Histoire de deux peuples (1915)/Appendices

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Nouvelle Librairie nationale (p. 148-152).


appendices

I
LE MARIAGE AUTRICHIEN DE NAPOLÉON Ier

LORSQUE Napoléon voulut épouser une Habsbourg, recommencer le mariage de Louis XVI, il mécontenta ses vieux soldats et l’opinion restée fidèle aux traditions révolutionnaires. Plus tard, les napoléoniens libéraux diront que la décadence de l’Empire a daté du jour ou Napoléon eut pris pour femme une Autrichienne. Il est curieux de lire, dans l’Histoire de Thiers, le résumé, très bien fait, du conseil où l’Empereur consulta les dignitaires sur son mariage. L’opposition entre Talleyrand, représentant de l’ancien régime, et Murat, représentant de la Révolution, est frappante :

Napoléon se mit alors à recueillir les voix, en commençant par la gauche, c’est-à-dire par le côté où allaient être exprimés les avis les moins sérieux, bien que M. de Talleyrand s’y trouvât. Il se réservait les avis les plus graves pour les derniers. Le prince Eugène, parlant après le prince Lebrun, reproduisit en termes simples et modestes les raisons que donnaient les partisans de la politique autrichienne, et qui furent répétées avec plus de force, quoique avec une concision sentencieuse, par M. de Talleyrand. Celui-ci était, après l’archichancelier, le juge le plus compétent en pareille matière. Il dit que le temps d’assurer la stabilité de l’Empire était venu, que la politique qui rapprochait de l’Autriche avait plus qu’une autre cet avantage de la stabilité, que les alliances avec les cours du Nord avaient un caractère de politique ambitieuse et changeante, que ce qu’on voulait, c’était une alliance qui permît de lutter avec l’Angleterre, que l’alliance de 1756 était là pour apprendre qu’on n’avait trouvé que dans l’intimité avec l’Autriche la sécurité continentale nécessaire à un grand déploiement de forces maritimes ; qu’enfin, époux d’une archiduchesse d’Autriche, chef du nouvel empire, on n’aurait rien à envier aux Bourbons. Le diplomate grand seigneur, parlant avec une finesse et une brièveté dédaigneuses, s’exprima comme aurait pu le faire la noblesse française, si elle avait eu à émettre un avis sur le mariage de Napoléon.

Il restait à consulter Murat et l’archichancelier Cambacérès. Murat montra une vivacité extrême et exprima au milieu de ce conseil des grands de l’Empire tout ce qui restait de vieux sentiments révolutionnaires dans l’armée. Il soutint que ce mariage avec une princesse autrichienne ne pouvait que réveiller les souvenirs de Marie-Antoinette et de Louis XVI, que ces funestes souvenirs étaient loin d’être effacés, loin d’être agréables à la nation ; que la famille impériale devait tout à la gloire, à la puissance de son chef ; qu’elle n’avait rien à emprunter à des alliances étrangères, qu’un rapprochement avec l’ancien régime éloignerait une infinité de cœurs attachés à l’Empire, sans conquérir les cœurs de la noblesse française. Il s’emporta même avec toutes les formes du dévouement contre les partisans de l’alliance de famille avec l’Autriche, affirmant qu’une telle alliance n’avait pu être imaginée par les amis dévoués de l’Empereur.

(Thiers, Histoire de l’Empire, livre XIX).




II
L’UNITÉ ITALIENNE ET L’UNITÉ ALLEMANDE

CRISPI étant allé voir Bismarck à Varzin en 1887, un témoin de leurs entretiens les a rapportés dans un petit livre peu connu dont voici un passage qui éclaire ce que nous avons dit, au cours de cet ouvrage, des traités de 1815 :

« Par l’effet d’une transition hardie la conversation se porte sur les traités internationaux.

« Que reste-t-il des traités de 1815 Plus rien.

« — Et pour ma part, dit le Prince (de Bismarck), j’ai quelque peu contribué à achever de les réduire à néant.

« En effet, du jour où, conseiller intime de légation, M. de Bismarck arriva, en qualité de délégué de la Prusse, à la diète de Francfort (août 1851), jusqu’au traité signé, le 10 mai 1871, dans cette même ville, à l’hôtel du Cygne blanc, avec les plénipotentiaires français, il n’a cessé de travailler à cette tâche. N’étaient-ce pas les traités de Vienne qui avaient établi ces rapports fédéraux que M. de Bismarck considérait « comme une infirmité de la Prusse qu’il fallait guérir ferro et igne » tôt ou tard ? N’avaient-ils pas consacré, en quelque sorte, la domination de la France sur l’Alsace, la « porte » de l’Allemagne ?

« M. de Cavour, en annulant, pour ce qui concerne l’Italie, l’œuvre du Congrès de Vienne, avait prévu que la France se mettrait sur la même voie pour ce qui concernait l’Allemagne.

« Au mois de septembre 1860, après Castelfidardo, la campagne d’Ombrie et l’entrée de Victor-Emmanuel à Naples, le comte Brassier de Saint-Simon, envoyé de S. M. le roi de Prusse près la Cour de Turin, vint lire à M. de Cavour une note énergique de M. de Schleinitz, sur la conduite du Piémont, et voulut, d’après ses instructions, lui en laisser copie.

« — Je n’éprouve pas, répondit à peu près M. de Cavour, un désir bien ardent de posséder copie de cette dépêche. Mais, en tout cas, je me console d’avoir déplu si vivement au Gouvernement de S. M. le roi Guillaume par la pensée que « la Prusse, un jour, saura gré au Piémont de l’exemple qu’il vient de lui donner. »

(M. Crispi chez M. de Bismarck, Journal
de voyage, Rome, 1894, p. 55 à 57).

Plus loin, dans la bouche de Crispi :

« Coup d’œil rétrospectif sur l’histoire : Parallélisme des destinées politiques du Piémont et de la Prusse, de la maison de Savoie et de celle des Hohenzollern qui, l’une et l’autre, pourraient avoir la même devise : Vom Fels zum Meer (de la montagne à la mer).

« Victor-Amédée II de Savoie fut un des premiers souverains qui reconnurent à Frédéric Ier la qualité de roi de Prusse ; par réciprocité, le fils de Frédéric, Frédéric-Guillaume Ier, fut des premiers à reconnaître à Victor-Amédée la qualité de roi de Sicile qu’il avait acquise par le traité d’Utrecht et qu’il devait échanger, en 1720, avec celle du roi de Sardaigne. Victor-Amédée écrivait, le 25 juillet 1716, à son ambassadeur à Paris, où venait d’arriver le ministre de Prusse, baron de Knyphausen : « Nous souhaitons que vous tâchiez de lier amitié avec le ministre de Prusse, vous en procurant la confiance, que vous aurez soin ensuite de cultiver. Nos ministres ont toujours eu celle des ministres du feu Roy, et il y a toujours eu entre eux beaucoup de liaison, ainsi qu’il y a en a eu une fort cordiale entre Nous et Luy. Vous rencontrerez notre entière satisfaction si vous pouviez en fomenter une égale entre Nous et le Roy son maître… » Le Roi de Prusse faisait, en réponse, exprimer « les sentiments d’estime et de joie avec lesquels il avait appris les ouvertures faites à son Ministre, auxquelles il répondrait d’une manière qui prouverait combien il s’estimait heureux de pouvoir affermir avec S. M. Sicilienne une véritable bonne correspondance, telle qu’elle pût être utile aux deux cours et au bien commun… »

(Ibidem, p. 154 à 156).

La participation de l’Italie à la guerre de 1915 du même côté que la France est un de ces événements qui montrent combien la vie politique est complexe et féconde en réactions et en surprises. Si l’unité italienne a eu des partisans en France, c’étaient aussi des partisans de l’unité allemande et des admirateurs de la Prusse, qui ne séparaient pas la nouvelle Italie de la nouvelle Allemagne. L’Italie qui a manqué à notre alliance en 1870, n’a pas été l’alliée de l’Allemagne en 1914-1915, et ces deux attitudes s’expliquent fort bien par la position même de l’Italie en Europe et par ses intérêts : Bismarck, quoi qu’il eût fondé la Triplice, avait eu le pressentiment de cela. C’est un exemple qui prouve combien la politique est mouvante et qui montre l’imprudence qu’il y a à s’y croire jamais assuré de l’avenir.