Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 84

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 356-360).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

samedi après dîner. La dernière date de votre lettre, qui est dix heures du matin, m’assure qu’elle ne pouvait être depuis long-temps au dépôt, lorsque Robert y est arrivé. Il a fait une diligence extrême pour me l’apporter, et je l’ai reçue en sortant de table. Dans la situation où vous êtes, vous me blâmez, avec raison, d’envoyer mon messager les mains vides ; et c’est néanmoins cette situation même, cette critique situation, qui cause en partie mon retardement. En vérité, mon esprit ne me fournit rien qui puisse vous aider. J’ai employé secrétement tous mes soins pour vous procurer quelque moyen de quitter le château d’Harlove, sans paraître mêlée dans les circonstances de votre évasion ; parce que je n’ignore pas qu’obliger dans le fait, et désobliger dans la manière, c’est n’obliger qu’à demi. D’ailleurs, les soupçons et l’inquiétude de ma mère semblent augmenter. Elle y est confirmée par les visites continuelles de votre oncle Antonin, qui ne cesse de lui répéter que la conclusion approche, et qu’on espère que sa fille n’arrêtera point le penchant que vous marquez à la soumission. Je suis informée de ces détails par des voies que je ne puis leur faire connaître, sans me jeter dans la nécessité de faire plus de bruit qu’il n’est à souhaiter pour l’un et pour l’autre. Nous n’avons pas besoin de cela, ma mère et moi, pour nous quereller presque à toute heure. Pressée comme je suis par le tems, et privée, par vos pressantes instances, de la satisfaction de vous accompagner, j’ai trouvé plus de difficulté que je ne m’y attendais à vous procurer une voiture. Si vous ne m’obligiez pas de garder des mesures avec ma mère, c’est un service que je vous rendrais fort aisément. Je pourrais, sur le moindre prétexte, prendre notre carrosse coupé, y faire mettre deux chevaux de plus, si je le jugeais à propos, et le renvoyer de Londres, sans que personne en fût mieux informé du logement qu’il nous plairait de choisir. Plût au ciel, que vous y eussiez consenti ! En vérité, vous poussez la délicatesse trop loin. Dans votre situation, vous attendez-vous à ne rien perdre de votre tranquillité ordinaire ? Et pouvez-vous donc vous promettre de n’être pas un peu agitée par un ouragan qui menace à chaque instant de renverser votre maison ? Si vous aviez à vous reprocher d’être la cause de vos disgrâces, j’en jugerais peut-être autrement. Mais, lorsque personne n’ignore d’où vient le mal, votre situation doit être regardée d’un œil fort différent. Comment pouvez-vous me croire heureuse, lorsque je vois ma mère aussi déclarée pour les persécuteurs de ma plus chère amie, que votre tante, ou tout autre partisan de votre frère et de votre sœur : par l’instigation de cette tête folle et bizarre, votre oncle Antonin, qui s’étudie (le plat personnage qu’il est) à l’entretenir dans des idées indignes d’elle, pour m’effrayer par l’exemple ? En faut-il davantage pour exciter mon ressentiment, et pour justifier le désir que j’ai de partir avec vous, lorsque notre amitié n’est ignorée de personne ? Oui, ma chère, plus je considère l’importance de l’occasion, plus je demeure persuadée que votre délicatesse est excessive. Ne supposent-ils pas déjà que votre résistance est l’effet de mes conseils ? N’est-ce pas sous ce prétexte qu’ils vous ont interdit notre correspondance ? Et si ce n’était par rapport à vous, ai-je la moindre raison de m’embarrasser de ce qu’ils pensent ? D’ailleurs, quelle disgrâce ai-je donc à redouter de cette démarche ? Quelle honte ? Quelle sorte de tache ? Croyez-vous qu’Hickman en prît occasion de me refuser ? Et s’il en étoit capable, en aurais-je beaucoup de chagrin ? Je soutiens que tous ceux qui ont une ame seraient touchés de cet exemple d’une véritable amitié dans notre sexe. Mais je jetterais ma mère dans une vive affliction. Cette objection a quelque force. Cependant lui causerais-je plus de chagrin que je n’en reçois d’elle, lorsque je la vois gouvernée par un homme de l’espèce de votre oncle, qui ne paraît ici tous les jours que pour susciter de nouveaux sujets de peine à ma chère amie ? Malheur à tous deux, s’il y vient dans une double vue ! Grondez-moi, si vous voulez ; peu m’importe. J’ai dit, et je répète hardiment, qu’une telle démarche enoblirait votre amie. Il n’est pas trop tard encore. Si vous le permettez, j’enlèverai à Lovelace l’honneur de vous servir ; et demain au soir, ou lundi, avant le tems que vous lui avez marqué, je serai à la porte de votre jardin avec un carrosse ou une chaise. Alors, ma chère, si notre fuite est aussi heureuse que je le désire, nous leur ferons des conditions, et des conditions telles qu’il nous plaira. Ma mère sera fort aise de revoir sa fille, je vous le garantis. Hickman pleurera de joie à mon retour, ou je saurai le faire pleurer de chagrin. Mais vous vous fâchez si sérieusement de ma proposition, et vous êtes toujours si féconde en raisonnemens pour appuyer vos opinions, que je crains de vous presser davantage. Cependant, ayez la bonté d’y faire un peu plus de réflexion, et d’examiner s’il ne vaut pas mieux partir avec moi qu’avec Lovelace. Voyez, en considérant les choses sous ce jour-là, si vous pouvez vaincre vos scrupuleux égards pour ma réputation. Que reprocher à une femme qui fuit avec une autre femme, et dans la seule vue d’éviter cette race d’hommes ? Je vous demande uniquement de peser cette idée ; et si vous pouvez vous mettre au-dessus du scrupule qui me regarde, de grâce, mettez-vous-y. C’est tout ce que j’avais à dire présentement sur cet article. Je passe à quelques autres endroits de vos lettres. Le temps viendra sans doute où je serai capable de lire vos touchantes narrations sans cette impatience et cette amertume de cœur dont je ne puis me défendre aujourd’hui, et qui se communiqueraient à ma plume, si mes réflexions s’attachaient à toutes les circonstances que vous m’écrivez. Je crains de vous donner le moindre conseil, ou de vous dire ce que je ferais à votre place, si vous continuez de refuser mes offres. Quelle serait mon affliction, s’il vous en arrivait quelque mal ! Je ne me le pardonnerais jamais. Cette considération a beaucoup augmenté l’embarras où j’étais pour vous écrire, à présent que vous touchez à la décision de votre sort, et lorsque vous rejetez la seule méthode qui convient à cette crise. Mais j’ai dit que je ne vous en parlerais plus. Cependant encore un mot, dont vous me gronderez autant qu’il vous plaira : s’il vous arrivait effectivement quelque malheur, j’en ferais toute ma vie un crime à ma mère. Ne doutez pas que je ne l’en accuse, et peut-être vous-même, si vous n’acceptez pas mon offre. Voici le seul conseil que j’aie à vous donner dans votre situation : si vous partez avec M Lovelace, prenez la première occasion pour vous assurer de lui par la cérémonie du mariage. Songez, que dans quelque lieu que vous puissiez vous retirer, tout le monde saura bientôt que c’est par son secours, et avec lui, que vous avez quitté la maison paternelle. Vous pouvez, à la vérité, le tenir éloigné pendant quelque tems, jusqu’à ce que les articles soient dressés, et que vous soyez satisfaite sur d’autres arrangemens que vous désirez. Mais ces considérations-mêmes doivent avoir moins de poids pour vous, qu’elles n’en auraient pour une autre dans les mêmes circonstances ; parce qu’avec tous les défauts qu’on voudra lui attribuer, personne ne lui reproche de manquer de générosité ; parce qu’à l’arrivée de M Morden, que l’honneur oblige de vous rendre justice en qualité d’exécuteur, vous ne sauriez manquer d’entrer en possession de votre terre ; parce que, de son côté, il jouit d’une fortune considérable ; parce que toute sa famille vous estime, et souhaite ardemment votre alliance ; parce qu’il ne fait pas difficulté lui-même de vous prendre sans aucune condition. Vous voyez comment il a toujours bravé vos riches parens : c’est une faute que je trouve pardonnable, et qui n’est peut-être pas sans noblesse. Je me persuade hardiment qu’il aimerait mieux vous voir à lui sans un sou, que d’avoir obligation à ceux qu’il n’a pas plus de raisons d’aimer, qu’ils n’en ont eux-mêmes de lui vouloir du bien. Ne vous a-t-on pas dit que son propre oncle ne peut soumettre cet esprit fier à lui devoir la moindre faveur ? Toutes ces raisons me persuadent que vous devez insister peu sur les articles. Ainsi, c’est mon opinion absolue que, si vous partez avec lui, la cérémonie ne doit pas être différée : et remarquez qu’alors c’est lui qui doit juger du tems auquel il pourra vous quitter avec sûreté. Faites là-dessus vos plus sérieuses réflexions. Les délicatesses doivent s’évanouir au moment que vous aurez quitté la maison de votre père. Je n’ignore pas ce qu’il faut penser de ces créatures inexcusables qui, n’écoutant que leur passion, sans aucun égard pour la décence, passent de la fenêtre de leur père entre les bras d’un mari, mais on ne vous soupçonnera jamais de ces ardeurs emportées. Je répète qu’avec un homme du caractère de Lovelace, votre réputation demande qu’après avoir consenti à vous mettre en son pouvoir, il n’y ait pas de délai pour la célébration. Je suis sûre qu’écrivant à vous, il n’est pas besoin de donner plus de force à cette remarque. Vous vous efforcez d’excuser ma mère ! La chaleur de mon amitié ne me dispose guère à goûter vos raisonnemens. Il n’y a point de blâme, dites-vous, à se dispenser de tout ce qui n’est point un devoir. Cette maxime admet bien des distinctions, lorsqu’elle est appliquée à l’amitié. Si la chose qu’on demande était d’une plus grande, ou même d’une égale conséquence, pour la personne de qui elle dépend, peut-être mériterait-elle des réflexions. Il me semble même qu’il y aurait un air d’intérêt propre, à demander de son ami une faveur qui l’exposerait aux mêmes inconvéniens qu’on veut éviter. Ce serait l’autoriser, par notre propre exemple, et avec beaucoup plus de raison, à nous payer du refus, et à mépriser une si fausse amitié. Mais si, sans avoir beaucoup à craindre pour nous-mêmes, nous pouvions délivrer notre ami d’un très-grand danger, le refus que nous en ferions nous rendrait indignes de la qualité d’ami. Je n’en admettrais pas un de cette nature, pas même à la superficie de mon cœur. Je suis trompée, si ce n’est pas votre opinion comme la mienne ; car c’est à vous-même que je dois cette distinction, dans certaines circonstances où vous devez vous souvenir qu’elle m’a sauvée d’un fort grand embarras. Mais votre caractere a toujours été d’excuser les autres, tandis que vous ne vous passez rien à vous-même. Je dois avouer que, si ces excuses pour l’inaction ou pour le refus d’un ami, venaient d’une autre femme que vous, dans un cas si important pour elle-même, et qui l’est si peu, en comparaison, pour ceux dont elle désirerait la protection, moi, qui m’efforce, comme vous l’avez souvent observé, de remonter toujours des effets à la cause, je pencherais à la soupçonner d’une inclination secrète et désavouée, qui, balançant tous les inconvéniens dans son cœur, la rendrait plus indifférente qu’elle ne veut le paraître pour le succès de ce qu’elle demande. M’entendez-vous, ma chère ? Tant mieux pour moi si vous ne m’entendez pas ; car je crains que cette réflexion jetée au hasard, ne m’attire de vous une réprimande que vous m’avez déjà faite dans le même cas : " c’est ne pouvoir s’empêcher, m’avez-vous dit, de vouloir faire montre de pénétration, quoiqu’aux dépens de cette tendresse qui est un devoir de l’amitié et de la charité ". Que sert, m’allez-vous dire, de reconnaître ses fautes, si l’on n’apporte aucun soin à s’en corriger ? D’accord, ma chère. Mais ne savez-vous pas que j’ai toujours été une impertinente créature, et que j’ai toujours eu besoin de beaucoup d’indulgence ? Je sais aussi que ma chère Clarisse en a toujours eu pour moi, et c’est là-dessus que je me repose aujourd’hui. Elle n’ignore pas jusqu’où va mon affection pour elle. Je vous aime, ma chère, en vérité plus que moi-même. Croyez-en cette expression ; et, par conséquent, jugez combien je suis touchée d’une situation aussi critique que la vôtre. C’est la force de ce sentiment qui me fait tourner ma censure jusques sur vous ; c’est-à-dire, sur ce caractère philosophique, sur cette admirable sévérité que vous avez pour vous-même, et qui vous abandonne dans la cause d’autrui. Mes vœux, mes prières continuelles, seront employés à demander au ciel que vous puissiez sortir de ces épreuves, sans aucune tache pour cette belle réputation, qui a été jusqu’à présent aussi pure que votre cœur : vœux ardens, prières uniques, qui ne sont pas un moment interrompus, et que je répète vingt-fois, en me disant éternellement à vous. Anne Howe. P s. Je me suis pressée d’écrire, et je ne me hâte pas moins de faire partir Robert ; afin que, dans une situation si critique, vous ayiez le temps de considérer ce que je vous marque, sous deux points qui me paroissent les plus importans. Je veux vous les remettre sous vos yeux en deux mots. " si vous ne devez pas vous déterminer plutôt à partir avec une personne de votre sexe, avec votre Anne Howe, qu’avec une personne de l’autre, avec M Lovelace ? " supposé que vous partiez avec lui ; " si vous ne devez pas vous marier le plutôt qu’il vous sera possible ? ".