Histoire de Rome Livre XXX

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Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860
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Chapitre I[modifier]

(1) Tandis que grondait en Europe l’orage excité par la perfidie de Marcellien et par l’indigne assassinat du roi des Quades, l’Orient voyait se consommer une trahison du même genre sur la personne de Pap, roi d’Arménie. Voici ce que j’ai su des détails de cette odieuse affaire.

(2) Les actes de ce jeune prince étaient perpétuellement accusés et souvent travestis auprès de Valens par cette espèce de gens qui exploitent les malheurs publics, au nombre desquels je citerai en première ligne le duc Térence, qui, avec ses yeux baissés, sa démarche timide et l’expression mélancolique de son visage, n’en fut pas moins toute sa vie un des plus intrépides fauteurs de troubles et de discordes.

(3) Térence s’était associé avec quelques Arméniens que leurs méfaits avaient placés, à l’égard de leur gouvernement, dans la position d’avoir tout à craindre. Il écrivait lettre sur lettre à la cour de l’empereur, rappelant sans cesse le sujet de Cylax et d’Artaban, et ne manquant pas de représenter le jeune prince comme capable de toute espèce d’emportement, et son gouvernement comme la tyrannie même ;

(4) si bien que l’invitation fut adressée à Pap de se rendre à Tarse en Cilicie, sous le prétexte de conférer avec lui d’affaires urgentes. Là, en affectant de le traiter en roi, on le retint gardé à vue, sans qu’il pût pénétrer jusqu’à l’empereur, ni obtenir des bouches muettes qui l’environnaient aucune explication sur le motif qui rendait sa présence nécessaire. Enfin, il apprend par une voie secrète que Térence disait dans ses lettres à l’empereur qu’il fallait, dans l’intérêt de nos relations avec l’Arménie, lui donner un autre roi ; que l’aversion qu’inspirait Pap et la crainte de son retour allaient jusqu’à jeter le pays dans les bras des Perses, dont l’ardente convoitise, n’attendant que l’occasion, ne reculerait devant aucun moyen, caresses, argent, ou force ouverte.

(5) Les yeux de Pap s’ouvrent alors sur ses périls. Il voit qu’on l’a joué ; qu’il n’y a sûreté pour lui que dans une prompte fuite. Prenant donc conseil de ses amis, il choisit dans son monde les trois cents cavaliers les mieux montés, et, décidé à payer d’audace, part résolument avec cette petite troupe, quoique déjà le jour fût près de finir.

(6) Le gouverneur de la province, aussitôt averti par l’officier de garde, court après lui, le rejoint dans le faubourg, et le presse vivement de revenir sur ses pas. Mais ses instances furent vaines, et il dut lui-même consulter sa sûreté en se retirant.

(7) On lance alors une légion sur les traces de Pap, qui, voyant cette troupe au moment de le joindre, fait volte-face avec ses meilleurs cavaliers, et lui envoie une volée de flèches tirées seulement en l’air, mais qui suffit néanmoins pour la mettre en déroute ; si bien que soldats et tribun s’en retournèrent plus vite qu’ils n’étaient venus.

(8) Nulle poursuite n’était plus à craindre. Mais, après deux jours d’excessive fatigue, la troupe, arrivée sur le bord de l’Euphrate, faillit s’y voir arrêtée court. Presque personne ne savait nager. Le chef n’était pas le moins consterné de la bande. Enfin, à force d’aviser, il leur vint à l’esprit un de ces expédients que la nécessité suggère.

(9) On se procura dans les habitations voisines un certain nombre de lits, sous chacun desquels on assujettit deux outres. Le pays est vignoble, cette ressource s’y trouvait à foison. Les nobles arméniens et le roi lui-même se risquèrent chacun sur un de ces lits, tirant après eux leurs chevaux, et fendant de biais le courant du fleuve. Ils gagnèrent ainsi l’autre rive, non sans avoir couru les plus grands dangers.

(10) Le reste passa à cheval et à la nage, luttant contre les flots, et souvent couverts par les lames. Tous atteignirent le bord, ruisselants, exténués, mais, après quelque repos, n’en continuèrent que plus lestement leur route.

(11) L’empereur fut consterné de l’évasion de Pap, dont il augurait la défection certaine. Il s’empressa de mettre en campagne le comte Daniel, Barzimère, tribun des scutaires, et mille archers légèrement armés, avec injonction expresse de lui ramener le fugitif.

(12) Ces deux officiers connaissaient parfaitement le pays ; et tandis que Pap perdait le bénéfice de sa célérité par les circuits que son ignorance des localités lui faisait faire, ils parvinrent, en prenant un défilé, à le devancer et à lui couper la route ; puis de leurs forces combinées, occupèrent deux chemins séparés l’un de l’autre de trois milles, entre lesquels Pap n’avait que le choix, et s’y tinrent prêts à l’écraser. Le hasard seul déjoua leur plan.

(13) Un voyageur qui rentrait sur notre territoire, trouvant les deux voies fermées par cette double embuscade, prit, pour éviter les troupes, un sentier intermédiaire très fourré, et s’en vint donner au milieu des Arméniens, qui se reposaient. Conduit au roi, il lui fit secrètement part de ce qu’il avait vu, et fut retenu près de lui, sans qu’on lui fit aucun mal.

(14) Pap, sans rien laisser percer de la confidence qu’il avait reçue, dépêcha aussitôt un cavalier par la route de droite, avec ordre de préparer des logements et des subsistances ; et dès qu’il l’eut vu s’éloigner, en dirigea, par la route de gauche, un second, qui ne savait rien de la commission donnée à son camarade.

(15) Cette précaution prise, il n’hésita pas à s’engager lui et les siens, guidé par le voyageur, dans le sentier par où celui-ci était venu, lequel avait à peine la voie d’un cheval de bât,et laissa derrière lui ses ennemis, qui, ayant capturé les deux hommes envoyés en avant pour leur donner le change, croyaient n’avoir qu’à étendre les bras pour s’assurer de la proie principale. Pendant qu’ils restaient là à l’attendre, Pap rentrait sain et sauf dans ses États. Il y fut reçu avec transport, et, dissimulant ses injures, continuait d’observer notre alliance avec fidélité.

(16) Un déluge de sarcasmes tomba sur Daniel et Barzimère à leur retour. On ne tarissait pas sur leur gaucherie et leur négligence. Ils en furent d’abord étourdis ; mais, comme le serpent, ils gardaient leur venin pour le lancer à coup sûr contre celui qui avait fait d’eux ses dupes.

(17) Pour atténuer leur faute grossière, et amoindrir l’adresse supérieure qui les y avait fait tomber, ils rebattaient les crédules oreilles du prince des suppositions les plus absurdes sur Pap, prétendant qu’il possédait les secrets magiques de Circé pour opérer des métamorphoses, et priver qui bon lui semblait de ses facultés. Il avait bien eu, pour échapper de leurs mains, la puissance de fasciner leurs yeux, de prendre une forme inanimée. Quels embarras n’allait-il pas créer, si on le laissait vivre, au gouvernement dont il s’était ainsi joué ?

(18) Ces propos finirent par allumer dans l’âme de l’empereur une haine implacable. Chaque jour c’était un plan nouveau pour faire périr le roi d’Arménie clandestinement, ou à force ouverte. Trajan commandait alors nos forces dans le pays ; on lui en confie secrètement la mission.

(19) Toute espèce d’artifice fut par lui mise en œuvre pour circonvenir le prince : tantôt il lui faisait lire les lettres les plus rassurantes sur les dispositions de Valens, tantôt il allait lui- même prendre place à sa table. En dernier lieu, toutes ses mesures étant prises, il l’invite à dîner avec des démonstrations de respect infinies. Pap, libre de tout soupçon, vint au rendez-vous sans balancer, et fut mis à la place d’honneur.

(20) Le festin était somptueux ; la salle retentissait des sons d’une musique militaire, et de fréquentes libations commençaient à échauffer la tête des convives, lorsque le maître du logis s’absenta, sous prétexte d’un besoin. Alors un barbare, de ceux qu’on nomme Scurrae, entre dans la salle, l’épée nue, d’un air farouche, et fond sur le jeune prince avant qu’il ait pu gagner la porte, qu’on avait pris d’ailleurs la précaution de fermer.

(21) Pap se dresse sur son lit, et tire son poignard pour défendre à tout hasard sa vie. Mais il fut renversé d’un coup dans la poitrine, et tomba comme une victime à l’autel, le corps percé de mille blessures.

(22) C’est ainsi que sous l’œil même du dieu qui la protège, au milieu des joies d’un banquet, fut trahie l’hospitalité que respectent les barbares du Pont-Euxin eux- mêmes. Le sang d’un étranger coula sur la table d’un Romain, dernier service offert à la satiété des convives, que l’horreur du spectacle eut bientôt dispersés. L’ombre de Fabricius Luscinus en a gémi, si le sentiment subsiste au-delà de cette vie ; lui qui, malgré la désolation causée à l’Italie par les armes de Pyrrhus, refusa si noblement l’offre de l’empoisonner que lui adressa Démocharès, ou, si l’on veut, Nicias, officier de la bouche de ce prince, et, de plus, écrivit à Pyrrhus lui-même de se défier de ceux dont sa personne était entourée : tant la table même d’un ennemi était sacrée, à cette époque de loyauté et de droiture !

(23) On a voulu chez nous couvrir de l’exemple de Sertorius l’atrocité monstrueuse commise envers Pap. C’est qu’on peut être habile courtisan, et ignorer la maxime de ce Démosthène, l’une des gloires de la Grèce : "L’impunité non plus que l’exemple n’ont jamais rien légitimé."

Chapitre II[modifier]

(1) Tels étaient les événements du côté de l’Arménie. Le contre-coup n’en fut que trop senti par Sapor, qui avait si ardemment travaillé à se faire un allié de Pap. L’impression de la nouvelle fut sur lui d’autant plus vive qu’elle arrivait immédiatement après un revers de ses armes, et en présence de l’exaltation du succès manifestée par l’armée romaine. Il en appréhenda les plus sinistres conséquences,

(2) et s’empressa d’envoyer Arsace à Valens comme ambassadeur. Cet envoyé proposait, au nom de son maître, d’effacer de la carte le nom d’Arménie, sujet éternel de discorde entre les deux princes. Subsidiairement il demandait à l’empereur, si ce parti lui répugnait, de souscrire à la réunion de l’Hibérie en un seul royaume, et à la reconnaissance d’Aspacures, créature du roi de Perse, comme souverain de tout le pays, lequel, dans cette hypothèse, devait être évacué par les troupes romaines.

(3) La réponse de l’empereur fut qu’il ne permettrait jamais aucune dérogation au pacte conclu, et qu’il en défendrait l’intégrité de toutes ses forces. Langage ferme et noble, auquel Sapor ne sut opposer qu’une lettre de non-sens et de bravades, et qui se fit attendre jusqu’à la fin de l’hiver. Il y déclarait notamment que le seul moyen de faire cesser toute dissidence était de s’en rapporter aux témoins du traité passé avec Jovien, quoiqu’il sût très bien que le plus grand nombre d’entre eux avait cessé de vivre.

(4) La négociation se compliquait. L’empereur, dont l’esprit n’était pas fécond en expédients, mais qui savait choisir parmi ceux qu’on lui suggérait, crut bien faire d’envoyer en Perse Victor, maître de la cavalerie, et Urbicius, duc de Mésopotamie, avec un ultimatum portant : "Que le roi, nonobstant ses protestations de droiture et de désintéressement, convoitait visiblement l’Arménie, dont l’indépendance avait été stipulée. Que si au printemps les troupes promises par lui Valens à Sauromaces rencontraient le moindre obstacle sur leur route, il en appellerait à la force, des tergiversations de Sapor et de ses délais à exécuter les conventions."

(5) Jusque-là rien que de digne et de légitime. Mais les ambassadeurs firent la faute d’outrepasser leur mandat, et de prendre d’avance possession en Arménie de certaines petites portions de territoire qui leur furent offertes. À leur retour arrive le Suréna, le second pouvoir en Perse après le roi, qui venait proposer à l’empereur la concession du même territoire, que les ambassadeurs avaient pris sur eux d’accepter.

(6) On fit à cet envoyé une magnifique réception ; mais on le congédia sans qu’il eût rien obtenu, et l’on se prépara à la guerre sur la plus grande échelle. L’empereur était décidé à entrer en Perse au printemps avec trois armées, et dans ce but négociait activement pour obtenir la coopération des Scythes.

(7) Sapor, qui venait de voir toutes ses espérances s’évanouir, fut plus furieux que jamais en apprenant qu’on armait de notre côté. Cessant alors de rien ménager, il enjoint au Suréna de recouvrer, fût-ce de vive force, les districts que s’étaient permis d’occuper les ambassadeurs, et de faire main basse sur les troupes romaines envoyées à Sauromaces.

(8) L’exécution fut soudaine, et nous ne pûmes ni l’empêcher ni en tirer vengeance, l’empereur ayant alors sur les bras toute la race des Goths, qui venait de faire irruption en Thrace. La catastrophe qui suivit sera décrite en son lieu.

(9) Au milieu de ces secousses de l’Orient, la Justice divine, dont le bras reste parfois longtemps suspendu, mais s’abaisse tôt ou tard sur les coupables, avait donné enfin satisfaction à l’Afrique désolée, et aux mânes errants des députés de Tripoli.

(10) Ce Rémige, complice, avons-nous dit, des déprédations du comte Romain, s’était, après son remplacement par Léon dans la charge de maître des offices, retiré des affaires publiques, et vivait dans ses terres près de Mogontiacum, son pays natal, où il s’occupait de soins agricoles.

(11) Le préfet Maximin, pressé d’un vague besoin de nuire, et qui trouvait l’occasion de le satisfaire impunément sur un homme dont la position était si réduite, lui faisait souffrir toutes les vexations en son pouvoir. Il y avait des mystères à fouiller dans cette vie. Maximin fit enlever et mettre à la torture un nommé Caesarius, autrefois employé au service de Rémige, et qui était devenu notaire. Il voulait tirer de cet homme le secret des actes de son ancien maître, et notamment du profit qui était revenu à ce dernier de sa connivence aux infamies du comte Romain.

(12) Rémige eut avis de ces recherches au fond de sa retraite ; et, poussé, par la crainte ou le remords, à une résolution désespérée, il s’étrangla de ses propres mains.

Chapitre III[modifier]

(1) Dans l’année suivante, qui eut pour consuls Gratien et Équitius,Valentinien, après avoir ravagé quelques cantons alamans, s’occupait à bâtir le fort de Robur près de Bâle, quand il reçut le rapport où Probus l’instruisait de la désolation de l’Illyrie.

(2) Le circonspect empereur ne se contenta pas de lire cette relation avec l’attention la plus sérieuse ; il fit faire une vérification locale des faits par le notaire Paternien, qui en confirma la réalité par ses messages. Valentinien allait donc se rendre sur le théâtre des désastres, persuadé d’avoir raison, par sa seule présence, de cette audacieuse violation du territoire.

(3) Mais une difficulté se présentait : on touchait à la fin de l’automne, et tout ce qui approchait du prince le suppliait avec instance d’ajourner l’expédition jusqu’aux premiers jours du printemps. Jusqu’à cette époque, disait-on, les chemins durcis par les glaces, le manque de fourrages et de tout ce qui est indispensable à l’entretien d’une armée, s’opposaient absolument à ce qu’on se mit en marche. Et puis, quel voisinage laissé à la Gaule que les rois alamans, et Macrin surtout avec ses rancunes ! Nos villes ne pourraient plus compter sur la protection de leurs murailles.

(4) Ces sages avis et les considérations qui s’y joignaient finirent par faire impression sur Valentinien. Macrin, qu’il était si important de se concilier, et qui semblait disposé à écouter des propositions, reçut une invitation caressante d’accepter un rendez-vous près de Mogontiacum. Le roi barbare acquiesça, mais d’un ton d’arrogance incroyable, en arbitre, en dispensateur de la paix. Au jour marqué on le vit se poser superbement sur l’autre rive, entouré des siens, qui faisaient un fracas effroyable de leurs boucliers.

(5) De son côté, l’empereur, monté sur des barques, avec une escorte militaire considérable, s’approcha tranquillement du bord, déployant tout l’appareil des enseignes romaines. Lorsque les barbares eurent cessé leur tumulte et pris une attitude plus calme, la conférence ne tarda pas à s’ouvrir, et se termina promptement par le serment réciproque d’observer la paix.

(6) Ce roi, jusque-là si turbulent et si hostile, sortit de cette entrevue notre allié, et jusqu’à la fin de sa vie nous donna les plus nobles témoignages d’attachement et de loyauté.

(7) Macrin périt dans la suite en pays franc, qu’il ravageait avec fureur, dans une embuscade que lui tendit leur belliqueux roi Mallobaude. Après la conclusion du traité, Valentinien alla prendre ses quartiers d’hiver à Trèves.

Chapitre IV[modifier]

(1) Tels étaient les événements dans les Gaules et le nord de l’empire. Mais en Orient un mal funeste minait l’intérieur de l’État, pendant que la guerre se taisait sur la frontière ; mal dont il faut chercher la cause dans l’égoïsme et la corruption profonde de tout ce qui formait l’entourage de Valens. La cour travaillait ardemment à empêcher cet esprit naturellement rigide, et qui montrait du goût pour les débats judiciaires, d’intervenir personnellement dans la dispensation de la justice. L’orgueil des grands s’alarmait de cette tendance, sentant bien que c’en était fait de la licence indéfinie dont ils avaient joui jusqu’alors dans leurs passions et dans leurs désordres, si, comme au temps de Julien, l’innocence et le bon droit venaient à retrouver protection devant les tribunaux. La majesté impériale souffrirait, à les entendre, d’un contact avec les chétifs intérêts des particuliers.

(2) Modeste, préfet du prétoire, esprit tout à fait sans culture, quoiqu’il eût l’art de s’en passer, et qui était tout dévoué à la faction des eunuques, parlait en ce sens plus haut que tous les autres. Valens en vint à se persuader que la judicature n’est en effet instituée que pour ravaler le pouvoir. Dès lors il s’abstint d’examiner les procès, et ouvrit ainsi la porte à ce débordement de rapines que nous voyons s’étendre de jour en jour. Plus d’obstacles désormais à l’odieuse collusion des avocats et des juges, qui se frayent concurremment un chemin aux honneurs et à la fortune, en vendant les intérêts des petits à l’avide oppression des grands de l’État et des chefs de l’armée.

(3) C’est avec raison que Platon a défini l’éloquence du barreau : "simulacre d’une partie de la politique ; quatrième espèce de la flatterie" ; et qu’Épicure l’appelle "industrie perverse", et la range parmi les arts nuisibles. Tisias, et, avec lui, Gorgias de Léontium, la qualifient d’œuvre de séduction ; d’où il faut conclure qu’elle était en état de suspicion chez les anciens.

(4) Les pratiques des avocats d’Orient en ont fait un objet d’aversion pour les honnêtes gens, à ce point que la limite d’un temps déterminé finit par être imposée à l’exercice de la parole. Avant de reprendre mon récit, je veux dire en quelques mots ce qu’un long séjour dans ces contrées m’a mis à même de voir des déportements de cette classe d’hommes.

(5) C’étaient les beaux jours de l’antique barreau, quand des hommes à l’élocution prompte, à l’esprit nourri des belles doctrines, au cœur loyal et sincère, y venaient déployer toutes les richesses de l’imagination et de la parole. Tel fut ce Démosthène (les annales d’Athènes en font foi), qui, par la seule attente d’un de ses discours, attirait un concours d’auditeurs de toutes les contrées de la Grèce ; tel ce Callistrate, qui, plaidant de la fameuse cause de la possession du territoire d’Orope en Eubée, fit à Démosthène déserter la parole de Platon et l’Académie ; tels furent Hypéride, Eschine, Andocide, Dinarque, et cet Antiphon de Rhamnonte, qui le premier des orateurs anciens mit à prix ses plaidoiries.

(6) On cite chez les Romains les noms également honorés des Rutilius, des Galba, des Scaurus, modèles de la pureté, du désintéressement, de la candeur antiques ; et plus tard, dans l’ordre des temps, les noms illustrés par le consulat, par la censure, par le triomphe, des Antoine, des Crassus, des Scaevola, des Philippe, et de bien d’autres encore. Les hommes qui portaient ces noms, après d’habiles et heureuses campagnes, des victoires gagnées, des trophées recueillis, voulaient encore mériter de la patrie dans les combats non moins glorieux de la tribune, unir sur leur front le laurier du forum au laurier des batailles, et conquérir l’immortalité à double titre.

(7) Après eux parut Cicéron, le prince de l’art oratoire, de qui la triomphante parole arracha tant d’innocents aux périls judiciaires. "On peut légitimement, disait-il, refuser à quelqu’un de le défendre : c’est un crime que de le défendre mollement."

(8) Mais aujourd’hui les tribunaux d’Orient sont infestés d’une espèce rapace et pernicieuse, peste des maisons opulentes, et qu’on dirait douée du nez des chiens de Sparte ou de Crète, pour dépister un procès et découvrir où gît un litige.

(9) On peut diviser ces gens- là en trois espèces. Je range dans la première ces fureteurs de chicane qui assiègent chaque audience, usent de leurs pas le seuil des maisons de veuves et d’orphelins, et qui du moindre germe de désaccord entre parents ou amis vont faire surgir un faisceau de haines. L’âge, qui refroidit toutes les passions, ne fait chez eux qu’accroître et fortifier cet instinct. Une vie de rapines cependant les laisse pauvres : ils l’ont consumée à surprendre par de captieux arguments la bonne foi des juges, ces organes de la justice, d’où ils tirent leur nom.

(10) Leur franchise est impudeur, leur constance obstination, leur talent vaine et creuse faconde. Cicéron a flétri par ces mots les embûches qu’ils tendent à la religion des juges "Dans une république, dit-il, rien qui demande plus de respects que la pureté des suffrages, des jugements ; et je ne conçois pas qu’on fasse un délit de la corruption pécuniaire, tandis que celle qui agit par l’art oratoire soit au contraire un mérite. Selon moi, la séduction par la parole est plus criminelle encore que par les présents. Près du sage, les offres échoueront toujours ; l’éloquence peut obtenir succès."

(11) La seconde espèce se compose de ces professeurs d’une science étouffée dès longtemps sous un chaos de lois discordantes ; gens dont la bouche semble cadenassée, qui sont tantôt silencieux comme leur ombre, et tantôt d’un sérieux étudié dans leurs réponses, débitées du ton d’un horoscope ou d’un oracle de la Sibylle. Tout en eux se paye, jusqu’au bâillement.

(12) Jurisconsultes profonds, ils citent à tous moments Trébatius, Cascellius, Alfénus, et invoqueront même les lois des Aurunques et des Sicanes, enterrées avec la mère d’Évandre. Qu’on se donne à eux pour assassin de sa propre mère, ils vont s’engager à trouver vingt textes différents pour absoudre ; bien entendu s’ils ont la certitude que le parricide a la bourse bien garnie.

(13) Dans la troisième espèce sont les avocats qui, pour se produire dans cette profession turbulente, ont voué leur bouche vénale à l’outrage de la vérité ; fronts d’airain, aboyeurs éhontés, qui se frayent accès partout, et profitent des préoccupations des juges pour compliquer les questions, éterniser les procès, troubler la paix de toutes les familles, et transformer les tribunaux, sanctuaires du bon droit quand leur institution n’est pas faussée, en autant de chausse- trapes ténébreuses, d’autres spoliateurs d’où l’on ne se tire, après bien des années, que sucé jusqu’à la moelle.

(14) Enfin, pour clore notre revue, citons cette espèce ignare, insolente, effrontée, échappée trop tôt de l’école, qui bat le pavé des rues, commentant les farces des tréteaux au lieu d’étudier les causes, fatiguant les portes des riches, et toujours à l’affût des bonnes cuisines.

(15) L’un d’eux a-t-il une fois soutiré quelque argent, le profit le met en goût, et le premier qui lui tombe sous la main se voit, pour peu qu’il l’écoute, affublé d’un procès. Si par hasard (ce qui ne se voit guère) une cause est confiée à l’un de ces gens, ce n’est qu’à l’audience, et en présence même du débat, qu’il s’inquiète de savoir comment son client s’appelle, et sur quoi son droit repose. C’est alors un amphigouri de circonlocutions sans fin, un flux nauséabond de paroles, débitées du ton larmoyant de Thersite.

(16) À défaut de preuves, les avocats de cette espèce se lancent dans les personnalités. Plus d’une fois la licence effrénée de leurs attaques contre les noms les plus honorables les a exposés à des prises à partie, à des condamnations personnelles. Il en est d’assez peu lettrés pour n’avoir jamais ouvert un livre,

(17) et qui sont capables de prendre, au milieu d’un cercle instruit, le nom cité d’un auteur ancien pour celui d’un poisson, d’un mets exotique. Qu’un étranger, ne connaissant que de nom l’orateur Marcien, vienne à demander où il demeure ; il n’en est pas un qui ne réponde : "C’est moi qui suis Marcien."

(18) Jamais scrupule ne les arrête. Voués au gain, esclaves du gain, ils ne savent que tendre la main, sans pudeur et sans terme. Une fois qu’on a donné dans leurs filets, on est entortillé des pieds à la tête. Ce sont d’abord, pour gagner du temps, les maladies de commande ; puis ils vous ouvrent sept moyens différents, dont chacun se paye, le tout pour conclure à quelque application impertinente d’un texte de loi qui court les rues ; autant d’expédients pour faire traîner l’affaire en longueur.

(19) Et quand le plaideur appauvri a vu se succéder des jours, des mois, des années d’attente, l’instance surannée, oubliée, est introduite enfin. Arrivent alors ces coryphées du barreau, escortés de simulacres de collègues. On est devant les juges ; il s’agit sérieusement cette fois de sauver une fortune, une tête ; de détourner de l’innocence ou du bon droit le glaive ou la ruine. On commence par rider son front, par chercher des poses théâtrales. Il n’y manque que le joueur de flûte de Gracchus, placé sur le second plan ; et tout cela seulement pour se recueillir. Après ce prélude obligé, le plus sûr de lui prend la parole, et débite un exorde spécieux qui promet un rival aux célèbres plaidoyers pour Cluentius et pour la Couronne ; mais, après avoir excité chez les auditeurs une palpitante expectative, notre homme tourne court par cette conclusion, que trois ans n’ont pas suffi aux défenseurs pour une étude complète de la cause : nécessité par conséquent d’un nouvel et aussi long délai. Et après cette lutte d’Antée, c’est à qui sollicitera le prix d’un si pénible labeur.

(20) Le métier, après tout, a mille inconvénients pour qui voudrait l’exercer en honnête homme. D’abord le partage des gains entre avocats est une source de discordes les plus violentes. Cette intempérance de langue qui se déchaîne, surtout quand les raisons leur manquent, leur suscite des inimitiés en foule.

(21) Ils ont affaire à des juges qui ont plus souvent pris leurs degrés à l’école de Philistion ou d’Ésope, qu’à celle de Caton et d’Aristide ; qui ont acheté cher leurs charges, et cherchent à s’indemniser sur les fortunes particulières, qu’ils discutent en créanciers avides.

(22) Enfin, et ce n’est pas le moindre désagrément de la profession, les plaideurs en général ont la manie de croire que des avocats dépendent toutes les chances de leur procès ; et ils les rendent responsables de l’issue, sans faire la part ni de la faiblesse de leur propre droit, ni de l’erreur ou de l’iniquité des juges. En voilà bien assez sur ce sujet.

Chapitre V[modifier]

(1) Valentinien, parti de Trèves aux premiers jours du printemps, voyagea rapidement par la route la plus connue. Il touchait déjà la frontière ennemie, lorsqu’une députation des Sarmates vint se jeter à ses pieds, le suppliant, dans les termes les plus humbles, d’épargner leurs compatriotes, qui, de fait ni d’intention, n’avaient pris aucune part à la révolte.

(2) À leurs instances réitérées Valentinien, après avoir réfléchi, se contenta de répondre qu’il aviserait sur les lieux, et en pleine connaissance de cause, à se faire rendre telle satisfaction qu’il appartiendrait. Il se rendit ensuite à Carnuntum, ville d’Illyrie, aujourd’hui misérable et déserte, mais qui, par sa proximité du territoire barbare, lui offrait un point des mieux choisis pour prendre à son gré l’offensive, ou profiter des chances que le hasard lui offrirait.

(3) La sévérité connue du prince tenait tout le monde en émoi. On s’attendait à le voir exiger un compte terrible des autorités dont la trahison ou l’incurie avait laissé la Pannonie sans défense il n’en fut rien. Il s’était radouci à ce point, qu’aucune recherche même n’eut lieu sur le meurtre du roi Gabinius, ni touchant la participation active ou passive d’aucun individu aux maux dont l’État venait de souffrir. Dans le fait, il n’était dur habituellement qu’avec les simples soldats, et à peine trouvait-il pour les grands une parole sévère.

(4) Il faisait exception cependant pour Probus, qu’il ne put jamais souffrir, et à l’égard duquel il n’eut jamais qu’un ton menaçant ou acerbe. Il n’y avait dans cette aversion ni mystère ni caprice. Probus, récemment saisi du poste de préfet du prétoire, voulait avant tout le conserver ; et plût aux dieux qu’il n’eût employé pour s’y maintenir que des moyens légitimes ! mais, infidèle aux traditions de sa famille, il préféra la voie de la bassesse à celle de l’honneur.

(5) Sachant bien qu’il avait affaire à un prince avide et sans scrupules, au lieu de tâcher, en conseiller intègre, de le remettre dans le chemin de l’équité, lui-même il prit la fausse route.

(6) De là ce régime oppresseur, ces inventions de fiscalité, destructives des grandes comme des petites fortunes, et sur lesquelles une longue pratique des procédés de l’exaction trouvait sans cesse à enchérir. On vit, par la multiplicité, les charges accablantes des impôts, les plus grands noms réduits à s’expatrier, pour se soustraire aux extrémités dont les menaçaient des exigences impitoyables, ou aller indéfiniment peupler les prisons. Il y en eut que le désespoir poussa jusqu’à recourir au nœud coulant, pour en finir avec l’existence.

(7) La voix publique ne cessait de flétrir une administration si dissolue et si impitoyable. Mais l’oreille de Valentinien était sourde à cette rumeur. Il lui fallait de l’argent, n’importe de quelle source ; l’argent lui arrivait ; sa pensée n’allait pas plus loin. Il sut trop tard ce qu’il en coûtait à la Pannonie, car ses douleurs eussent trouvé grâce devant lui. Voici en quelle occasion il ouvrit enfin les yeux.

(8) La province d’Épire, contrainte comme les autres à mettre, par députation, au pied du trône les remerciements du pays, confia cette mission au philosophe Iphiclès, homme du caractère le plus ferme, et qui ne l’accepta qu’à contre-cœur.

(9) Présenté à l’empereur, qui le reconnut et lui demanda ce qui l’amenait, il lit sa réponse en langue grecque. Comme le prince insistait pour savoir si c’était du fond du cœur que ses compatriotes rendaient ce bon témoignage de leur préfet : "C’est en gémissant, dit le philosophe véridique, et comme contraints et forcés."

(10) Ce mot frappa Valentinien comme un trait ; et, pour sonder adroitement son interlocuteur sur la conduite de Probus, le voilà qui lui demande en sa langue des nouvelles de telle ou telle personne notable par sa noblesse, ses talents, ou l’éminence de ses fonctions. Or celui-ci s’était pendu, celui-là était dans l’exil au- delà des mers, cet autre avait tourné le fer contre son sein, ou bien avait péri sous le plomb des lanières. Valentinien entra dans une colère effroyable, que, pour comble d’infamie, Léon, maître des offices, eut grand soin d’attiser. Léon ambitionnait la préfecture pour son propre compte, sans doute afin de tomber de plus haut. Et certes ce qu’il eût osé, une fois en possession d’un tel pouvoir, aurait, par comparaison, fait porter aux nues l’administration de Probus.

(11) L’empereur, à Carnuntum, employa les mois d’été à pourvoir à l’armement et à la subsistance des troupes, attendant une occasion favorable pour fondre sur les Quades, premiers auteurs de la désolation de ces contrées. C’est dans cette ville que Faustin, notaire d’armée, fils de la sœur du préfet du prétoire Vivence, fut condamné par Probus à périr de la main du bourreau, après avoir passé par la torture. Son crime était d’avoir tué un âne, pour, disait l’accusation, faire servir son corps à une opération magique ; selon le prévenu, pour se procurer un remède contre la chute des cheveux.

(12) On faisait encore un grief contre lui de ce qu’un certain Nigrinus lui ayant demandé en plaisantant de le faire notaire, il avait répondu, sur le même ton : "Faites-moi empereur". On voulut donner à ce badinage une portée qui leur coûta la vie à tous deux, et à bien d’autres.

(13) Valentinien s’étant fait précéder du corps d’infanterie de Mérobaud, qu’il chargea, de concert avec Sébastien, de mettre à feu et à sang les bourgades des barbares, transporta rapidement son camp à Acincum. Là un pont de bateaux fut construit éventuellement ; mais ce fut un autre point qu’on choisit pour passer sur les terres des Quades. Ceux-ci suivaient les mouvements de l’armée du haut des montagnes abruptes où l’incertitude et l’effroi les avaient fait se réfugier avec leurs familles. Grande était leur stupeur en voyant inopinément se déployer chez eux les enseignes impériales.

(14) Valentinien, par une marche rapide, surprit et égorgea, sans distinction d’âge, une partie de la population, incendia ses demeures, et revint à Acincum sans avoir perdu un seul soldat. Cependant, l’automne s’enfuyait à grands pas. Il fallait songer aux quartiers d’hiver, et les choisir eu égard à la rigueur du climat de ces contrées. Aucune autre localité que Savaria ne paraissait offrir les conditions de séjour. Mais cette place, ruinée par plus d’un siège, n’était pas tenable au point de vue militaire.

(15) Valentinien s’en éloigne donc à regret ; et, côtoyant le cours du fleuve, il arriva à Brigetio, où se trouvait un camp retranché et des forts en bon état. Durant son repos prolongé dans cette ville, il eut des pronostics nombreux de sa fin prochaine.

(16) Déjà quelques jours avant son arrivée, des comètes (nous avons donné l’explication de ce phénomène) avaient annoncé la catastrophe de quelque haute fortune. Antérieurement, lorsqu’il était encore à Sirmium, la foudre avait réduit en cendres le palais impérial, la curie, et une partie des bâtiments du Forum. Pendant son séjour à Savaria, un hibou qui s’était perché sur le faîte des bains de l’empereur fit entendre des cris funèbres, sans que les pierres ni les flèches dont il était le point de mire eussent réussi à le déloger.

(17) Au moment où le prince avait quitté cette ville pour se mettre à la tête de l’expédition, il avait voulu sortir par la même porte qui avait servi à son entrée, circonstance dont il eût tiré le présage d’un prompt retour dans les Gaules. Mais pendant qu’on déblayait la sol, qui se trouvait encombré, le passage fut fermé de nouveau par la chute d’une massive porte de fer, qu’on essaya vainement d’enlever à force de bras ; de sorte que, pour ne pas perdre plus de temps en efforts inutiles, le prince dut se résigner à sortir par une autre porte.

(18) La nuit qui précéda son dernier jour, il vit en songe sa femme, qu’il avait laissée en arrière, assise, les cheveux en désordre, et en habit de deuil ; ce qu’on interpréta comme l’annonce que sa fortune allait le quitter.

(19) Le lendemain matin, on le vit sortir le front plus chagrin que de coutume ; et comme le cheval qu’il allait monter fit mine de se défendre, et se cabra malgré l’écuyer de service, le prince donna l’ordre brutal de couper à cet homme la main droite, dont il lui avait imprimé, comme il montait, une trop forte secousse ; et le malheureux n’aurait pas échappé à cette mutilation si Céréalis, tribun de l’écurie, n’eût, à ses risques et périls, pris sur lui d’en différer l’exécution.

Chapitre VI[modifier]

(1) Une députation des Quades vint implorer humblement la paix et l’oubli du passé. Elle offrait, pour écarter tout obstacle, l’engagement de fournir des recrues, et d’autres conditions avantageuses à l’empire.

(2) La raison conseillait d’accueillir les députés, et de leur accorder la trêve qu’ils demandaient ; car la température non plus que l’état des approvisionnements ne permettaient la continuation des hostilités. Ils furent donc, à la présentation d’Équitius, introduits devant le conseil, où ils restèrent quelque temps muets, et dans une attitude morne et intimidée. Invités à s’expliquer, ils débutèrent par la protestation banale, affirmée par serment, que c’était à l’insu des chefs de la nation que la paix avait été enfreinte, et que les excès commis sur notre territoire n’étaient que l’œuvre de gens sans aveu, riverains du fleuve ; ajoutant (ce qu’ils regardaient comme une apologie suffisante) que c’était la prétention injustifiable d’élever un fort sur leur territoire qui avait exaspéré ces féroces esprits.

(3) L’empereur, outré de colère, commençait une sortie véhémente et pleine de violents reproches sur l’ingratitude dont leur nation avait payé les bienfaits des Romains ; mais tout à coup l’emportement parut se calmer, et, comme par un coup du ciel, il demeura sans pouls, sans voix, suffoqué, et le visage en feu. Bientôt le sang se fit passage, une sueur froide inonda ses membres. Ses serviteurs intimes s’empressèrent. en l’emportant, d’ôter ce spectacle à de pareils yeux.

(4) On le mit au lit, respirant à peine, mais sans qu’il eût perdu connaissance ; car il désignait individuellement plusieurs personnes qui l’entouraient, et dont ses chambellans, afin d’écarter tout soupçon d’attentat, avaient eu soin de requérir l’assistance. Une congestion était imminente, et exigeait une saignée ; mais on ne put d’abord trouver un médecin. Ils étaient tous occupés à combattre une maladie pestilentielle qui régnait parmi les troupes.

(5) Enfin il en vint un qui ouvrit la veine à plusieurs reprises, sans pouvoir tirer une goutte de sang ; l’inflammation interne l’avait tari, ou, suivant une autre opinion, le froid avait crispé et obstrué chez le prince certains vaisseaux qu’on appelle hémorrhoïdaires. Valentinien, à ces symptômes, comprit que l’heure des dernières volontés était arrivée. Il sembla faire effort pour parler et donner des ordres, à en juger du moins par le soulèvement convulsif de sa poitrine, par le grincement de ses dents, et par le mouvement de ses bras, qu’il agitait comme lorsqu’on se bat au ceste. Mais le mal prit le dessus ; son corps se couvrit de taches livides ; et, après une longue agonie, il expira, ayant accompli la cinquante-cinquième année de son âge et la douzième de son règne, à trois mois près.

Chapitre VII[modifier]

(1) Avant de tracer le portrait de ce prince, j’ai besoin de jeter, comme je l’ai fait ailleurs, un rapide coup d’œil sur la vie de son père. Je veux ensuite parcourir fidèlement les divers traits du caractère du fils, composé de vertus et de vices, dont les derniers furent développés chez lui par le rang suprême. Toujours l’exercice du pouvoir met à nu le fond de l’âme.

(2) Le premier Gratien naquit à Cibalae en Pannonie, d’une famille obscure. On lui donna dès sa jeunesse le surnom de Cordier, parce qu’un jour qu’il portait une corde à vendre, cinq soldats firent d’inutiles efforts pour la lui arracher, bien qu’il n’eût pas encore atteint toute sa croissance. Il eût soutenu le parallèle avec Milon de Crotone, qui s’amusait à tenir, n’importe de quelle main, une pomme qu’aucune force humaine ne pouvait lui arracher.

(3) Gratien se fit bientôt distinguer par cette vigueur corporelle, et par son adresse à l’exercice de la lutte militaire. Il devint successivement protecteur et tribun, puis obtint le titre de comte à l’armée d’Afrique. Il quitta ensuite le service, sous l’imputation d’un détournement de deniers, et ne fut employé de nouveau que longtemps après en Bretagne, province dont il eut le commandement militaire au même titre. Il rentra ensuite dans ses foyers avec un congé honorable. Dans la retraite où il vivait loin du bruit et des affaires, il encourut, de la part de Constance, la confiscation de ses biens, pour avoir, pendant la guerre civile, donné l’hospitalité à Magnence, qui passait sur ses terres.

(4) Dès que Valentinien, doublement recommandé par son propre mérite et par le souvenir de son père, eut été décoré de la pourpre impériale à Nicée, il se hâta d’associer à son pouvoir son frère Valens, caractère mixte, où le bien et le mal se trouvaient en égale mesure, ainsi que nous le ferons voir en son lieu, mais auquel il était uni par l’affection la plus cordiale, autant que par les liens du sang.

(5) Éprouvé par les périls et l’adversité, Valentinien ne s’endormit pas sur le trône. Aussitôt après son avènement, il visita les forteresses et les ouvrages de défense qui garnissaient le cours des fleuves ; puis il se rendit dans les Gaules. Ces contrées se trouvaient de nouveau livrées aux incursions des Alamans, dont la mort de Julien, seul nom qui leur eût imposé depuis Constant, réveillait l’ardeur belliqueuse.

(6) Valentinien sut se faire également redouter par l’extension qu’il donna aux forces militaires du pays, et par les hautes forteresses et les châteaux dont il borda toute la rive du Rhin ; l’ennemi ne pouvait plus franchir le fleuve sans que sa présence ne fût aussitôt, et partout, signalée.

(7) Passons en revue, sans nous astreindre à une minutieuse exactitude, les nombreux faits d’armes où il se montra capitaine consommé, et les restitutions faites à l’empire par sa valeur personnelle ou l’habileté de ses lieutenants. Au moment où il venait de partager le trône avec son fils Gratien, un jeune roi alaman, Vithicabius, fils de Vadomaire, à peine adolescent, remuait son peuple, et poussait les autres tribus à la guerre. Valentinien le fit assassiner, ne pouvant s’en défaire à force ouverte. À Solicinium, où il pensa périr dans une embuscade des Alamans, il écrasa presque entièrement leur que entièrement armée. Le peu qui eut la vie sauve ne le dut qu’à une prompte fuite, protégée par les ombres de la nuit.

Son adresse brilla contre les Saxons, devenus si redoutables par leurs descentes aventureuses. Ces pirates avaient osé pénétrer dans l’intérieur des terres, et s’étaient, sans coup férir, enrichis des dépouilles du pays. Valentinien les détruisit à leur retour, en leur arrachant leur butin, mais par un moyen que la morale réprouve, si la politique peut le justifier.

Ravagée en tous sens par des bandes ennemies, la Bretagne était réduite aux abois. Il extermina jusqu’au dernier de ces brigands, et la province retrouva la liberté, le repos, et le droit de compter sur l’avenir. Il ne fut pas moins heureux contre Valentin, Pannonien réfugié, qui tentait d’y faire renaître les troubles. Ce mal fut étouffé dans son germe.

Il mit fin à la tourmente qui déchirait l’Afrique, lorsque Firmus, excédé de l’avide et insultante oppression de nos chefs militaires, leva l’étendard de la révolte, entraînant avec lui toute l’inquiète population des Maures.

Il eût sans doute aussi tiré vengeance complète du ravage de l’Illyrie si la mort ne fût venue le surprendre au milieu de ses succès.

C’est, à la vérité, par l’entremise d’officiers du premier mérite que furent obtenus la plupart des grands résultats que je viens d’énumérer. Mais il n’en est pas moins constant que ce prince, génie actif, et d’une expérience militaire consommée, fit considérablement par lui-même. L’exploit dont il eût tiré le plus d’honneur, si l’événement eût répondu à l’habileté de ses combinaisons, eût été la capture de Macrin vivant ; et la mortification de voir avorter son entreprise fut d’autant plus amère, quand il apprit que ces mêmes Burgondes, qu’il avait tout fait pour mettre en opposition avec les Alamans, avaient donné asile au fugitif.

VIII. Après cet exposé sommaire des actes de la vie de prince, je vais jeter un coup d’œil également rapide sur son caractère, en commençant par ce qu’il présente de répréhensible. C’est une appréciation que je livre avec confiance à la postérité, dont les jugements ne sont suspects ni de faveur ni de crainte.

Valentinien chercha souvent à se couvrir du masque de la douceur, bien qu’une certaine chaleur du sang le portât aux actes de violence, et lui fît souvent oublier que pour qui gouverne tout extrême est un écueil. Il ne sut jamais contenir la répression dans de justes bornes. On l’a vu multiplier lui-même les phases de la torture ; donner l’ordre de recommencer sur tel patient, qui déjà l’avait subie presque jusqu’à la mort. Punir était tellement une jouissance pour lui, qu’il ne lui est pas arrivé de faire une seule fois remise de la peine capitale. Les princes les plus cruels pourtant se sont parfois adoucis jusque-là. La clémence et l’humanité sont sœurs de la vertu, suivant la définition des sages ; et les exemples à suivre ne lui manquaient ni dans nos annales ni dans l’histoire étrangère. Je n’en citerai que deux. Le puissant monarque Artaxerxès, que la longueur d’un de ses bras a fait nommer Macrochire[1], voulant diminuer en Perse l’atrocité des supplices, faisait trancher aux coupables la tiare au lieu de la tête, et réduire l’amputation si fréquente des oreilles, pour le moindre délit, à celle des cordons qui retiennent le bonnet. Cette aménité fit chérir sa domination sans la rendre moins respectable ; et les historiens grecs ont, comme à l’envi, rempli leurs livres de traits merveilleux de sa bonté. Dans la guerre des Samnites, le préteur de Préneste avait été trop lent à exécuter l’ordre de Papirius Cursor de venir le joindre, et cherchait à justifier son retard. Le dictateur fit signe au lecteur de tenir sa hache prête, ce qui coupa la parole au préteur au milieu de son apologie. Mais le chef supérieur se contenta de faire abattre un arbre qui se trouvait près de là. Cette plaisanterie, qui fut toute la punition d’une faute grave, n’amoindrit nullement le caractère du guerrier qui gagna tant de batailles, et qui était, au jugement de tous, le seul homme à opposer à Alexandre, au cas où le conquérant eût tourné ses pas vers l’Italie. Valentinien, peut-être, n’avait pas lu ces passages, ou ne se doutait pas de ce que peut une autorité douce pour le bonheur des sujets. Il ne connaissait d’autre justice que l’emploi du fer ou du feu ; remèdes extrêmes, et que l’antiquité, dans sa mansuétude, n’employait que dans les cas désespérés. Témoin cette belle pensée d’Isocrate, si fécond en enseignements : « Pour un prince il est plus pardonnable de s’être laissé vaincre, que d’ignorer ce qui est juste. » Et Cicéron en était inspiré sans doute quand il a dit avec tant de bonheur, en plaidant pour Oppius : « On s’est souvent honoré en exerçant un grand pouvoir dans l’intérêt d’autrui ; mais qui perdit jamais en considération pour s’être trouvé dans l’impuissance de nuire ? »

Une ardeur effrénée d’amasser de l’argent, n’importe par quelle voie, et de grossir son épargne au prix du sang de ses sujets, remplissait le cœur de Valentinien, et ne fit chez lui que s’accroître avec l’âge. On allègue, pour l’en justifier, l’exemple d’Aurélien, qui, trouvant le trésor épuisé après le règne lamentable de Gallien, fit main basse sans pitié sur les grandes fortunes. De même Valentinien, après la désastreuse expédition de Perse, manquant d’argent pour remplir les vides de l’armée et subvenir à ses dépenses, se hâta de recourir à des mesures d’exaction sanguinaire, feignant d’ignorer que ce qui est possible n’est pas toujours permis. Ce n’est pas ainsi que pensait Thémistocle, qui, parcourant le champ de bataille après la grande défaite des Perses, et voyant à terre un bracelet d’or et un collier d’or, dit à l’un de ceux qui l’accompagnaient, avec ce mépris du gain qui est le propre des belles âmes : « Ramassez cela, vous qui n’êtes pas Thémistocle. » La vie des généraux romains abonde en traits d’un désintéressement semblable. Je les passe sous silence, comme ne constituant pas des actes de vertu : on n’est pas vertueux pour ne pas s’approprier le bien d’autrui. Mais je veux citer un fait qui prouve l’honnêteté du peuple d’autrefois. Au temps où Marius et Cinna livraient au pillage les maisons des riches proscrits, la basse classe, ignorante, mais capable de comprendre les sentiments d’humanité, respecta ce que d’autres avaient acquis à la sueur de leur front. Il ne se trouva pas un pauvre, pas un mendiant, qui se crût autorisé à profiter du malheur de l’époque, en portant la main sur ces dépouilles.

L’envie dévorait ce prince. Il savait qu’il est peu de vices qui ne puissent prendre l’apparence de quelque vertu : aussi disait-il souvent que la sévérité est compagne inséparable de l’autorité légitime. La grandeur se croit tout permis ; devant elle il faut que tout genou plie, que tout éclat s’efface. Valentinien ne pouvait souffrir que l’on fût bien vêtu, que l’on eût du savoir, de la fortune, une noble naissance. Il voulait que tout mérite s’effaçât, qu’il n’y eût de supériorité que la sienne. C’était aussi le défaut de l’empereur Hadrien.

Valentinien témoignait le dernier mépris pour le manque de courage ; il l’appelait bassesse d’âme et souillure. Tout homme atteint de ce défaut devait, disait-il, être conspué, relégué au dernier degré de l’échelle sociale. Lui-même cependant se laissait aller parfois aux plus chimériques terreurs, et pâlissait devant le fantôme enfant de son imagination. Le maître des offices, Remige, connaissait bien ce faible de son maître. Aussi ne manquait-il pas, dès qu’il le voyait se courroucer, de glisser dans l’entretien quelques mots de fermentation manifestée par les barbares ; et il voyait soudain le monarque s’adoucir sous l’impression de la peur, et rivaliser désormais de calme et de sérénité avec Antonin le Pieux. Valentinien ne choisit jamais avec intention de mauvais juges ; mais une fois qu’il les avait nommés, leur conduite fût-elle détestable, il disait avoir rencontré en eux la personnification de la justice antique, des Lycurgues, des Cassius ; et il ne cessait de les exhorter dans ses lettres à sévir rigoureusement, même contre les plus légères fautes. Pour ceux que frappaient leurs arrêts, aucun espoir en la clémence du prince, qui cependant aurait dû s’ouvrir pour eux comme un port au milieu de la tempête ; car la fin du pouvoir, suivant la définition des sages, est le bien-être et la sécurité des sujets.

IX. Reste à parler, pour être juste, des qualités qui recommandent Valentinien à l’estime et à l’imitation des bons princes, et qui, si elles eussent brillé sans contraste, eussent fait de lui un Trajan, un Marc Aurèle. Il ménagea singulièrement les provinces, allégeant pour elles le poids des impôts. On lui doit la création de plusieurs places fortes, et d’une admirable ligne de défense des frontières. Il eût mérité le titre de restaurateur de la discipline militaire si, tout en punissant les moindres fautes chez le soldat, il n’eût montré une tolérance inexcusable pour les excès des chefs, et de ce côté fermé l’oreille aux plaintes. De là les troubles de Bretagne, le soulèvement de l’Afrique, et le désastre de l’Illyrie.

Observateur rigide de la pureté des mœurs, il fut chaste dans sa vie privée comme dans sa vie publique, et mit par son exemple un frein à la licence de la cour. La réforme fut d’autant plus efficace, qu’elle ne ménageait pas même ses parents, dont les écarts en ce genre ne manquaient jamais d’encourir ses reproches ; ou même sa disgrâce. Il fit exception toutefois pour son frère ; mais en l’associant à sa puissance, il obéissait à la nécessité du moment.

Il apportait une attention sérieuse au choix des délégués de son autorité. Sous son règne on ne vit ni banquier gouverneur de province, ni charge vendue à l’encan ; si ce n’est peut-être dans les débuts, moments de transition où les plus criants abus profitent, pour se glisser, des préoccupations du pouvoir nouveau.

À la guerre, il joignait à la prudence l’esprit le plus fécond en ressources pour l’attaque ou pour la défense, avec une santé endurcie contre toute fatigue, un discernement sûr de ce qu’il fallait faire ou éviter, et l’attention la plus scrupuleuse à tous les détails du service.

Il écrivait avec convenance, et savait agréablement peindre et modeler. Il y a des armes de forme nouvelle dont il a donné le dessin. Sa mémoire était excellente. Il discourait peu, mais sa parole était animée et presque éloquente. Amoureux de la propreté, il n’était pas ennemi du plaisir de la table ; mais il y voulait du choix, et en bannissait la profusion.

C’est l’honneur de son gouvernement d’avoir fait régner la tolérance. Il sut tenir une balance exacte entre les sectes différentes, n’inquiéter aucune conscience, ne prescrire aucune formule, n’imposer à personne le dogme auquel il inclinait. Telle, en un mot, il avait trouvé la chose religieuse à son avènement, telle il la laissait après lui.

Son corps était musculeux et robuste. Il avait la chevelure blonde, le teint frais, les yeux bleus, le regard oblique et dur. Mais la dignité de sa taille et les belles proportions de toute sa personne répondaient à la majesté de son rang.

X. Les rites funèbres accomplis, le corps fut embaumé et envoyé à Constantinople, où sa cendre devait reposer près de ses prédécesseurs. L’expédition resta suspendue ; et l’on n’était pas sans inquiétude sur les dispositions des cohortes gauloises, dont la fidélité, rarement assurée au souverain légitime, se constitue souvent arbitre des choix. Les circonstances paraissaient se prêter à quelque mouvement ; car Gratien, dans l’ignorance du grave évènement survenu, ne bougeait pas de Trèves, où son père lui avait signifié d’attendre son retour. L’émotion de chacun, dans cette situation critique, était celle de passagers sur un même navire, qui sentent leur sort attaché à celui du bâtiment. Les chefs de l’armée résolurent alors de rompre le pont que la nécessité avait fait construire pour passer sur le territoire ennemi, et de faire tenir à Mérobaud, de la part de Valentinien, comme si ce dernier fût encore en vie, l’ordre de se rendre aussitôt au quartier général. La pénétration de Mérobaud lui fit deviner le réel état des choses ; ou peut-être en fut-il instruit par le porteur du message. Comme il se défiait des milices gauloises, il feignit d’avoir reçu l’ordre de les ramener sur le Rhin pour observer les barbares, qui recommençaient à remuer ; et, en conformité d’une injonction secrète, il donna quelque mission lointaine à Sébastien, homme, il est vrai, d’un caractère doux et modéré, mais grandement porté par la faveur militaire, et, par ce motif, considéré comme très dangereux.

À l’arrivée de Mérobaud on s’occupa sérieusement des mesures à prendre, et il fut bientôt décidé que Valentinien, fils du défunt empereur, et qui n’avait alors que quatre ans, serait élevé à l’empire. L’enfant était avec sa mère Justine dans le domaine appelé Murocincta, à la distance d’environ cent milles. Un consentement unanime ayant ratifié ce choix, Céréalis, oncle du jeune empereur, fut aussitôt chargé de l’amener au camp dans une litière ; et six jours après la mont de son père il fut salué Auguste dans les formes. On appréhendait d’abord que Gratien ne se sentît offensé de cette élection, consommée sans son concours ; mais cette crainte ne tarda pas à s’évanouir. La politique de ce prince, d’accord avec les inspirations de sa bienveillance naturelle, lui fit prendre sur lui le soin de protéger son frère et de veiller sur son éducation.


  1. Longue main.