Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 67

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 277-278).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

jeudi au soir, 30 mars. Préparez-vous au récit de mes découvertes sur la conduite et la bassesse de votre abominable monstre, dans le misérable cabaret qu’il appelle une hôtellerie. Les roitelets et les moineaux ne sont pas une proie indigne de cet affamé vautour. Ses assiduités, ses veilles, ses périls nocturnes, les rigueurs de la saison, qu’il brave si courageusement, ne doivent pas être mis entièrement sur votre compte. Il a trouvé des consolations pour adoucir des peines si dures : une petite créature douce et jolie, suivant la peinture qu’on me fait ; innocente jusqu’à son arrivée ; mais, la pauvre petite ! Qui peut dire à présent ce qu’elle est ? Son âge, dix-sept ans, à peine accomplis. Il a d’ailleurs, pour compagnie, son ami, son camarade de débauche ; un homme de belle humeur et d’intrigue, comme lui, avec lequel il ne s’ennuie pas le verre à la main ; et quelquefois un ou deux autres libertins, tous déguisés suivant leur caprice. La tristesse n’approche pas de cette bande joyeuse. N’ayez pas d’inquiétude, ma chère, pour le rhume de votre Lovelace. Il n’a pas la voix si enrouée, que sa Betsey , son bouton de rose , comme le misérable l’appelle, ne puisse fort bien l’entendre. Il en est fou. On prétend qu’elle est encore fort innocente, du moins son père et sa grand-mère en paroissent persuadés. Il veut la marier, dit-on, à un jeune homme du même village. Le pauvre garçon ! La pauvre et simple fille ! M Hickman raconte qu’à la ville, on le voit souvent aux spectacles avec des femmes, et chaque fois avec des femmes différentes. Ah ! Ma chère amie ! Mais, quand toutes ces accusations seraient autant de vérités, que vous importe ? Eussiez-vous été les meilleurs amis du monde, cet éclaircissement ne saurait manquer de produire son effet. Monstre infame ! Se peut-il que ses soins, ses vues sur vous, n’aient pas été capables de le réprimer ? Mais je vous l’abandonne. Il n’y a rien à espérer de lui. Je souhaiterais seulement, s’il était possible, d’arracher cette pauvre petite créature de ses vilaines griffes. J’ai formé un plan dans cette vue ; du moins, si je suis sûre qu’elle ait encore son innocence. Il se fait passer pour un officier militaire qui est obligé de se tenir à couvert après un duel, tandis que la vie de son adversaire est en suspens. On le croit homme de grande qualité. Son ami passe pour un officier inférieur, avec lequel il vit familiérement. Il est accompagné d’un troisième, qui est une sorte de compagnon subordonné à l’autre. Le monstre n’a lui-même qu’un seul domestique. ô ma chère ! Que toute cette race de diables, pardonnez-moi l’expression, sait employer agréablement le tems, pendant que notre crédulité nous rend si sensibles aux prétendus tourmens qu’ils souffrent pour nous ! Je viens d’apprendre que, sur le désir que j’en ai marqué, on me procurera l’occasion de voir le père et la fille. Je les aurai bientôt pénétrés. Il me sera facile de voir clair dans le cœur d’une jeune fille si simple, s’il ne l’a pas déjà corrompue ; et si c’en est déjà fait, il ne me sera pas moins facile de le découvrir aussi. Si je trouve dans l’un et l’autre plus d’art que de naturel, je les renverrai sur le champ. Mais comptez que la fille est perdue. On dit qu’il l’aime éperdument. Il lui donne la première place à table. Il prend plaisir à la faire parler. Il ne veut pas que ses amis approchent d’elle. Elle babille de son mieux ; il admire la nature dans tout ce qu’elle dit. On la lui a entendu nommer une fois sa charmante petite créature. Ne doutez pas qu’il ne lui ait donné cent fois le même nom. Il la fait chanter ; il loue ses petits fredons rustiques. Elle est perdue, ma chère ; elle ne peut en échapper. C’est Lovelace, vous le savez. Qu’on vous amène Wyerley, si l’on est résolu de vous marier ; tout autre, en un mot, que Lovelace ou Solmes : c’est l’avis de votre Anne Howe. Ma chère amie, considérez ce cabaret comme sa garnison, lui comme un ennemi, ses camarades libertins comme ses alliés ou ses auxiliaires : votre frère et vos oncles ne trembleraient-ils pas, s’ils savaient combien il est proche d’eux, lorsqu’ils vont et viennent dans ce quartier ? Il a résolu, m’assure-t-on, que vous ne serez pas menée chez votre oncle Antonin. Comment ferez-vous, avec ou sans cet entreprenant… (…) ? Remplissez le blanc que je laisse, car je ne trouve pas de terme assez odieux.