Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 347

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 516-517).


M Belford à M Lovelace.

jeudi au soir, 31 août.

En finissant ma dernière lettre, je me flattais, à l’occasion de celle de M Morden, que la première visite que je rendrais à l’étonnante Miss Harlove, me ferait apprendre quelques circonstances aussi agréables qu’on peut en espérer dans sa situation : mais il en est arrivé tout autrement, quoiqu’elle n’en juge pas comme moi ; et de ma vie je n’ai été si frappé que dans l’occasion dont j’ai le récit à vous faire.

Lorsque je suis entré chez elle, vers sept heures du soir, elle m’a dit que, depuis que je l’avais quittée, le plaisir qu’elle avait reçu de la lettre de son cousin, avait d’abord excité ses esprits, jusqu’à lui faire admirer le changement qu’elle éprouvait ; mais qu’ensuite, s’étant livrée à de fâcheuses comparaisons, elle avait trouvé fort dur que ses plus proches parens n’eussent pas pris avec elle les méthodes par lesquelles M Morden avait commencé ; c’est-à-dire, qu’ils n’eussent pas cherché à se procurer des informations, et qu’ils ne l’eussent point entendue avant que de la condamner. à peine avait-elle fini cette réflexion, qu’entendant sur l’escalier le bruit de quelques hommes qui paroissaient transporter un grand coffre, elle a tressailli, et son visage s’est couvert de rougeur. Elle m’a regardé d’un air inquiet. Les imprudens ! A-t-elle dit ; ils sont arrivés deux heures trop tôt. Ne soyez pas surpris, monsieur ; c’est un soin que j’ai voulu vous épargner.

Avant que j’aye eu le temps de répondre, Madame Smith est entrée, en s’écriant : oh ! Madame, qu’avez-vous fait ? Madame Lovick, qui s’est présentée aussi-tôt, a fait la même exclamation ; et moi, qui ai su de ces deux femmes, tandis qu’elle s’avançait vers la porte, que c’était un cercueil qu’on lui apportait : juste ciel ! Me suis-je écrié aussi ; madame, qu’avez-vous fait ? Oh ! Lovelace ! Que n’étais-tu témoin de cette scène ? Toi, qui as toutes ces horreurs à te reprocher, je suis sûr que tu n’aurais pas été moins touché que moi, qui n’ai, grâces au ciel, à répondre d’aucune de ses afflictions.

Après avoir ordonné tranquillement aux porteurs de placer leur fardeau dans sa chambre de lit, elle est revenue vers nous. Ils avoient ordre, nous a-t-elle dit d’un air aussi calme, de prendre le temps de l’obscurité pour l’apporter. Vous excuserez, M Belford : et vous, mesdames, ne vous alarmez point. Il n’y a que la nouveauté qui doive ici vous surprendre. Pourquoi serions-nous plus choqués de cette vue que de celle des tombes de nos prédécesseurs que nous voyons tous les jours à l’église, et dont nous savons que les cendres seront un jour mêlées avec les nôtres ? Nous sommes tous demeurés en silence ; les femmes, avec leurs tabliers sur les yeux. Elle a repris : pourquoi cette tristesse, à l’ocsion de rien ? Si je mérite quelque blâme, c’est pour avoir marqué un soin excessif de cette partie terrestre. Mais j’aime à régler tout ce qui me regarde moi-même. Mes affaires essentielles sont si avancées, que j’ai du loisir pour des choses moins importantes. Peut-être aurais-je eu ce devoir de reste, dans un tems où j’aurais été moins capable de le remplir. Je n’ai ni mère ni sœur ; Madame Norton et Miss Howe ne sont pas proches de moi. Vous auriez ce spectacle dans peu de jours, si ce n’était pas aujourd’hui ; et peut-être quelqu’un de vous en aurait-il l’embarras. Qu’importe pour vous une différence si courte, lorsqu’il me cause moins de peine que de plaisir ? Ces préparatifs ne rendront pas ma mort plus prompte. L’usage n’est-il pas de faire un testament, quand on a quelque chose à laisser ? Et si l’on n’est pas effrayé d’un acte si lugubre, pourquoi le serait-on de la vue d’un cercueil ? Mes chères amies (en s’adressant aux deux femmes), j’ai pesé toutes ces réflexions. Seroit-il possible que depuis plusieurs semaines, avec un objet tel que moi devant les yeux, vous ne vous fussiez pas entretenues des mêmes idées ? Que de raison dans ce langage ! Il marquait assez qu’elle y avait pensé long-temps. Cependant je n’en ai pas été moins révolté par la vue d’un cercueil, en présence de l’aimable personne qui vraisemblablement ne tardera guère à le remplir. Elle a proposé aux femmes d’entrer dans sa chambre avec elle, pour le voir de plus près, en les assurant que ce spectacle leur paraîtrait moins choquant, lorsqu’il leur serait un peu plus familier. Je lui ai représenté que c’était nourrir dangereusement sa tristesse, et j’ai pris congé d’elle. Les femmes l’ont suivie. Sexe étrange ! Rien ne les arrête et n’est capable de les effrayer, lorsque la curiosité les presse, et qu’elles ont la nouveauté pour amorce.

Vendredi, premier septembre.

Je reçois ta lettre. Que ta gaieté m’étonne, au milieu de tant de scènes affligeantes ! Tes talens et ta légéreté pris ensemble, le monde n’a rien produit de semblable à toi. Mais ce que tu viens de lire doit t’avoir touché ; ou rien n’en sera jamais capable, jusqu’au jour de ta propre mort, que tes propres réflexions te feront trouver extrêmement terrible ! Cependant je suis charmé que tu me donnes le pouvoir d’assurer Miss Harlove que tu ne penses point à la troubler ; c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’après avoir ruiné sa fortune et toutes ses espérances, tu veux bien la laisser mourir en paix.

Le présent que tu fais à la sœur de Belton, et la nécessité où tu as mis Tourville et Mowbray d’imiter ton exemple, sont des actions dignes de ta générosité pour ton bouton de rose ; dignes d’un grand nombre d’autres actions louables en matière pécuniaire, sur lesquelles je te rends volontiers témoignage ; car ton bouton de rose est le seul exemple d’une jolie femme à qui tu aies rendu service avec le même désintéressement. En vérité, Lovelace, je prends plaisir à te louer, et tu sais que j’en ai toujours saisi l’occasion, jusqu’au point que, ne trouvant rien dans ta conduite qui méritât mes éloges, j’ai applaudi souvent à la bonne grâce dont je te voyais faire des actions qui méritaient la corde. à présent que tu t’es rapproché, je t’écrirai aussi souvent que je croirai t’obliger par le récit des circonstances : mais je crains de n’être pas long-temps à t’apprendre la nouvelle que tu redoutes. Madame Smith m’envoie prier de me rendre chez elle, et me fait dire qu’elle doute si je trouverai Miss Harlove en vie à mon arrivée.

À deux heures, après midi.

Je ne veux pas fermer ma lettre, sans vous tirer d’une incertitude qui augmenterait beaucoup votre impatience. J’ai fait attendre exprès votre courrier. Miss Harlove avait perdu deux fois toute connaissance ; et le médecin qu’on avait fait appeler, craignant un troisieme accident, dont il n’espérait pas qu’elle pût revenir, avait jugé, qu’en qualité d’exécuteur je devais être averti. Elle était assez tranquille lorsque je suis arrivé. Le médecin lui a fait promettre, devant moi, de ne plus penser à sortir de sa chambre dans un état si foible. Madame Lovick, qui l’accompagne toujours à l’église, nous a fait trembler plusieurs fois du danger où elle s’expose pour satisfaire sa piété.

Je ne retiendrai votre laquais que pour me donner le temps de vous redemander mes dernières lettres, dont je n’ai pu trouver le moyen de garder des copies depuis mon retour d’Epsom. Si vous faites difficulté de m’obliger sur ce point, je serai tenté de retarder le départ de tout ce que j’aurai désormais à vous écrire, parce que je souhaite absolument d’en conserver le double.

Un messager arrive à ce moment, avec une lettre de Miss Howe.