Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 83

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 353-356).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

samedi, 8 d’avril, à 8 heures du matin. Si vous me trouverez blâmable, ou non, c’est ce que je ne puis dire : mais j’ai confirmé, par une lettre, ma première résolution, de partir mardi prochain, à la même heure, s’il est possible, que j’avais marquée dans ma lettre précédente. N’ayant point gardé de copie, voici mes termes, qui me sont fort présens. Je lui avoue sans détour " qu’il ne me reste plus d’autre voie pour éviter l’exécution du projet déterminé de mes amis, que de quitter cette maison avec son assistance ". Je n’ai pas prétendu me faire un mérite auprès de lui d’une déclaration si formelle ; car j’ajoute, avec la même franchise, " que, si je pouvais me donner la mort sans un crime irrémissible, je la préfererais à une démarche qui sera condamnée du monde entier, si je n’en trouve pas la condamnation dans mon propre cœur ". Je lui dis " que, dans la crainte d’être soupçonnée, je ne tenterai point d’emporter d’autres habits que ceux que j’aurai sur moi : que je dois m’attendre à me voir refuser la possession de ma terre, mais que, dans quelques extrémités que je puisse tomber, je ne me déterminerai jamais à réclamer la justice contre mon père ; de sorte que la protection dont je lui serai redevable ne doit être accordée qu’à l’infortune : que j’ai trop d’orgueil, néanmoins, pour penser jamais au mariage, sans une fortune qui puisse me mettre sur un pied d’égalité avec le mari que le ciel me destine, et me dispenser des obligations de cette nature : que par conséquent, mon départ ne lui donnera pas d’autres espérances que celles qu’il avait déjà ; et qu’en toutes sortes de sens, je me réserve le droit d’accepter ou de refuser ses soins, suivant l’opinion que je prendrai de ses sentimens et de sa conduite ". Je lui dis " que le parti qui me convient le mieux est de choisir une maison particulière dans le voisinage de Miladi Lawrance, mais différente de la sienne, afin qu’il ne paroisse pas dans le monde que j’ai cherché un asyle dans sa famille, et que cette raison ne devienne point un obstacle à ma réconciliation : que je ferai venir, pour me servir, Hannah, mon ancienne femme de chambre, et que Miss Howe sera seule dans le secret de ma retraite ; que, pour lui, il me quittera sur le champ, pour se rendre à Londres, ou dans quelque terre de son oncle ; et que, se bornant, comme il l’a promis, à un simple commerce de lettres, il n’approchera point de moi sans ma permission. " que, si je me trouve dans le danger d’être découverte, ou enlevée par la force, je me jetterai alors sous la protection de celle de ses deux tantes qui voudra me recevoir ; mais dans le cas seulement d’une nécessité absolue, parce qu’il sera toujours plus avantageux, pour ma réputation, d’employer du fond de ma retraite une seconde ou une troisième main pour me réconcilier avec mes amis, que de traiter avec eux d’une manière éclatante. " que je ne veux pas néanmoins lui déguiser que, si dans ce traité mes amis insistent sur l’exclusion absolue de ses espérances, je m’engagerai à les satisfaire ; pourvu que, de leur part, ils me laissent la liberté de lui promettre qu’aussi long-temps qu’il sera au monde sans prendre d’un autre côté les chaînes du mariage, je n’accepterai point la main d’un autre homme : que c’est un retour auquel je suis portée d’inclination pour toutes les peines qu’il s’est données et pour les mauvais traitemens qu’il a soufferts à mon occasion ; quoiqu’il doive se rendre grâces à lui-même et au peu d’égard qu’il a toujours eu pour sa réputation, des témoignages de mépris qu’il a reçus de ma famille. " je lui dis que, dans cette retraite, mon dessein est d’écrire à M Morden, et de lui inspirer, s’il est possible, du zèle pour mes intérêts. " j’entre dans quelque explication sur ces alternatives. " vous jugez bien, ma chère, que cette malheureuse rigueur qu’on a pour moi, et ce projet de fuite, me mettent dans la nécessité de lui rendre compte, bien plutôt que mon cœur ne me le permettrait, de toutes les circonstances de ma conduite. " il ne faut pas s’attendre, lui dis-je, que Madame Howe veuille s’attirer des embarras, ni qu’elle souffre que sa fille ou M Hickman s’en attirent à mon occasion. Quant au voyage de Londres, qu’il me propose, je ne connais personne dans cette grande ville ; et j’en ai d’ailleurs une si mauvaise opinion, qu’à moins que dans quelque temps les dames de sa famille ne m’engagent à les y accompagner, il n’y a point d’apparence que je goûte jamais cette idée. Je n’approuve pas non plus l’entrevue qu’il me demande, sur-tout lorsqu’il est vraisemblable que je le verrai bientôt. Mais s’il arrive quelque nouvel évènement qui me fasse abandonner le dessein de partir, je pourrai me procurer l’occasion de l’entretenir, pour lui expliquer les raisons de ce changement. " vous concevrez, ma chère, pourquoi je n’ai pas fait scrupule de lui donner cette espérance : c’est dans la vue de lui inspirer un peu de modération, si je change en effet de pensée. D’ailleurs, vous vous souvenez qu’il n’y eut rien à lui reprocher, lorsqu’il me surprit il y a quelque tems dans un lieu fort écarté. " enfin, je me recommande à son honneur et à la protection de sa tante, comme une personne infortunée qui n’a pas d’autre titre. Je répète (assurément du fond du cœur !) combien il m’est douloureux de me voir forcée à des démarches si éloignées de mes principes, et si nuisibles à ma réputation. Je lui marque que je me rendrai mardi au jardin ; que si Betty est avec moi, je la chargerai d’une commission pour l’écarter ; que vers quatre heures il pourra me faire connaître, par quelque signal, qu’il est à la porte, dont j’irai tirer aussitôt le verrou ; j’abandonne le reste à ses soins. " j’ajoute, en finissant, " que les soupçons paroissant augmenter de la part de ma famille, je lui conseille d’envoyer, ou de venir le plus souvent qu’il lui sera possible, jusqu’à mardi au matin, vers dix ou onze heures ; parce que je ne désespère point encore de quelque révolution qui peut rendre toutes ces mesures inutiles. " ô chère Miss Howe ! Quelle horrible nécessité que celle qui peut me forcer à des préparatifs de cette nature ! Mais il est à présent trop tard. Comment ! Trop tard ? Que signifie cette étrange réflexion ? Hélas ! Si j’étais menacée de finir quelque jour par le repentir, qu’il serait terrible de pouvoir dire qu’il est trop tard ! Samedi, à dix heures. M Solmes est ici. Il doit dîner avec sa nouvelle famille. Betty m’apprend qu’il emploie déjà ce terme. à mon retour du jardin, il a tenté encore une fois de se jeter dans mon passage ; mais je suis remontée brusquement à ma prison pour l’éviter. J’ai eu la curiosité, pendant ma promenade, d’aller voir si ma lettre était partie. Je ne dirai pas que, si je l’eusse trouvée, mon intention fût de la reprendre ; car il me parait toujours certain que je n’ai pu faire autrement. Cependant, quel nom donner à ce caprice ? En voyant qu’elle avait disparu, j’ai commencé à regretter, comme hier au matin, qu’elle fût partie ; sans autre raison, je crois, que parce qu’elle n’est plus en mon pouvoir. Que ce Lovelace est diligent ! Il dit lui-même que cet endroit lui tient lieu de maison ; et je le crois aussi. Il parle, comme vous le verrez dans ma dernière lettre, de quatre déguisemens, dont il change d’un jour à l’autre. Je suis moins surprise qu’il n’ait point encore été remarqué par quelqu’un de nos fermiers ; car il serait impossible autrement que l’éclat de sa figure ne l’eût pas trahi. On peut dire aussi que, toutes les terres voisines du parc en étant comme une dépendance, et n’ayant point de sentier, du moins vers le jardin et le taillis, il y a peu d’endroits moins fréquentés. D’un autre côté, je crois m’être aperçue qu’on veille peu sur mes promenades au jardin, et sur les visites que je rends à ma volière. Leur Joseph Léman , qui paraît être chargé de ce soin, n’a garde de se rendre incommode par ses observations. D’ailleurs, on se repose apparemment, comme ma tante Hervey me l’a fait entendre, sur la mauvaise opinion qu’on s’est efforcé de me faire prendre du caractère de M Lovelace, qu’on croit capable de m’inspirer de justes défiances. Ajoutez que les égards qu’on me connaît pour ma réputation, paroissent une autre sûreté. Sans des raisons si fortes, on ne m’aurait jamais traitée avec tant de rigueur, tandis qu’on m’a laissé les occasions que j’ai presque toujours eues de me dérober par la fuite, si j’avais été disposée à m’en servir : et leur confiance aux deux derniers motifs aurait été bien fondée, s’ils avoient gardé le moindre ménagement dans leur conduite. Mais peut-être ne se souviennentils point de la porte de derrière, qui s’ouvre rarement, parce qu’elle conduit dans un lieu désert, et qu’elle est derrière une assez épaisse charmille. Au fond, je ne connais pas d’autre endroit par lequel on pût sortir sans quelque danger d’être aperçu ; excepté, néanmoins, par l’allée verte, qui est derrière le bûcher : mais il faudrait descendre de la haute terrasse, qui borde ma basse-cour du même côté. Toutes les autres parties du jardin sont ouvertes par des claires voies ; et les environs, qui sont plantés nouvellement en quinconces d’ormes et de tilleuls, ne donnent pas encore beaucoup de couvert. Le grand cabinet de verdure, que vous connaissez, me paraît le plus commode de tous les lieux que je pourrais choisir pour mes importantes vues. Il n’est pas loin de la porte de derrière, quoiqu’il soit dans une autre allée. On ne sera pas surpris que je m’y arrête, parce que je l’ai toujours aimé. Hors le temps des grandes chaleurs, sa fraîcheur éloigne tout le monde. Lorsqu’on avait quelque tendresse pour moi, on s’alarmait de m’y voir quelquefois trop long-temps. Mais on a peu d’inquiétude à présent pour ma santé. L’opiniâtreté, disait hier mon frère, est une excellente cuirasse. Avec vos plus ferventes prières, je vous demande, ma chère amie, votre approbation, ou votre censure. Il n’est pas encore trop tard pour révoquer mes engagemens. Cl Harlove. Comment pouvez-vous envoyer votre messager les mains vides ?