec ardeur, si vous me donnez la moindre espérance qu’après une expiation dont vous réglerez la durée, après des preuves éclatantes d’une réformation telle que vous m’en tracerez les loix, vous consentirez enfin d’être à moi.

Honorez-moi donc de quelques mots de réponse, pour m’encourager dans cet espoir conditionnel, si ce n’est pas pour me donner des espérances plus prochaines et des encouragemens encore plus généreux. Me refuser ma grâce si chère et si précieuse, c’est me jeter dans le dernier désespoir. Mais, alors même, je dois, à toutes sortes de risques, chercher l’occasion de me jeter à vos pieds, pour n’avoir point à me reprocher d’avoir omis quelque chose qui m’ait paru propre à vous attendrir ; car c’est de vous, madame, c’est du pardon de votre cœur, que je fais dépendre tout mon bonheur pour ce monde et pour l’autre. Rejeté de vous, je n’attends plus rien de la miséricorde du tout-puissant. Je suis assez réveillé, pour comprendre que le pardon de l’innocence injuriée est une condition qui doit précéder celui du ciel, et que dès ici-bas sans doute, l’auteur de notre être donne ce pouvoir à l’innocence, sur les misérables qui osent l’offenser sans raison ; et qui serait autorisé à ce pouvoir, si vous ne l’étiez pas ? En un mot, votre cause, madame, est celle de la vertu, et par conséquent celle de Dieu même : ne dois-je pas m’attendre qu’il la fera triompher par la perte d’un homme qui s’est rendu aussi coupable que moi, si vous marquez, en me rejetant, que vous me jugez indigne de pardon ?

Je vous assure, madame, qu’il n’entre dans mes instances aucune vue temporelle ou mondaine. Je reconnais que je ne mérite point le pardon que je vous demande. Milord M et ses sœurs ne méritent pas non plus le mien. Je les méprise du fond du cœur, pour avoir eu la présomption de s’imaginer que je puisse être conduit par la vue d’aucun avantage qu’ils aient le pouvoir de m’accorder. De tout ce qui respire, il n’y a que vous dont je veuille recevoir des loix. Toute votre conduite m’a paru fondée sur des principes si nobles, et vos ressentimens ont été si justes, que je ne vois rien en vous que sous un air divin ; infiniment plus aimable aussi qu’il n’aurait jamais pu l’être, si vous n’aviez pas souffert les barbares injustices dont le souvenir remplit aujourd’hui mon ame de tristesse et d’horreur. Mais, je le répète, tous mes désirs se réduisent actuellement à quelques lignes, qui puissent guider mes pas incertains, et me faire espérer (si vous portez si loin la condescendance) qu’après avoir vérifié mes promesses par ma conduite, il me sera permis d’aspirer à l’honneur d’être éternellement à vous.

Lovelace.