Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 367

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 542-543).


M Belford à Milord M.

à Londres, 14 septembre.

Milord,

j’appréhende extrêmement que, malgré les dernières déclarations de Miss Clarisse Harlove, ses infortunes ne produisent quelque nouveau désastre après sa mort. Cette crainte, milord, me porte à vous proposer de faire partir incessamment votre neveu pour l’Italie, où je compte que son séjour éteindra bientôt tous les ressentimens. Mais comme il ne faut pas espérer qu’il s’éloigne de cette île, s’il se défie des motifs qui doivent vous le faire souhaiter, on peut lui donner pour prétexte son propre repos et sa santé. Tous les pays du monde sont égaux pour M Mowbray et M Tourville ; ils consentiront peut-être à l’accompagner. J’apprends avec joie qu’il commence à se rétablir ; mais c’est une raison de plus pour presser son départ ; et je crois que le délai serait dangereux.

Vous n’ignorez pas, milord, que cette incomparable personne m’a fait l’honneur de me confier l’exécution de ses dernières volontés. J’en vais transcrire un article qui regarde votre illustre famille ; et je prends la liberté de mettre sous mon enveloppe une lettre dont il serait inutile de nommer l’auteur et d’expliquer le sujet. Votre prudence, milord, vous fera juger s’il est à propos, et dans quelles circonstances il convient qu’elle soit remise à son adresse. J’ai l’honneur, etc.

Belford.

à Monsieur Lovelace.

je vous ai dit, monsieur, dans ma dernière lettre, que vous en recevriez une autre de moi lorsque je serais arrivée à la maison de mon père. Je présume, avec une humble confiance, qu’au moment où vous la recevez, je suis dans cette heureuse demeure ; et je vous invite à me suivre aussi-tôt que vous serez préparé pour cet important voyage.

Sans pousser l’allégorie plus loin, mon sort est accompli dans le moment que ces caractères frappent vos yeux. Ma sentence est prononcée, et je suis un être heureux ou misérable à jamais. Si je suis heureuse, je n’en ai l’obligation qu’à la bonté infinie du ciel. Si je suis condamnée à des malheurs sans fin, je les dois à votre injuste cruauté. Considérez donc, pour votre propre intérêt, léger, cruel, malheureux jeune homme ! Considérez si le barbare et perfide traitement que j’ai reçu de vous, méritait le hasard où vous avez mis votre ame immortelle ; puisque vos criminelles vues ne pouvaient être remplies que par la violation libre et volontaire des sermens les plus solennels, aidée d’une violence et d’une bassesse indignes de l’humanité.

Il en est temps encore, et je vous avertis, pour la dernière fois, d’ouvrir les yeux sur votre conduite. Votre songe doré ne peut durer long-temps. La carrière où vous marchez ne peut avoir de charmes, qu’autant que vous en écartez les réflexions. Une malheureuse insensibilité est le seul fondement sur lequel votre paix intérieure est établie. Lorsque vous deviendrez la proie des maladies, lorsque les remords commenceront à vous faire sentir leur pointe, que votre condition sera terrible ! Quel triomphe vous ferez-vous alors, d’avoir été capable, par une suite de noirs parjures et de lâchetés étudiées, sous le nom de galanteries et d’intrigues, de trahir de jeunes personnes sans expérience, qui ne connaissaient peut-être que leur devoir avant que de vous avoir connu ? Pas une bonne action à vous rappeler dans ce temps de langueur, pas même une intention vertueuse ! D’horribles souvenirs de toutes parts, et les cris d’une conscience épouvantée ! Réduit à souhaiter en vain l’anéantissement, pour lequel vous vous croiriez heureux de pouvoir composer !

Songez, monsieur, que je ne puis avoir d’autres motifs dans cette lettre que votre propre intérêt, et celui de l’innocence, qui peut encore être abusée par vos noires inventions et par vos parjures. Mes vœux pour votre réformation ne sont pas ceux d’une épouse suppliante qui s’efforcerait de vous inspirer des sentimens dont elle aurait à tirer autant d’avantage que vous. Ils sont désintéressés, et je ne connais aucun devoir qui m’y oblige. Mais je me défierais de mon propre repentir, si j’étais capable de rendre le mal pour le mal ; et quelque noirs qu’aient été vos outrages, je dois être capable de vous pardonner, comme je souhaite le pardon du ciel pour moi-même.

Je répète donc que je vous pardonne, et que je prie le tout puissant de vous pardonner aussi. Au moment que j’écris cette lettre, il ne me reste point d’autre regret que celui d’avoir causé à des parens, les plus indulgens du monde jusqu’au moment où je vous ai connu, un mortel chagrin, par le scandale que j’ai donné au public, par le déshonneur dont j’ai couvert ma famille et tout mon sexe, et par le tort irréparable que j’ai fait à la vertu. Si je ne considère que moi-même, vous ne m’avez dérobé que des avantages passagers, dont je ne jouirai plus lorsque vous recevrez ma lettre. Vous n’avez fait qu’accourcir une vie qui me promettait quelques agrémens, mais dont la durée était incertaine, et la fin tôt ou tard infaillible. Je vous dois peut-être des remerciemens, pour m’avoir garantie de porter ma part d’un joug fâcheux avec un homme qui m’aurait causé vraisemblablement autant de chagrins que j’aurais vécu de jours. Je vous en dois encore plus pour m’avoir ouvert, par un chemin rempli, à la vérité, de douleurs et d’afflictions, l’entrée d’une vie que j’ose me promettre heureuse. Ainsi, quoique je ne sois redevable de rien à vos intentions, vous m’avez rendu, monsieur, un service réel. Je souhaite votre bonheur en revanche ; mais telles ont été jusqu’à présent votre conduite et vos actions, qu’il ne vous reste pas un moment à négliger pour le repentir. Vous dire que pendant quelque temps je vous ai donné la préférence sur tous les autres hommes, c’est faire un aveu dont je dois rougir, puisqu’alors même j’étais fort éloignée de vous croire des mœurs réglées. Il est vrai que je l’étais encore plus de vous croire capable, vous et tout autre homme au monde, des affreux excès dont vous vous êtes noirci. Mais j’emporte la consolation d’avoir été long-temps fort au-dessus de vous ; car, je vous ai méprisé du fond du cœur, depuis que j’ai connu votre horrible caractère ; et vous ne serez pas surpris de la contrariété de ces sentimens, si j’ajoute que cette préférence n’était pas fondée sur d’aveugles motifs. J’ai eu la présomption, ou peut-être la foiblesse, de me regarder comme un instrument que la providence pouvait employer pour rappeler des voies du vice, un homme que je croyais digne de cette entreprise. Vous devez même juger, par l’effort que je fais aujourd’hui pour vous réveiller de votre léthargie sensuelle, que je n’ai pas renoncé tout-à-fait à mes espérances.

écoutez-moi donc, malheureux Lovelace, comme un oracle certain, dont la voix s’élève d’entre les morts. Vous n’avez pas un moment à perdre. Le ciel, qui vous exhorte au repentir par ma bouche, vous annonce en même tems ses vengeances.

Puissiez-vous trembler de cette menace ! Puisse-t-elle vous faire éviter le sort qui attend les hommes abandonnés, et vous faire acquérir des droits à la clémence que vous avez méprisée si long-temps ! C’est le vœu sincère de Cl Harlove.