Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 348

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 517-519).


Miss Howe à Miss Clarisse Harlove.

mardi au soir, 29 août.

Enfin, ma très-chère amie, je suis de retour ; et j’étais revenue dans l’espérance de passer par Londres, pour vous embrasser ; mais un accident que je reproche à la rigueur de mon sort, m’a privée d’une si douce satisfaction. Ma mère est tombée malade ; hélas ! Ma chère, elle est fort mal. Vous êtes très-mal aussi, comme je l’apprends par votre lettre du 25. Que deviendrais-je, si j’avais le malheur de perdre deux si chères et si tendres amies ! Une fièvre des plus violentes a saisi ma mère en chemin ; l’accès redouble à notre arrivée, et les médecins paroissent embarrassés de sa situation.

Je vois, je vois, ma chère, que vous n’êtes pas mieux qu’elle, et je ne puis soutenir cette idée. Faites un effort, ma chère Clarisse ; faites, faites un effort pour l’amour de moi, et ne tardez pas à me marquer qu’il a réussi. Que le porteur m’apporte une ligne de vous. Ah ! Qu’il ne revienne pas sans une ligne. Si je vous perds, amie plus chère que n’aurait jamais pu l’être une sœur, et si je perds ma mère, je me défierai de ma propre conduite, et je renoncerai pour jamais au mariage. Quelles ténèbres sont déjà répandues autour de moi !… mais je suis obligée de me rendre auprès du lit de ma mère, qui ne peut être un moment sans me voir.

Mercredi, 30.

Ma mère est beaucoup mieux, grâces au ciel ! Elle a passé une fort bonne nuit. Je reprends la plume avec plus de joie et de liberté, dans l’espérance qu’il vous est arrivé aussi quelque changement favorable. Si ce bonheur est accordé à mes prières, je bénis mon sort. Je vous écris avec d’autant plus d’ardeur et d’impatience, que j’ai l’occasion de traiter un sujet qui vous intéresse beaucoup. Votre cousin, ma chère, m’est venu voir ce matin ; il m’a parlé d’une entrevue qu’il eut mardi avec M Lovelace au château de M. Il m’a fait mille questions sur vous et sur votre monstre. Il dépendait de moi de faire naître entre eux de belles scènes ; mais faisant réflexion que M Morden est d’un caractère ardent, et que c’était augmenter vos chagrins, que de l’exposer à quelque malheur de la part d’un homme dont l’adresse est si connue dans les armes, je n’ai pas représenté les choses sous leur plus mauvaise face. Cependant, comme je ne pouvais mentir en sa faveur, vous pouvez juger que j’en ai dit assez pour lui faire maudire le misérable.

Malgré la considération où le colonel Morden a toujours été dans votre famille, je ne me suis point aperçue qu’il ait eu le crédit d’amener les esprits aux moindres termes de réconciliation. Quelles peuvent être leurs vues ? Mais j’apprends que votre frère est revenu d’écosse : aussi l’honneur, la réputation de la famille est le cri commun.

Le colonel est de fort mauvaise humeur contre eux. Cependant il ne paraît pas qu’il ait vu jusqu’à présent votre brutal de frère. Je lui ai dit que vous étiez fort mal, et je lui ai communiqué une partie de votre dernière lettre. Il vous admire ; il maudit Lovelace ; il s’emporte contre toute votre famille ; il déclare qu’ils sont tous indignes de vous. Je n’ai pu refuser à ses instances de lui laisser prendre copie des endroits de votre lettre que j’avais cru lui pouvoir lire. Il assure qu’aucun de vos proches ne vous croit si mal, et ne voudra se le persuader. Ils vous aiment tous, dit-il, et très-chérement. S’il est vrai qu’ils vous aiment, leur dureté sera pour eux, dans les tristes suppositions que vous me faites envisager, le sujet d’un remords éternel ; mais il semble qu’à présent ces barbares veulent vous voir souffrir jusqu’aux portes de la mort.

Votre cousin m’a fait diverses questions sur M Belford ; et lorsqu’il a su les motifs de votre liaison avec ce galant homme, et son désintéressement dans tous les services qu’il vous a rendus, il n’a pu retenir sa colère contre ceux qui ont formé d’injurieux soupçons sur ses visites. Son inquiétude était si vive pour vous, que jeudi 24, il chargea un homme de confiance d’aller s’informer de votre situation. On fit une triste peinture de votre santé, et l’on ajouta que vous aviez été réduite à de grands embarras pour vous soutenir : mais comme cette réponse venait de votre hôtesse, et qu’elle était mêlée de quelques réflexions un peu amères, quoique justes, sur la cruauté de vos proches, ils n’y ont pas ajouté beaucoup de foi. Je me flatte moi-même qu’elle ne peut être vraie ; car il est impossible que vous fassiez assez d’injustice à mon amitié, pour demeurer exposée à quelques besoins, faute d’argent. Je crois que je ne vous le pardonnerais de ma vie.

En qualité d’un de vos curateurs, le colonel est résolu de vous mettre en possession de votre terre. Il s’est fait remettre, par le même droit, le produit de vos revenus, depuis la mort de votre grand-père ; ce qui monte à des sommes considérables, qu’il se propose de vous porter lui-même. Mais quelques mots échappés me font juger que vous avez trompé la petitesse d’esprit de certaines gens, en vous dispensant de leur demander du secours, puisqu’ils étoient déterminés à vous laisser dans le chagrin et l’embarras. Leur caractère se soutient. Je puis faire cette réflexion sans offense.

M Morden s’imagine que, pour préliminaire de réconciliation, leur dessein est de vous engager à faire un testament par lequel vous disposerez de votre bien suivant leurs intentions. Mais il proteste qu’il ne perdra point vos intérêts de vue, sans avoir obligé tout le monde à vous rendre justice ; et qu’il saura bien empêcher qu’amis ou ennemis ne vous en imposent. Parens ou ennemis, devait-il dire, car les amis n’en imposent point à leurs amis. Ainsi, ma chère, leur dessein est de vous faire acheter votre paix. Votre cousin (ce n’est pas moi, ma chère, quoique telle ait toujours été mon opinion) dit que votre famille est trop riche pour être humble, raisonnable ou modérée ; que pour lui, qui jouit d’une fortune indépendante, il pense à vous la laisser tout entière. Si le lâche Lovelace avait consulté du moins l’intérêt de la sienne, quels avantages n’aurait-il pas trouvés avec vous, quand votre mariage vous aurait privée de votre part à la succession paternelle ?

J’ai préparé le colonel à la résolution où vous êtes de nommer M Belford pour un office dont nous espérons encore que l’exécution sera différée long-temps. Il en a paru d’abord extrêmement surpris ; mais, après avoir entendu les raisons auxquelles je me suis rendue, il a seulement observé qu’une disposition de cette nature déplairait beaucoup à votre famille. Il s’est procuré, m’a-t-il dit, une copie de la lettre où Lovelace implore votre bonté, et s’offre à toutes sortes de réparations pour la mériter, avec la copie de votre réponse. Je vois qu’il souhaite beaucoup votre mariage, et qu’il ne l’espère pas moins, comme un remède, dit-il, qui est capable de réparer toutes les brèches.

Je ne finirais pas si tôt, et je répondrais à chaque article de votre dernière lettre, si, dans l’espérance où je suis de voir bientôt ma mère hors de danger, je n’étais résolue de me rendre à Londres pour vous expliquer tout ce que j’ai dans l’esprit, et pour vous dire, ma très-chère amie, en mêlant mon ame avec la vôtre, combien je suis, et serai toujours votre, etc.

Anne Howe.