Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 51

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 218-221).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

jeudi au soir, 23 de mars. Je vous envoie la lettre dont j’étais menacée, et qui vient d’être remise entre mes mains. Mon frère, ma sœur, mon oncle Antonin, et M Solmes, sont ensemble, me dit-on, à relire la copie, avec toute la joie d’un triomphe, comme une pièce victorieuse à laquelle ils ne craignent point de réponse. Si je vous écris encore une fois, mon inflexible sœur, c’est pour vous faire savoir que la jolie invention que vous avez employée pour faire passer vos pathétiques lamentations par mes mains jusqu’à mon père et ma mère, n’a pas eu l’effet que vous en espériez. Je vous assure que votre conduite n’a pas été représentée sous de fausses couleurs. Il n’en est pas besoin. Votre mère, qui est si ardente à saisir l’occasion d’expliquer favorablement tout ce qui vient de vous, s’est vue forcée, comme vous ne l’ignorez pas, de vous abandonner entiérement. Ainsi l’expédient de travailler sous ses yeux est tout-à-fait inutile. Vos ruses plaintives lui sont insupportables : c’est par ménagement pour elle qu’il vous est défendu de paraître en sa présence ; et vous n’y reparoîtrez jamais qu’aux conditions qu’il lui plaira de vous imposer. Il s’en est peu fallu que vous n’ayez fait une dupe de votre tante Hervey. Elle ne descendit hier de chez vous que pour plaider en votre faveur. Mais lorsqu’on lui eut demandé ce qu’elle avait obtenu de vous, elle regarda autour d’elle, sans avoir rien à répondre. Votre mère surprise aussi par le tour d’adresse que vous avez joué sous mon nom, (car ne me défiant pas de votre ingénieux subterfuge, j’ai commencé à lire la lettre) a voulu absolument qu’elle fût lue jusqu’au bout, et s’est écriée d’abord, en se tordant les mains, que sa Clary, sa chère fille, ne devait pas être forcée. Mais lorsqu’on lui a demandé si elle souhaitait pour son gendre un homme qui brave toute la famille, et qui a versé le sang de son fils, et ce qu’elle avait obtenu de sa fille bien aimée, qui fût capable de lui inspirer ce mouvement de tendresse, sur-tout après avoir été trompée par les apparences d’une fausse liberté de cœur, elle n’a fait que jeter aussi les yeux autour d’elle. Alors loin de prendre parti pour une rebelle, elle s’est confirmée dans la résolution de faire valoir son autorité. On s’imaginerait, mon enfant, que vous avez une fort haute idée des devoirs du mariage ; et j’engagerais ma vie, néanmoins, que, semblable à toutes les autres femmes, dont j’excepte une ou deux que j’ai l’honneur de connaître, vous irez promettre à l’église ce que vous oublierez en sortant, pour ne vous en souvenir de votre vie. Mais, doux enfant ! (comme votre digne maman Norton vous appelle) pensez un peu moins à l’état conjugal, du moins jusqu’à ce que vous y soyez arrivée, et remplissez un peu mieux vos devoirs de fille. Comment pouvez-vous dire que tout le mal sera pour vous, tandis que vous en faites tomber une si grande partie sur votre père et votre mère, sur vos oncles, sur votre tante, sur moi et sur votre sœur, qui vous avons aimée si tendrement depuis près de dix-huit ans que vous êtes au monde ? Si je ne vous ai pas donné lieu, dans ces derniers tems, de faire beaucoup de fond sur ma faveur et ma compassion, c’est que dans ces derniers tems, vous avez peu mérité l’une et l’autre. Je ne comprends point votre idée, maligne petite folle que vous êtes, lorsqu’ajoutant que je ne suis que votre frère, (dégré de parenté fort léger apparemment pour vous) vous prétendez qu’il ne dépend pas moins de moi de vous rendre cette paix qui est entre vos mains quand vous voudrez la devoir à vous-même. Vous demandez pourquoi l’on vous ôte la liberté de refuser ? C’est, jolie petite miss, parce qu’on est persuadé qu’elle serait bientôt suivie de la liberté de choisir. Le misérable, à qui vous avez donné votre cœur, ne cesse de le dire ouvertement à tous ceux qui veulent l’entendre. Il se vante que vous êtes à lui ; et la mort est ce qu’il promet à quiconque entreprendra de lui enlever sa proie. C’est précisément ce point que nous pensons à lui disputer. Mon père, croyant pouvoir s’attribuer les droits de la nature sur un de ses enfans, est absolument déterminé à les soutenir : et je vous demande à vous-même ce qu’il faut penser d’un enfant qui donne la préférence à un vil libertin sur son père. Voilà le jour dans lequel tout ce débat doit être placé. Rougissez donc, délicatesse qui ne peut souffrir la citation du poëte ! Rougissez, modestie virginale ! Et si vous êtes capable de conviction, Miss Clary, rendez-vous à la volonté de ceux à qui vous devez l’être, et demandez à tous vos amis l’oubli et le pardon d’une révolte sans exemple. Ma lettre est plus longue que je ne me proposais de vous en écrire jamais, après l’insolence que vous avez eue de me le défendre. Mais je reçois la commission de vous déclarer que tous vos amis sont aussi las de vous tenir renfermée, que vous de l’être. Préparez-vous donc à vous rendre dans peu de jours chez votre oncle Antonin, qui, malgré vos craintes, fera lever son pont lorsqu’il le voudra, qui recevra chez lui des compagnies de son goût, et qui ne fera pas démolir sa chapelle pour vous guérir de l’aversion que vous commencez à prendre pour les lieux destinés au service divin : idée d’autant plus folle, que, si nous voulions employer la force, votre chambre serait aussi propre que tout autre lieu pour la cérémonie. Vos préventions contre M Solmes, vous ont malheureusement aveuglée. La charité nous oblige de vous ouvrir les yeux. Cet honnête homme ne paroît méprisable qu’à vous : et dans un provincial qui est trop sensé pour vouloir faire le petit maître, je ne vois point ce qu’il y a de plus à désirer du côté des manières. à l’égard de son naturel, il faut que vous le connaissiez mieux pour en juger. Enfin, je vous conseille de vous disposer de bonne heure à partir, autant pour votre propre commodité, que pour faire voir à vos amis qu’il y a du moins quelque chose en quoi vous n’êtes pas fâchée de les obliger. Vous me compterez parmi eux quand il vous plaira de le mériter ; quoique je ne sois que votre frère . James Harlove. P s. Si vous êtes disposée à recevoir M Solmes et à lui faire quelques excuses de votre conduite passée, pour vous mettre en état de le voir ensuite dans quelque autre lieu avec moins d’embarras, il se rendra où vous le jugerez à propos. Si vous souhaitez aussi de lire les articles, avant qu’on vous les présente pour vous les faire signer, on vous les enverra sur le champ. Qui sait s’ils ne vous aideront pas à forger quelque nouvelle objection ? Votre cœur est libre, vous savez. Il faut bien qu’il le soit, car ne l’avez-vous pas dit à votre mère ? Et la pieuse Clarisse serait-elle capable d’une imposture ? Je ne vous demande point de réponse. Il n’en est pas besoin. Cependant je vous demande, miss, si vous n’avez plus d’offres à proposer ? La fin de cette lettre m’a piquée si vivement, quoiqu’elle puisse avoir été ajoutée sans la participation des autres, que j’ai pris aussitôt ma plume, dans l’intention d’écrire à mon oncle Jules, pour lui demander, suivant votre avis, que ma terre me soit rendue. Mais le courage m’a manqué, lorsque je suis venue à faire réflexion que je n’ai pas un ami qui soit propre à me soutenir, et que cette démarche ne servirait qu’à les irriter, sans répondre à mes vues. Oh ! Si M Morden était ici. N’est-il pas bien cruel pour moi, qui me croyais, il n’y a pas long-temps, chérie de tout le monde, de n’avoir personne qui puisse parler en ma faveur, prendre mes intérêts, ou m’accorder un asile, si je me trouvais dans la nécessité d’en chercher ? Moi qui ai eu la vanité de penser que j’avais autant d’amis que je connaissais de personnes, et qui me flattais même de n’en être pas tout-à-fait indigne, parce que, dans l’un et l’autre sexe, dans toutes sortes d’états, entre les pauvres comme parmi les riches, tout ce qui porte l’image de mon auteur, avait sa juste part à ma tendre affection. Plût au ciel, ma chère, que vous fussiez mariée ! Peut-être M Hickman se laisserait-il engager par votre prière à m’accorder sa protection jusqu’à la fin de cet orage. D’un autre côté ce serait l’exposer à quantité d’embarras et de dangers ; ce que je ne voudrais pas pour tous les avantages du monde. Je ne sais ce que je dois faire. Non, je ne le sais pas. J’en demande pardon au ciel, mais je sens que ma patience est épuisée. Je souhaiterois… hélas ! J’ignore ce que je puis souhaiter sans crime. Cependant je souhaiterais qu’il plût à Dieu de m’appeller à lui dans sa miséricorde : je n’en ai plus à me promettre ici bas. Qu’est-ce que ce monde ? Qu’offre-t-il à désirer ? Les biens dont nous avons l’espérance sont si mêlés, qu’on ne sait de quel côté doivent tomber les désirs. La moitié du genre humain sert à tourmenter l’autre, et souffre elle-même autant de tourment qu’elle en cause. C’est particuliérement le cas où je suis, car, en me rendant malheureuse, mes proches ne travaillent pas pour leur propre bonheur ; à l’exception néanmoins de mon frère et de ma sœur, qui paroissent y trouver leurs délices, et jouir de tout le mal qu’ils me font. Mais il est temps d’abandonner la plume, puisqu’au lieu d’encre il n’en coule que du fiel.