Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 66

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 273-277).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

vendredi, 31 de mars. Vous m’avez rendu un compte fort obligeant de votre silence. Les malheureux sont toujours dans le doute, toujours portés à changer les accidens les plus inévitables en froideur et en négligence, sur-tout de la part de ceux dont ils souhaitent de conserver l’estime. Je suis sûre que ma chère Anne Howe ne sera jamais du nombre de ces amies qui ne s’attachent qu’à la prospérité : cependant son amitié m’est si précieuse, que je peux douter du moins si je mérite qu’elle me soit conservée. Vous m’accordez si généreusement la liberté de vous gronder, que je crains de la prendre. Je me défierais plus volontiers de mon propre jugement, que de celui d’une chère amie, dont l’ingénuité à reconnaître ses fautes, la met au-dessus du soupçon d’en commettre de volontaires. Je tremble presque à vous demander si vous ne vous trouvez pas trop cruelle, trop peu généreuse, dans votre conduite à l’égard d’un homme qui vous aime si chèrement, et qui est d’ailleurs si honnête et si sincère ? Si ce n’était vous, je regretterais qu’il y eût quelqu’un au monde qui fût capable de me surpasser dans cette vraie grandeur d’ame qui inspire de la reconnaissance pour les blessures qui nous viennent de la main d’un véritable ami. Je me suis peut-être rendue coupable d’un excès d’indiscrétion qui ne peut être excusé que par le trouble où je suis, si c’est même une excuse. Comment dois-je m’y prendre à présent pour vous prier, comme je le ferai toujours avec instance, de vous abandonner hardiment à ce charmant esprit qui, sous des apparences riantes, pénètre un défaut jusqu’au vif ? Un malade serait bien aveugle, s’il redoutait la sonde dans une main si délicate. Mais je suis embarrassée à vous faire cette prière, dans la crainte qu’elle ne devienne pour vous une raison d’être plus réservée. La satyre, désirée ou permise, se change trop facilement en éloge, dans un censeur généreux qui s’aperçoit qu’on profite de ses railleries. Les vôtres ont l’instruction pour objet ; et quoiqu’un peu mordantes, ne laissent pas de plaire. Il n’y a point de corruption à craindre dans la blessure d’une pointe aussi légère que la vôtre, qui n’est envenimée ni par la méthode, ni par l’intention. C’est un art que nos modernes les plus admirés ont mal connu ; pourquoi ? Parce qu’il doit tirer ses principes de la bonté du naturel, et que, dans l’exercice, il doit être dirigé par la droiture du cœur. Ne m’épargnez donc pas parce que je suis votre amie ; et que cette raison, au contraire, vous excite à m’épargner moins. Je puis sentir la pointe du trait, toute fine qu’elle est entre vos mains ; j’en puis être peinée : vous manqueriez votre but si je ne l’étais pas. Mais, après un moment de sensibilité, comme je vous l’ai dit plus d’une fois, je vous en aimerai au double : mon cœur corrigé sera tout à vous, et sera plus digne de vous. Vous m’avez appris ce que je dois dire à M Lovelace, et ce que je dois penser de lui. Vous m’avez représenté d’avance, avec beaucoup d’agrémens, la méthode qu’il employera vraisemblablement pour se réconcilier avec moi. S’il l’entreprend en effet, je vous représenterai à mon tour tout ce qui se passera dans cette occasion, pour recevoir vos avis, s’ils arrivent assez tôt, et votre censure ou votre approbation, lorsque vos lettres me viendront trop tard. Il me semble que, quelque parti qu’on me permette ou qu’on me force de prendre, les juges favorables doivent me considérer comme une personne qui n’est plus dans sa direction naturelle. Poussée comme au hasard par les vents impétueux d’une contradiction passionnée, et d’une rigueur que j’ose accuser d’injustice, je vois le port désiré du célibat, où je suis portée par tous mes désirs : mais j’en suis repoussée par les vagues écumantes de l’envie d’un frère et d’une sœur, et par les furieux tourbillons d’une autorité qui se croit injuriée ; tandis que, d’un côté, mes regards aperçoivent, dans Lovelace, des rocs contre lesquels je puis briser malheureusement, et de l’autre, dans Solmes des sables sur lesquels je suis menacée d’échouer. Horrible situation, dont la vue me fait frémir ! Mais vous, mon charitable pilote, quelle charmante ressource ne me faites-vous pas entrevoir, si j’ai le malheur d’être réduite à l’extrémité ? Je ne veux pas trop compter, comme vous avez la précaution de m’en avertir, sur le succès de vos sollicitations auprès de votre mère : je connais ses principes de soumission aveugle dans un enfant. Cependant je me flatte aussi de quelque espérance, parce qu’elle concevra qu’un peu de protection, accordée si à propos, peut me sauver d’une plus grande témérité. Dans cette heureuse supposition, elle gouvernera toutes mes démarches. Je ne ferai rien que par ses avis et les vôtres. Je ne verrai personne, je n’écrirai pas une lettre, et personne ne saura où je suis, sans son consentement. Qu’elle me place dans une chaumine ; je n’en sortirai pas, à moins que, sous quelque déguisement, ou comme votre femme de chambre, il me soit permis le soir de faire un tour de promenade avec vous : et je ne demande cette protection secrète que jusqu’à l’arrivée de M Morden , qui ne peut tarder long-temps. L’ouverture que vous me donnez, de porter une partie de mes habits au dépôt, me paraît dangereuse dans l’exécution, et je serai obligée de me réduire à mettre à part un peu de linge avec mes papiers. Depuis quelque temps Betty a jeté curieusement les yeux sur mes armoires, lorsque j’en ai tiré quelque chose en sa présence. Un jour, après avoir fait cette observation, je laissai exprès mes clés en descendant au jardin. à mon retour, je la surpris qui avait la main dessus, comme venant de s’en servir. Elle parut confondue de me voir rentrer sitôt. Je feignis de ne m’en être pas aperçue ; mais lorsqu’elle se fut retirée, je trouvai que mes habits n’étoient pas dans l’ordre que je connaissois. Je ne doutai pas que sa curiosité ne fût venue de plus loin ; et craignant qu’on n’abrégeât mes promenades, si je n’allais pas au-devant des soupçons, je me suis accoutumée depuis, entr’autres petites ruses, non-seulement à laisser mes clefs aux armoires, mais à me servir quelquefois de cette fille pour en tirer mes habits l’un après l’autre, sous prétexte d’en ôter la poussière, et d’empêcher que les fleurs ne se ternissent, ou seulement de me désennuyer, faute d’occupation plus sérieuse. Outre le plaisir, que les petits comme les grands prennent à voir des habits riches, je remarque que cet office

l’attache beaucoup ; comme si ses observations faisaient partie de son ministère ! C’est à la confiance qu’ils ont dans un espion si fidèle, et la certitude que je n’ai pas un seul confident dans la famille, parce que je n’ai recherché le secours de personne, quoique je sois aimée de tous les domestiques, que je crois devoir la liberté qu’on me laisse pour mes promenades. Peut-être que, ne m’ayant remarqué aucun mouvement vers le dehors, ils en concluent plus certainement que je me laisserai vaincre enfin par leurs persécutions. Autrement ils devraient penser qu’ils irritent assez ma patience, pour me faire chercher, dans quelque démarche téméraire, un remède à des traitemens si durs : et je demande pardon au ciel, si je me trompe ; mais je crains que mon frère et ma sœur n’en fussent pas fort affligés. S’il arrivait donc, contre toutes mes espérances, que cette fatale démarche devînt nécessaire, il faudrait me contenter de partir avec les habits que j’aurais sur moi. L’usage où je suis de m’habiller pour tout le jour, après mon déjeûner, préviendra toute défiance ; et le linge que je mettrai au dépôt, suivant votre conseil, ne saurait m’être inutile. N’admirez-vous pas jusqu’où s’étend mon attention, et combien je suis ingénieuse à trouver les moyens d’aveugler ma geolière, pour écarter les soupçons de ses maîtres ? J’éprouve que l’adversité donne de l’invention. Vous ne sauriez croire tout ce que j’ai mis en usage pour accoutumer mes surveillans à me voir souvent descendre au jardin et visiter ma volière. Tantôt j’ai besoin d’air, et je me trouve mieux aussi-tôt que je suis hors de ma chambre. Tantôt je me sens mélancolique ; et mes bantams, mes faisans, ou la cascade, ont le pouvoir de me divertir : les premiers, par leurs mouvemens animés, qui réveillent mes esprits ; la cascade plus pompeusement, par ses échos et ses creux murmures. Quelquefois la solitude fait mes uniques délices. Que je trouve de secours pour la méditation, dans le silence de la nuit, dans la fraîcheur de l’air, dans le spectacle du lever ou du coucher du soleil ! Quelquefois, lorsque je suis sans dessein et que je n’attends point de lettres, je suis assez officieuse pour prendre avec moi Betti. Il m’est arrivé aussi de l’appeler pour me suivre, lorsque je n’ignorais pas qu’elle était employée d’un autre côté et qu’elle ne pouvait venir. Voilà mes principales ressources ; mais je les subdivise, et j’en compose une infinité d’autres, en changeant les noms et les formes. Elles ont toujours, non-seulement de la vraisemblance, mais même de la vérité, quoiqu’elles soient rarement mon principal motif. Que les mouvemens de la volonté sont agiles ! Que la répugnance cause de pesanteur et fait naître de difficultés ! Le moindre obstacle, qui favorise le dégoût, est une masse de plomb attachée aux pieds, qui les rend immobiles. Vendredi, à onze heures du matin. J’ai déjà fait un paquet d’une partie de mon linge. Ce n’est pas sans avoir beaucoup souffert pendant tout le temps que j’y viens d’employer : et je souffre encore de la seule pensée que cette précaution soit devenue nécessaire. Lorsque vous le recevrez, aussi heureusement que je l’espère, ayez la bonté de l’ouvrir. Vous y trouverez deux autres paquets cachetés ; l’un qui contient les lettres que vous n’avez pas vues, c’est-à-dire, celles que j’ai reçues depuis la dernière fois que je vous ai quittée ; l’autre qui est le recueil des lettres, des copies de lettres et de tout ce que nous nous sommes écrit, entre vous et moi, depuis le même tems ; avec quelques autres papiers, sur divers sujets si supérieurs à moi, que je ne puis souhaiter qu’ils tombent jamais sous des yeux moins indulgens que les vôtres. Si mon jugement mûrit avec l’ âge, je me déterminerai peut-être à les revoir. Dans une troisième division, qui est aussi cachetée, vous trouverez toutes les lettres de M Lovelace, depuis qu’on lui a interdit l’entrée de cette maison, et les copies de toutes mes réponses. J’attends de votre amitié que vous ouvrirez le dernier paquet, et qu’après avoir lu tout ce qu’il contient, vous me direz librement ce que vous pensez de ma conduite. Remarquez, en passant, que je ne reçois pas un mot de cet homme-là ; pas un seul mot. Ma réponse fut mise au dépôt mercredi. Elle y demeura jusqu’au lendemain. Je ne saurais vous dire à quelle heure elle fut levée hier, parce que je ne pris pas la peine de m’en instruire jusqu’au soir. Elle n’y était plus alors. Point de réplique aujourd’hui à dix heures ! Je le suppose d’aussi mauvaise humeur que moi. De tout mon cœur. Il aurait peut-être l’ame assez basse, s’il avait jamais quelque pouvoir sur moi, pour se venger des peines que je lui ai causées. Mais, à présent, j’ose assurer qu’il n’en aura pas l’occasion. Je commence à le connaître, et je me flatte que nous sommes également dégoûtés l’un de l’autre. Mon cœur est dans une tranquillité inquiete , si je puis hasarder cette expression : inquiete, à cause de l’entrevue que j’appréhende avec Solmes, et des conséquences dont je suis menacée ; sans quoi, je serais parfaitement tranquille : car enfin je n’ai pas mérité le traitement que je reçois ; et si je pouvais me défaire de Solmes, comme je crois être délivrée de Lovelace, l’influence de mon frère et de ma sœur, sur mon père, ma mère et mes oncles ne durerait pas long-temps contre moi. Vous aurez la bonté de laisser passer les cinq guinées que vous trouverez liées dans le coin d’un mouchoir, comme une petite récompense que je crois devoir aux services de votre fidèle Robert. Ne vous y opposez pas, ma chère. Vous savez que j’aime à me satisfaire sur ces bagatelles. Mon premier dessein était de vous envoyer aussi le peu que j’ai d’argent, et même une partie de mes diamans : mais ce sont des choses portatives , et que je ne puis oublier. D’ailleurs, si quelque soupçon faisait désirer de voir mes diamans, sans que je fusse en état de les montrer, ce serait une démonstration de quelque dessein, dont on ne manquerait pas de me faire un crime. Vendredi à une heure, dans le bûcher. Rien encore de la part que vous savez ! J’ai apporté fort heureusement mon paquet jusqu’ici, et j’ai trouvé votre lettre d’hier au soir. Si Robert prend la mienne sans emporter le paquet, hâtez-vous de le renvoyer, et de l’avertir qu’il doit le prendre aussi. De la manière dont je l’ai placé, il me semble qu’en étendant un peu le bras, il ne saurait le manquer. Vous pouvez juger par le sujet de votre lettre, que je ne tarderai point à vous répondre. Clarisse Harlove.