Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 49

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 213-216).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

mercredi au soir, 22 de mars. J’apprends de Betty, que, sur le rapport de ma tante et de ma sœur, tous mes parens assemblés ont pris contre moi une résolution unanime, vous la trouverez dans une lettre de mon frère que je viens de recevoir, et que je vous envoie. Mais je suis bien aise qu’elle me revienne aussitôt que vous l’aurez lue. Elle peut m’être nécessaire dans la suite de ces démêlés. Miss Clary, je reçois ordre de vous déclarer que mon père et mes oncles ayant appris de votre tante Hervey ce qui s’est passé entr’elle et vous, et de votre sœur, le traitement qu’elle a essuyé de votre part ; ayant rappelé tout ce qui s’est passé entre votre mère et vous ; ayant pesé toutes vos raisons et toutes vos offres ; ayant considéré leurs engagemens avec M Solmes, la patience de cet honnête homme, son extrême affection pour vous, et le peu de facilité que vous lui avez donné vous-même pour vous faire connaître son mérite et ses propositions : ayant considéré de plus deux autres points ; savoir, l’autorité paternelle, ouvertement offensée, et les instances continuelles de M Solmes (quoique vous les ayez si peu méritées), pour vous faire délivrer d’une prison à laquelle il veut bien attribuer l’aversion que vous marquez pour lui, n’y pouvant donner d’autre explication, lorsque vous avez assuré votre mère, que vous avez le cœur libre ; ce qu’il est porté à croire, et ce que je vous avoue néanmoins que personne ne croit que lui : que, pour toutes ces raisons, dis-je, il a été résolu que vous irez chez votre oncle Antonin. Préparez-vous au départ. Vous ne serez pas avertie du jour long-temps auparavant, et vous en comprenez les raisons. Je vous apprendrai honnêtement les motifs de cette résolution : il y en a deux ; l’un, pour s’assurer que vous n’entretiendrez plus de correspondance illicite ; car on sait de Madame Howe, que vous êtes en commerce de lettres avec sa fille, et peut-être avec quelque autre, par son entremise ; le second, pour vous mettre en état de recevoir les visites de M Solmes, que vous avez jugé à propos de refuser ici, et pour vous donner le moyen, dont vous vous êtes privée jusqu’à présent, de connaître quel homme et quels avantages votre obstination vous a fait rejeter. Si quinze jours de conversation avec M Solmes, et tout ce que vos amis ne cesseront point de vous représenter en sa faveur, n’empêchent pas que vous ne demeuriez endurcie par vos correspondances clandestines, vous convaincrez tout le monde que l’ amor omnibus idem de Virgile (pour l’intelligence duquel je vous renvoie à votre traduction des géorgiques , par Dryden ) se vérifie dans vous, comme dans tout le reste de la création animale , et que vous ne pouvez ou que vous ne voulez pas renoncer à votre prévention en faveur du sage, du vertueux, du pieux Lovelace. (je fais, voyez-vous, tous mes efforts pour vous plaire !) alors on examinera s’il convient de satisfaire cet honorable caprice, ou de vous abandonner pour toujours. Comme votre départ est une chose réglée, on espère que vous vous y déterminerez de bonne grâce. Votre oncle n’épargnera rien pour vous faire trouver de l’agrément dans sa maison. Mais, à la vérité, il ne vous promettra pas de tenir toujours le pont levé. Les personnes que vous verrez, outre M Solmes, seront, moi-même, si vous m’accordez tant d’honneur ; votre sœur, et, suivant la conduite que vous tiendrez avec M Solmes, votre tante Hervey et votre oncle Jules. Cependant les deux derniers pourront bien se dispenser de vous voir, si vous leur faites craindre d’être fatigués par vos invocations plaintives . Betty Barnes est nommée pour vous servir. Et je dois vous dire, miss, que votre dégoût pour cette honnête fille, ne nous donne pas plus mauvaise opinion d’elle ; quoique, dans le désir qu’elle aurait de vous obliger, elle regarde comme un malheur de vous déplaire. On vous demande un mot de réponse, pour savoir si vous êtes disposée à partir de bonne grâce. Votre indulgente mère, m’ordonne de vous assurer, de sa part, que les visites de M Solmes, pendant quinze jours, sont aujourd’hui tout ce qu’on exige de vous. Je suis, comme il vous plaira de le mériter, votre, etc. James Harlove. Ainsi, ma chère, voilà le chef-d’ œuvre de la politique de mon frère. Consentir de bonne grâce à me rendre chez mon oncle, pour y recevoir ouvertement les visites de M Solmes. Une chapelle, une maison écartée. Toute correspondance impossible avec vous. Nulle ressource pour la fuite, si l’on employait la violence pour me lier avec un homme odieux. Quoiqu’il fût assez tard lorsque j’ai reçu cette insolente lettre, j’ai fait sur le champ ma réponse, afin que mon frère la puisse recevoir demain à son réveil. Vous en trouverez ici la copie, et vous y verrez combien j’ai été choquée de son outrageante érudition et de ses invocations plaintives . D’ailleurs, comme l’ordre de me tenir prête à partir est au nom de mon père et de mes oncles, le juste ressentiment que je marque est en même-tems un petit trait de l’art dont on m’accuse pour justifier mon refus, que mon frère et ma sœur ne manqueraient pas de faire passer pour un acte de révolte. Il est clair pour moi, ma chère, qu’ils ne croiraient avoir obtenu que la moitié de ce qu’ils se proposent, en me forçant d’épouser M Solmes, s’ils ne me faisaient pas perdre entièrement la faveur de mon père et de mes oncles. Trois lignes, mon frère, suffisaient pour m’informer de la résolution de mes amis ; mais vous auriez manqué l’occasion d’étaler votre pédanterie par une si infame allusion au vers de Virgile. Permettez-moi de vous dire, monsieur, que si l’humanité a fait une partie de vos études au collège, elle n’a pas trouvé en vous un esprit propre à recevoir ses impressions. Je vois que mon sexe, et la qualité de sœur, ne sont pas des titres qui me donnent droit à la moindre décence, de la part d’un frère qui paraît s’être plutôt appliqué à cultiver ses mauvaises qualités naturelles, qu’aucune de ces dispositions à la politesse que la naissance doit donner indépendamment de l’éducation. Je ne doute pas que cet exorde ne vous déplaise ; mais, comme vous vous l’êtes attiré justement, mon inquiétude là-dessus diminuera d’autant plus de jour en jour, que je vous vois chercher à faire briller votre esprit aux dépens de la justice et de la compassion. Je suis lasse enfin de souffrir des mépris et des imputations qui conviennent moins à un frère qu’à personne ; et j’ai, monsieur, une grâce particulière à vous demander : c’est d’attendre, pour vous mêler du soin de me chercher un mari, que j’aie la présomption de proposer une femme pour vous. Pardonnez, s’il vous plaît ; mais je ne puis m’empêcher de croire que, si j’avais l’art de mettre mon père de mon côté, mes droits seraient les mêmes, à votre égard, que ceux que vous vous attribuez sur moi. Quant à l’information que vous me donnez par votre lettre, je suis disposée, comme je le dois, à recevoir tous les ordres de mon père ; mais cette déclaration, néanmoins, venant d’un frère qui a fait éclater depuis peu tant d’animosité contre moi, sans autre raison que celle de se trouver une sœur de trop pour son propre intérêt, je me crois en droit de conclure qu’une lettre, telle que vous me l’avez envoyée, est uniquement de vous ; et de vous déclarer, à mon tour, qu’aussi long-temps que j’en aurai cette opinion, il n’y aura point de lieu où je puisse aller volontairement, ni même sans violence, pour y recevoir les visites de M Solmes. Je crois mon indignation si juste, pour l’honneur de mon sexe comme pour le mien, que, dans la profession que je fais de ne pas déguiser mes sentimens, je vous déclare aussi que je ne recevrai plus de vos lettres, si je n’y suis obligée par une autorité à laquelle je ne disputerai jamais rien, excepté dans un cas où mon bonheur, pour l’avenir et pour la vie présente, est également intéressé : et si j’avais le malheur de tomber dans ce cas, je serais sûre que la rigueur de mon père viendrait moins de lui-même que de vous, et des spécieuses absurdités de vos ambitieux systêmes. Irritée comme je le suis, j’ajouterai qu’en me supposant même aussi perverse et aussi obstinée que je me l’entends reprocher, on ne m’aurait jamais traitée si cruellement. Consultez votre cœur, mon frère ; dites à qui j’en ai l’obligation : et voyez de quoi je suis coupable, pour mériter tous les maux que vous avez fait tomber sur moi.

Clarisse Harlove.

Lorsque vous aurez lu cette réponse, vous me direz, ma chère, ce que vous pensez de moi. Il me semble que je ne profite pas mal de vos leçons.