Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 50

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 216-218).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

jeudi matin, 23 de mars. Ma lettre a causé bien du trouble. Personne n’avait quitté le château cette nuit. On avait souhaité que mes oncles fussent présens, pour donner leurs avis sur ma réponse, si je refusais de me soumettre à des ordres qu’on croyait si raisonnables. Betty raconte que mon père, dans sa première fureur, parlait de monter à ma chambre, et de me chasser sur le champ de sa maison. On n’a pu le retenir qu’en lui faisant entendre que c’était répondre à mes vues perverses, et m’accorder ce qui faisait sans doute l’objet de tous mes désirs. Enfin ma mère et ma tante ayant représenté qu’au fond j’avais été blessée par les premières mesures, on a conclu que mon frère m’écrirait d’un style plus modéré ; et comme j’ai déclaré que, sans le commandement d’une autorité supérieure je ne recevrais plus de ses lettres, ma mère a pris la peine d’écrire les deux lignes suivantes, pour tenir lieu d’adresse : " Clary, recevez et lisez cette lettre avec la modération qui convient à votre sexe, à votre caractère, à votre éducation et au respect que vous nous devez. Vous y ferez une réponse adressée à votre frère. " Charlotte Harlove. Jeudi matin. J’écris encore une fois, malgré l’impérieuse défense de ma petite sœur. Votre mère le veut absolument, pour vous ôter tout prétexte d’excuse, si vous persistez dans votre pervivacité . Je crains bien, miss, que ce mot ne m’attire le nom de pédant . On veut flatter jusqu’à la moindre apparence de cette délicatesse qui vous faisait admirer de tout le monde… avant que vous eussiez connu Lovelace. Cependant j’avouerai sans peine, puisque votre mère et votre tante le désirent, (elles auraient du penchant à vous favoriser si vous ne leur en ôtiez le pouvoir) que je puis m’être attiré votre réponse par quelques expressions peu ménagées. Remarquez néanmoins qu’elles la trouvent très- indécente . Vous voyez, miss, que je m’essaie à prendre un langage poli, lorsque vous paroissez l’abandonner. Voici de quoi il est question. On vous prie, on vous demande en grâce, on vous supplie (lequel de ces termes trouvez-vous agréable, Miss Clary ?) de ne pas faire difficulté d’aller chez votre oncle Antonin. Je vous répète de bonne foi que c’est dans les vues que je vous ai expliquées par ma dernière ; sans quoi il est à présumer qu’on n’aurait pas besoin de vous prier , de vous demander en grâce , de vous supplier . C’est une promesse qu’on a faite à M Solmes, qui ne cesse point d’être votre avocat, et qui s’afflige de vous voir renfermée, parce qu’il regarde cette contrainte comme la source de votre aversion pour lui. S’il ne vous trouve pas mieux disposée en sa faveur, lorsque vous serez délivrée de ce que vous nommez votre prison, il prendra le parti de renoncer à vous, quelque peine qu’il lui en puisse coûter. Il vous aime trop, et c’est en quoi il me semble qu’on pourrait douter de son jugement, auquel vous n’avez pas rendu d’ailleurs assez de justice. Consentez donc, pendant quinze jours seulement, à recevoir ses visites. Votre éducation (vous m’avez si bien parlé de la mienne !) ne doit vous permettre aucune incivilité pour personne. J’espère qu’il ne sera pas le premier homme (à l’exception de moi néanmoins) que vous voulussiez traiter grossièrement par la seule raison qu’il est estimé de toute votre famille. Je suis tout ce que vous avez dessein de faire de moi, un ami, un frère, un serviteur. Mon regret est de ne pouvoir pousser la politesse encore plus loin, pour une sœur si polie, si délicate ! James Harlove. P s. Il faut m’écrire encore ; du moins si votre bonté vous fait condescendre à nous honorer d’une réponse. Votre mère ne veut point être troublée par vos inutiles invocations . Le voilà encore, Mademoiselle Clary, ce malheureux terme qui vous déplaît. Répétez le nom de pédant à votre frère. à M Harlove le fils.

jeudi, 22 de mars. Permettez, mes très-chers et très-honorés père et mère, que, ne pouvant obtenir l’honneur de vous écrire directement, je vous dérobe un moment d’audience par cette voie ; du moins, si ma lettre trouve le chemin ouvert jusqu’à vous. Qu’il me soit permis de vous assurer qu’il n’y a qu’un invincible dégoût qui puisse me donner de l’opposition à vos volontés. Que sont les richesses, comparées au bonheur ? Pourquoi vouloir que je sois livrée cruellement à un homme pour lequel je ne sens que de l’aversion ? Qu’il me soit permis de répéter que la religion même me défend d’être à lui : j’ai de trop hautes idées des devoirs du mariage. Lorsque je prévois une vie misérable ; lorsque mon cœur y est moins intéressé que mon ame ; mon bonheur présent moins que mon bonheur futur ; pourquoi m’ ôterait-on la liberté du refus ? Cette liberté est tout ce que je demande ; il me serait aisé d’accorder quinze jours à la conversation de M Solmes, quoiqu’il ne m’en fût pas moins impossible de surmonter mon dégoût. Mais une maison écartée, une chapelle, et le peu de compassion que j’ai trouvé jusqu’à présent dans mon frère et ma sœur, sont capables de m’inspirer d’étranges craintes : et comment mon frère peut-il dire qu’à la prière de M Solmes ma prison finira chez mon oncle, lorsqu’elle doit devenir plus étroite que jamais ? Ne me menacera-t-on pas de tenir le pont fermé ? Aurai-je un père et une mère auxquels je puisse appeler en dernier ressort ? Je vous conjure de ne pas remettre à un frère et à une sœur votre autorité sur votre malheureuse fille ; à un frère et une sœur qui m’accablent de duretés et de reproches, et qui s’attachent, comme je n’ai que trop de raison de le craindre, à vous représenter sous de fausses couleurs mes discours et ma conduite ; sans quoi, il serait impossible qu’ayant toujours eu tant de part à votre faveur, je fusse tombée si bas dans votre estime. Tous mes vœux se réduisent à une seule grâce. Permettez-moi, ma chère mère, de travailler sous vos yeux, comme une de vos femmes ; et vous vous convaincrez par vous-même, que ce n’est ni caprice ni prévention qui me gouverne. Que du moins je ne sois pas chassée de votre maison ! M Solmes peut aller et venir, suivant les désirs de mon père. Je ne demande que la liberté de me retirer lorsqu’il paraîtra, et j’abandonne le reste à la providence. Pardonnez, mon frère, s’il y a quelque apparence d’art dans la voie que je prends pour m’adresser à un père et une mère, lorsqu’il m’est défendu de leur écrire et de m’approcher d’eux. Il est bien dur pour moi d’être réduite à cette ressource ! Pardonnez aussi, avec la générosité d’un cœur noble et la tendresse qu’un frère doit à sa sœur, une franchise que j’ai peut-être poussée trop loin dans ma dernière lettre. Quoique depuis quelque temps vous m’ayez fait attendre de vous peu de faveur et de compassion, je ne laisse pas de vous demander ces deux sentimens, parce que je n’ai pas mérité que vous me les refusiez. Vous n’êtes que mon frère, aussi long-temps que, grâce au ciel, mon père et ma mère vivent pour le bonheur de leur famille ; mais je suis persuadée que vous avez le pouvoir de rendre la paix à votre malheureuse sœur. Clarisse Harlove. Betty m’est venu dire que mon frère a déchiré ma lettre, et qu’il se propose de me faire une réponse capable de me réduire au silence ; d’où je dois conclure que j’aurais pu toucher le cœur de quelqu’un, si le sien avait moins de dureté. Que le ciel lui pardonne !