Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 98
Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.
Jeudi, 13 avril, après-midi.
Je ne vous cacherai pas, ma très-chère et
très-obligeante amie, que je me reproche, avec
une douleur extrême, cette mauvaise intelligence
entre votre mère et vous, à laquelle j’ai le
malheur de donner occasion. Hélas ! Combien
d’infortunés j’ai faits à la fois !
Si je n’avais pour ma consolation le témoignage
de mon cœur, et la pensée que ma faute ne vient
pas d’une coupable précipitation, je me regarderais
comme la plus misérable de toutes les femmes.
Avec cette satisfaction même, que je suis
rigoureusement punie, par la perte de ma réputation,
qui m’est plus précieuse que la vie ! Et par les
cruelles incertitudes qui, ne cessant point de
combattre mes espérances, déchirent mon ame, et
la remplissent de trouble et d’affliction !
Il me semble, ma chère amie, que vous devez
obéir à votre mère, et rompre tout commerce
avec une si malheureuse créature. Prenez-y garde ;
vous allez tomber dans le même désordre, qui est
la source de mon infortune. Elle a commencé par
une correspondance défendue, que je me suis cru
libre d’interrompre à mon gré. J’ai toujours pris
plaisir à faire usage de ma plume ; et ce goût
m’a peut-être aveuglée sur le danger. à la vérité
j’avais aussi des motifs qui me paroissaient
louables ; et pendant quelque tems, j’étais
autorisée par la permission et les instances même
de tous mes proches.
Je me sens donc quelquefois prête à discontinuer
un commerce si cher, dans la vue de rendre votre
mère plus tranquille. Cependant quel mal
peut-elle craindre d’une lettre, que nous nous
écrirons par intervalles, lorsque les miennes ne
seront remplies que de l’aveu et du regret de mes
fautes ; lorsqu’elle connaît si bien votre
prudence et votre discrétion ; enfin lorsque
vous êtes si éloignée de suivre mon malheureux
exemple ?
Je vous rends grâces de vos tendres offres.
Soyez sûre qu’il n’y a personne au monde à qui
je voulusse avoir obligation plutôt qu’à vous.
M Lovelace serait le dernier. Ne vous figurez
donc pas que je pense à lui donner cette sorte
de droit sur ma reconnaissance. Mais j’espère,
malgré tout ce que vous m’écrivez, qu’on ne
refusera pas de m’envoyer mes habits et la petite
somme que j’ai laissée. Mes amis, ou du moins
quelques-uns d’entr’eux, ne seront point assez
inconsidérés pour m’exposer à des embarras si
vils. Peut-être ne se hâteront-ils pas de m’obliger ;
mais quand ils me feraient attendre long-temps
cette grâce, je ne suis point encore menacée
de manquer. Je n’ai pas cru, comme vous le jugez
bien, devoir disputer avec M Lovelace pour la
dépense du voyage et des logemens, jusqu’à ce que
ma retraite soit fixée. Mais je compte de mettre
bientôt fin à cette espèce même d’obligation.
Il est vrai qu’après la visite que mon oncle a
rendue à votre mère, pour l’exciter contre une
nièce qu’il a si tendrement aimée, je ne dois
pas me flatter beaucoup d’une prompte réconciliation.
Mais le devoir ne m’oblige-t-il pas de la tenter ?
Dois-je augmenter ma faute par des apparences de
ressentiment et d’obstination ? Leur colère doit
leur paraître juste, puisqu’ils supposent ma fuite
préméditée, et qu’on leur a persuadé que je suis
capable de m’en faire un triomphe avec l’objet
de leur haine. Lorsque j’aurai fait tout ce qui
dépend de moi pour me rétablir dans leur affection,
j’aurai moins de reproches
à me faire à moi-même. Ces considérations me font
balancer à suivre votre avis par rapport au
mariage ; sur-tout pendant que je vois M Lovelace
si fidèle à toutes mes conditions, qu’il appelle
mes loix. D’ailleurs, les sentimens de mes amis,
que vous me présentez si déclarés contre la
médiation de ma famille, ne me disposent pas
à chercher la protection de Miladi Lawrance.
Je suis portée à me reposer uniquement sur
M Morden. En m’établissant dans un état
supportable d’indépendance, jusqu’à son retour
d’Italie, je me promets une heureuse fin par
cette voie. Cependant, si je ne puis engager M Lovelace à
s’éloigner, quels termes de réconciliation proposer
à mes amis ? S’il me quitte, et qu’ils emploient
la force pour se saisir de moi, comme vous êtes
persuadée qu’ils le feraient s’ils le craignaient
moins, leurs plus sévères traitemens, leurs plus
rigoureuses contraintes ne seront-elles pas
justifiées par ma fuite ? Et tandis qu’il est
avec moi, tandis que je le vois, comme vous
l’observez, sans être mariée, à quelle censure
ne suis-je pas exposée ? Quoi ! Pour sauver les
malheureux restes de ma réputation aux yeux du
public, il faudra donc que j’observe les favorables
dispositions de cet homme-là ?
Je vous rendrai compte, aussi exactement
que vous le souhaitez, de tout ce qui se passe
entre nous. Jusqu’à présent je n’ai rien remarqué
dans sa conduite qui mérite beaucoup de reproche.
Cependant je ne saurais dire que le respect qu’il
me marque, soit un respect aisé, libre, naturel ;
quoiqu’il ne me soit pas plus facile d’expliquer
ce qui lui manque. Il y a sans doute un fond
d’arrogance et de présomption dans son caractère.
Il n’est pas même aussi poli qu’on pourrait
l’attendre de sa naissance, de son éducation et de
ses autres avantages. En un mot, ses manières sont
celles d’un homme, qui a toujours été trop
accoutumé à suivre sa propre volonté, pour se
faire une étude de s’accomoder à celle d’autrui.
Vous me conseillez de lui donner quelques marques
de confiance. Je serai toujours disposée à suivre
vos avis, et à lui accorder ce qu’il méritera.
Mais, trompée, comme je soupçonne de l’avoir été
par ses ruses, non-seulement malgré mes résolutions,
mais même contre mon penchant, doit-il s’attendre,
ou peut-on espérer pour lui, que je le traite si
tôt avec autant de complaisance que si je me
reconnaissais obligée à son zèle, pour m’avoir
enlevée ? Ce serait lui donner lieu de penser que
j’ai usé de dissimulation avant mon départ, ou
que j’en use depuis.
Ah ! Ma chère, je m’arracherais volontiers
les cheveux, lorsque, relisant l’article de votre
lettre où vous parlez de ce fatal mercredi, que
j’ai redouté peut-être plus que je ne le devais,
je considère que j’ai été le jouet d’un vil
artifice, et vraisemblablement par le ministère de
ce misérable Léman ! Quelle noirceur dans leur
méchanceté ! Et que cet odieux attentat doit
avoir été médité à loisir ! Ne serait-ce pas me
trahir moi-même, que de manquer de vigilance
avec un homme de ce caractère ? Cependant quelle
vie pour un esprit aussi ouvert, aussi
naturellement éloigné du soupçon, que le mien !
Je dois les plus vifs remerciemens à M Hickman,
pour l’assistance obligeante qu’il veut bien
prêter à notre commerce. Il y a si peu d’apparence
qu’il ait besoin de cette occasion pour augmenter
ses progrès dans le cœur de la fille, que je
serais extrêmement fâchée qu’elle pût lui devenir
nuisible dans l’esprit de la mère.
Je suis dans un état de dépendance et d’obligation.
Ainsi je dois demeurer contente de tout ce que je
ne saurais empêcher. Que n’ai-je le pouvoir
d’obliger ? Ce pouvoir autrefois si précieux pour
moi ! Ce que je veux dire, ma chère, c’est que mon
indiscrétion doit avoir diminué l’influence que
j’avais sur vous. Cependant, je ne veux pas
m’abandonner moi-même, ni renoncer
au droit que vous m’aviez accordé, de vous
dire ce que je pense de votre conduite sur les
points que je ne saurais approuver.
Permettez donc que, malgré la rigueur de votre
mère pour une infortunée qui n’est pas coupable
dans l’intention, je vous reproche, dans la
conduite que vous tenez avec elle, une vivacité que
je trouve inexcusable ; sans parler, pour cette
fois, de la liberté excessive avec laquelle vous
traitez indifféremment tous mes proches. J’en suis
véritablement affligée. Si vous ne voulez pas,
pour l’amour de vous-même, supprimer les plaintes
et les termes d’impatience qui vous échappent à
chaque ligne, faites-le, je vous en supplie, pour
l’amour de moi. Votre mère peut craindre que mon
exemple, comme un dangereux levain, ne soit
capable de fermenter dans l’esprit de sa fille
bien-aimée : et cette crainte ne peut-elle pas lui
inspirer une haine irréconciliable pour moi ?
Je joins à ma lettre une copie de celle que j’ai
écrite à ma sœur, et que vous souhaitez de lire.
Observez que, sans demander formellement ma terre,
et sans m’adresser à mes curateurs, je propose
de m’y retirer. Avec quelle joie ne tiendrais-je
pas ma promesse, si l’offre que je renouvelle
était acceptée ? Je m’imagine que, par quantité
de raisons, vous jugerez,
comme moi, qu’il ne convenait pas d’avouer que
j’ai été entraînée contre mon inclination.