Histoire de deux peuples (1915)/Chapitre 6

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Nouvelle Librairie nationale (p. 135-147).


CHAPITRE VI

CAUSES GÉNÉRALES DE LA GUERRE DE 1914


L’HISTOIRE, quand elle est vue dans ses ensembles, montre la rigueur avec laquelle les événements s’enchaînent et s’engendrent les uns des autres. Mais ces enchaînements sont lents. Il s’espacent sur de longues séries d’années. Ils sont d’une complexité redoutable aux yeux des vrais hommes d’État qui en ont l’intelligence et qui savent que, bon ou mauvais, un germe fixé dans le sol politique peut ne lever que longtemps après qu’ils ont eux-mêmes disparu. Les exemples abondent, au cours des siècles de notre histoire que nous venons de passer en revue et, pour ainsi dire, à vol d’oiseau. Le bienfait que Louis-Philippe a valu à notre pays en créant la neutralité belge n’a porté tous ses fruits que sous nos yeux. De même les erreurs de la Révolution et de l’Empire n’ont produit toutes leurs conséquences funestes qu’avec le temps. C’est de la même manière que la guerre de 1870, en plus des effets directs de la défaite pour notre pays, a eu, pour l’Europe entière, des effets indirects, qui ont lentement formé la situation d’où la guerre générale devait sortir.

Et d’abord, après 1870, lorsque l’unité allemande fut faite et un Empire allemand fondé, les suprêmes garanties de l’Europe contre les abus de la force disparurent avec les derniers vestiges des traités de Vienne et de Westphalie. « Il n’y a plus d’Europe », est le mot juste que le cardinal Antonelli avait dit le premier, qu’on a cent fois répété depuis. Il n’y a plus eu, en effet, après l’unité allemande, de traces de l’ancien système d’une Europe organisée, vaille que vaille, contre les excès des plus forts. Le système d’équilibre auquel le monde européen était arrivé, grâce à la France, et qui reposait essentiellement sur l’impuissance de l’Allemagne, a été rompu. Le germanisme une fois en liberté, le règne de la force sans condition a reparu dans l’ancien monde, aggravé encore par la puissante concentration des États modernes et les ressources de la science : terrible régression de l’espèce humaine dans un âge où jamais les hommes n’avaient été autant persuadés de leur progrès…

La Prusse ayant brisé les dernières conventions de la société des peuples, les autres États, il faut le reconnaître, s’affranchirent à leur tour et de la même façon. 1870 marque l’avènement de l’anarchie internationale. Si l’égoïsme est la loi de la vie des États, il est des circonstances où l’égoïsme absolu coûte cher. Dans le désordre où la chute des anciens principes, la mêlée des nationalités et les fautes de la démocratie napoléonienne avaient jeté l’Europe, chacun assista à la défaite de notre pays avec la pensée de profiter de l’occasion. Thiers s’en aperçut cruellement lorsqu’il entreprit à travers les capitales cette tournée où il tenta de gagner des concours à notre pays. On raconte qu’arrivé à Londres, tandis qu’il plaidait la cause de la France dans le cabinet de lord Granville, le vieillard, vaincu par la fatigue, s’affaissa soudain et se tut. Lord Granville, sur le moment, le crut mort, et se mit à penser que c’était très beau, la fin de cet homme d’État illustre, succombant à l’heure où il parlait pour sa patrie vaincue… Ce n’est pas seulement avec cette indifférence esthétique que l’Angleterre de 1870 a regardé nos revers. Tout à fait négligente du péril allemand qui, alors, ne faisait que de germer pour elle, l’Angleterre agit même en sorte que personne ne pût venir à notre aide. Elle organisa la ligue des neutres, qui ne pouvait nuire qu’à la France en interdisant à ses membres d’entrer dans la guerre les uns sans les autres : c’était exactement le contraire du pacte de Londres, signé en septembre 1914. Gladstone et le parti libéral, qui gouvernaient la Grande-Bretagne, ont assumé alors une lourde responsabilité envers leur pays. En laissant naître l’Empire allemand, ces pacifistes ont préparé pour l’avenir une guerre à laquelle leurs successeurs se sont vus contraints de faire face. Car c’est encore par un de ces retours des choses d’ici-bas dont l’histoire est coutumière que l’Angleterre a dû déclarer la guerre à l’Allemagne en 1914 et que d’autres libéraux n’ont pu échapper à la nécessité de lancer ce défi.

L’Angleterre de ce temps ne fut pas, entre les puissances, la seule à prendre sa liberté. On n’a jamais déchiré tant de traités, renié à la fois tant de signatures, qu’en 1870. L’Italie, entrant à Rome, tenait pour non avenue la convention de septembre. La Russie, effaçant les résultats de la guerre de Crimée, provoquait une revision du traité de Paris. De toutes parts, on s’affranchissait des obligations et des contrats. On a pu citer beaucoup d’aphorismes bismarckiens sur le droit et sur la force. Mais quel était donc le ministre qui affirmait alors que « le droit écrit fondé sur les traités n’avait pas conservé la même sanction morale qu’il avait pu avoir en d’autre temps » C’était Gortschakof, c’était le chancelier de l’Empire russe...

Le duc de Broglie a raconté que lorsqu’il fut délégué par Jules Favre à la Conférence de Londres, il partit avec un espoir et une ambition : recommencer l’œuvre de Talleyrand à Vienne, rendre à la France par la diplomatie ce qu’elle avait perdu par les armes. Il fut vite détrompé : la conférence internationale exclut de ses travaux les questions qui concernaient la France et l’Allemagne. Les temps avaient changé depuis 1815. Les circonstances aussi. Et le duc de Broglie, jusque-là beaucoup plus libéral que royaliste, regretta de n’avoir pas eu derrière lui, comme Talleyrand, un Louis XVIII.

Vaincue et meurtrie, la France de 1871 avait pourtant pensé un moment à la monarchie comme à l’instrument ancien et éprouvé du relèvement national. La déception était immense et le peuple français venait d’être éveillé de son rêve par des coups cruels. L’invasion, deux provinces perdues, plus d’un million de Français arrachés à la patrie, une monarchie autoritaire et militaire mettant la main sur l’Allemagne, et l’Allemagne acceptant l’hégémonie prussienne : c’était donc cela, c’était cette faillite qu’avait apportée la politique fondée sur les principes de la Révolution, la cause des peuples et la propagande des idées libérales ! Alors, le peuple français, revenu de ses illusions, renoncera à toute grande action extérieure, se repliera sur lui-même, se vouera à sa réorganisation intérieure. Une nouvelle ère, une nouvelle expérience commenceront pour lui.

Au cours des années qui ont immédiatement suivi le traité de Francfort, on peut dire que la démocratie a véritablement fait son examen de conscience. Il est vrai qu’elle ne l’a pas conclu en reconnaissant ses erreurs. Oubliant le mandat impératif qu’elle avait donné à Napoléon III, les approbations répétées qu’elle avait apportées à sa politique, elle fit retomber toutes les responsabilités du désastre sur le « pouvoir personnel ». Les monarchistes eux-mêmes, à l’Assemblée nationale, furent en grand nombre convaincus que le pouvoir personnel avait été la cause de nos malheurs. C’est le sentiment qu’exprimait le duc d’Audiffret-Pasquier lorsqu’il disait « Nous ramènerons le roi ficelé comme un saucisson. » Le résultat fut qu’il n’y eut pas de roi du tout, ni « ficelé » ni autrement. C’est essentiellement sur cette idée qu’échoua la restauration de la monarchie. Le régime républicain parlementaire, la démocratie intégrale eurent dès lors partie gagnée et Bismarck, il ne s’en est pas caché, accepta cette solution avec plaisir. Même il s’est vanté d’avoir, à plusieurs dates critiques de nos luttes intérieures, « mis les choses en scène à Berlin ». La monarchie des Hohenzollern rendait à la France ce que les Capétiens avaient fait autrefois à l’Allemagne : elle voyait chez nous avec faveur des institutions qui étaient le contraire des siennes. Et, quant à l’attitude à prendre vis-à-vis des affaires de France, Bismarck donnait à son maître le même conseil que Pierre Dubois avait donné à Philippe le Bel et Marillac à Henri II pour les affaires d’Allemagne.

Tandis que la France agitait la question de savoir si elle serait monarchie ou république, la terre continuait de tourner, les problèmes européens de se poser. L’unité italienne, l’unité allemande accomplies, le repos n’était pas acquis pour l’Europe. La question d’Orient, sans cesse grandie, sans cesse impliquée plus gravement dans les affaires européennes depuis le dix-huitième siècle, se développait encore et sous des formes plus aiguës. Comme l’avait prévu Proudhon, de nouvelles nationalités aspiraient à prendre leur place au soleil, revendiquaient leur droit à l’indépendance et à la vie. Des peuples aussi négligés autrefois que peuvent l’être aujourd’hui des tribus asiatiques (qu’on se souvienne de ce que les Bulgares étaient pour Voltaire) prenaient conscience d’eux-mêmes. La conception des races s’étendait aux confins du monde européen. L’idée slave devenait un ferment semblable à ce qu’avait été l’idée germanique dans la période antérieure. Ce devait être l’origine de nouveaux et vastes conflits qu’envenimeraient l’anarchie et les rivalités européennes.

La guerre russo-turque, la grande guerre nationale de la Russie, la guerre pour la délivrance des frères slaves opprimés, se termina par le congrès de Berlin, théâtre des plus subtiles intrigues de Bismarck. La France, représentée à ce Congrès de l’Europe, en fut pourtant moralement « absente ». L’opinion publique, pour qui ces affaires orientales étaient neuves autant que lointaines, y assista distraitement. Distraction bien naturelle. Là-bas, pourtant, se formaient les orages de l’avenir, et la guerre de 1914 est sortie du congrès de Berlin comme la plante sort de la graine. Bismarck avait spéculé sur l’inquiétude que les progrès de la Russie avait inspirée à l’Angleterre pour s’introduire entre les deux puissances et exploiter leur rivalité. D’autre part, il avait saisi l’occasion de séduire l’Autriche, de l’attacher définitivement à l’Allemagne en lui montrant le chemin de l’Orient comme la compensation de Sadowa. Le point capital de son projet, c’était l’attribution à l’empire austro-hongrois de la Bosnie et de l’Herzégovine. Quel Français se doutait alors que, de ce fait, son pays dût, trente-cinq ans plus tard, être engagé dans la guerre ? Les Anglais ne s’en doutaient pas davantage. Bien mieux l’Angleterre elle-même entra dans la combinaison de Bismarck. C’est lord Salisbury qui, par un scénario fort bien préparé, proposa que l’administration des deux provinces fût confiée à l’Autriche. Ainsi l’Autriche se trouvait mise en antagonisme, à plus ou moins longue échéance, mais d’une manière inéluctable, avec les Serbes, la Russie, le monde slave. Aujourd’hui l’Angleterre est alliée des Russes. Elle est en guerre contre l’Autriche et l’Allemagne. Et l’une des causes immédiates de cette guerre a été l’annexion définitive de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’empereur François-Joseph. Qui sait les renversements de points de vue, d’intérêts, de situations, que pourra revoir l’avenir ?…

De longues années de paix armée suivirent, tandis que couvait cet incendie. On vit alors le peuple français laisser peu à peu tomber en oubli l’idée de revanche et, non sans ressentir par intervalles l’aiguillon de la menace allemande, s’abandonner à l’illusion de toutes les démocraties, qui consiste à donner aux questions de politique intérieure le pas sur le reste. Les démocraties ont toujours tendance à vivre en vase clos. Ce paysan dont un pré ferme l’horizon, ce prolétaire dont les deux bras sont le seul bien, ce commerçant accablé de soucis, et même, dans une sphère supérieure, ce médecin, cet avocat, que leur profession spécialise, comment leur attention se porterait-elle avec continuité par delà les frontières ? À la Chambre française, faite à l’image de la société moyenne, les questions de politique extérieure n’ont jamais été traitées que par un petit nombre de parlementaires, toujours les mêmes, écoutés avec la déférence qu’on accorde à ceux qui ont pénétré des sciences ardues, mais écoutés avec distraction. En réalité, tous les ministres des Affaires étrangères du gouvernement de la République ont pu suivre la politique qu’ils ont voulue : le Parlement leur donnait un blanc-seing. La démocratie française s’est occupée avant tout d’une redistribution des richesses. Sa grande préoccupation a été les impôts, les traitements, les retraites. Sa politique a été surtout fiscale. Son souci a été de répartir le capital de la nation, non de l’accroître ni même de le protéger. Dans le même temps nous avons vu, en Angleterre, une tendance toute pareille diriger le corps électoral et le Parlement. Selon la parole si souvent répétée par lord Rosebery dans ses campagnes contre le radicalisme anglais, et qui servira peut-être plus tard à caractériser l’attitude de la France et de l’Angleterre dans les années qui ont précédé la guerre, on s’occupait de créer, dans ces deux pays, une sorte de chimérique Éden sans s’inquiéter de savoir si les loups ne seraient pas tentés d’entrer dans la bergerie.

Cependant l’État monstrueux que la Prusse avait créé en Allemagne pesait sur la vie de l’Europe. Cette vaste monarchie autoritaire et militaire n’était pas dangereuse seulement par son organisation et par sa puissance. Les conditions mêmes de sa formation l’obligeaient à toujours grandir, à s’armer toujours davantage. Comme s’ils eussent senti que l’existence de l’Allemagne unie était un phénomène anormal, les fondateurs du nouvel Empire ont toujours pensé et leurs successeurs ont pensé comme eux que cet Empire ne pouvait durer qu’en s’appuyant sur une force militaire immense, en gardant toujours les moyens d’intimider et d’attaquer à son heure des voisins dont la coalition possible était pour Bismarck un cauchemar : de là est sortie la théorie de la guerre préventive. Il y a eu autre chose encore. Le prestige de l’Allemagne venait de ses victoires : elle avait fondé son crédit dans le monde, au point de vue politique, au point de vue commercial et même au point de vue de sa « culture », sur sa supériorité militaire. Nietzsche a dit à peu près un jour qu’en fait de poètes, d’artistes, de philosophes, l’Allemagne nouvelle avait Bismarck, et encore Bismarck, mais seulement Bismarck. L’Allemagne contemporaine a vécu, en effet, de l’autorité que lui avaient donnée les trois victoires successives de la Prusse, ces trois guerres de 1864, de 1866, de 1870, dont sir Edward Grey a dit avec éloquence et avec raison ces temps-ci que ç’avaient été trois guerres déclarées à l’Europe. Le système qui avait fondé la Prusse d’abord, l’Empire allemand ensuite, ne pouvait aller qu’en s’aggravant. Les choses se conservent par les mêmes conditions qui ont présidé à leur naissance : l’Allemagne unie a continué à durer par les mêmes moyens qui l’avaient tirée du néant, c’est-à-dire par la guerre, considérée comme une industrie nationale. C’est la pensée que ses chanceliers les plus divers n’ont jamais manqué de développer. Toujours plus de soldats, toujours plus de canons. L’Allemagne devait avoir des régiments comme une banque d’État a de l’or dans ses caisses pour donner de la valeur à ses billets : M. de Bethmann-Hollweg a exposé la théorie peu de temps encore avant la guerre. Seulement, une heure est venue où la tentation a été trop forte de se servir de cette encaisse. Et la grande illusion de l’Europe aura été de croire que l’Empire allemand pouvait tenir neuf cent mille hommes de première ligne sous les armes pour conserver la paix, que cette puissance militaire, une des plus formidables que le monde ait jamais vues, n’exalterait pas le peuple qui la possédait, ne le pousserait pas aux idées de conquête et d’agression.

Les grands États qui, par indifférence, aveuglement ou calcul, avaient laissé la Prusse s’emparer de l’Empire allemand, n’avaient pourtant pas tardé à sentir la pointe du péril. En 1871, Charles Gavard, un de nos meilleurs diplomates, à ce moment à Londres, notait ceci dans son journal : « Le public anglais comprend que c’est la guerre perpétuelle qui commence. » Intuition fugitive sans doute. Bismarck s’appliqua à la dissiper en excitant l’Angleterre contre la Russie. Mais, dès 1875, quand il méditait d’en finir avec la France, la Triple-Entente s’était déjà spontanément dessinée comme une nécessité naturelle. Du temps devait passer encore avant qu’elle prît forme. Pourtant on peut dire que l’opposition des trois puissances aujourd’hui alliées et leur conflit avec l’Empire allemand étaient inscrits dans le livre de la fatalité dès le jour où une Allemagne s’était refaite.

L’immense honneur de la nation française, à travers ses distractions et ses faiblesses, est d’avoir toujours gardé irréductibles l’idée de son indépendance et le sentiment de ses devoirs. Nous avons, au cours de ce livre, montré les erreurs et les responsabilités des gouvernements démocratiques. Mais ce qu’il faut proclamer très haut, c’est que jamais peut-être dans l’histoire on n’aura vu un peuple en démocratie fournir une aussi vigoureuse résistance que le nôtre aux principes de dissolution que ses institutions lui apportaient. Une démocratie qui, pendant quarante-quatre années, a su accepter le lourd fardeau du service obligatoire et universel, c’est un des phénomènes les plus rares qu’il y ait dans les annales de l’humanité. La France, nous venons de nous en apercevoir cruellement, aurait dû s’armer, se préparer davantage pour résister à l’agression de l’Allemagne. Son grand titre de gloire, c’est qu’elle n’aura pas renoncé. Elle a assumé les sacrifices nécessaires. En 1914, elle a relevé le défi de l’Allemagne. Elle fournit en ce moment un effort, elle montre une persévérance qu’admirera l’histoire, une énergie qui fait honneur aux ressources de la race. Nous pouvons le dire hautement : aucun autre pays que la France n’était capable de cela. Quel n’eût pas été notre destin si, chez nous, la prévoyance eût été égale au courage, si le cerveau de l’État eût été aussi bon que le cœur des citoyens !

Il y a quelques années, — si l’on veut bien nous pardonner de nous citer nous-mêmes, nous écrivions qu’il n’avait jamais été plus opportun de reprendre l’image fameuse de Prévost-Paradol avant 1870. Les deux locomotives lancées sur la même voie à la rencontre l’une de l’autre, et dont Prévost-Paradol avait parlé à la fin du second Empire, ce n’était plus seulement la France et la Prusse : c’était le monde germanique d’un côté, la Triple-Entente de l’autre[1]. Un lieu commun, généralement reçu, développé dans des discours et dans des journaux innombrables, a permis de soutenir jusqu’au jour de la déclaration de la guerre que la Triplice et la Triple-Entente avaient reconstitué l’équilibre de l’Europe, que les deux systèmes d’alliances se faisaient l’un à l’autre contrepoids, que le risque de guerre était par là-même écarté. Equilibre dangereusement instable, en réalité. La France, la Russie, l’Angleterre, malgré tout ce qui avait pu les séparer, avaient fini par unir leurs forces contre le péril commun. Mais cette coalition, n’eût-elle existé que sur le papier, faisait craindre à l’Allemagne de ne plus être, et surtout de ne plus paraître, la plus forte. Or, il fallait que la réputation de sa supériorité militaire restât intacte. De là, des armements toujours croissants, un effort plus grand chaque fois qu’un événement nouveau, survenant dans la situation politique, semblait propre à diminuer le prestige de l’Allemagne en Europe. De son côté, la Triple Entente, à regret le plus souvent, avec lenteur et avec retard, devait se mettre à égalité avec l’Empire allemand. Cette marche parallèle des deux groupes ne pouvait se prolonger à l’infini. Une pareille rivalité ne pouvait se terminer autrement que par la guerre.

La Triple-Entente n’a fait que suivre les impulsions venues de Berlin. Elle n’a fait que répliquer, — insuffisamment, d’ailleurs, presque toujours aux mesures prises par l’Allemagne. Elle est restée fidèle, en somme, au principe qui avait présidé à ses origines le principe de résistance, le principe de non-acceptation, en réponse à la volonté expresse de l’Allemagne de dominer toujours par la puissance de ses armes, d’imposer sa volonté en intimidant l’Europe. La provocation ne pouvait pas partir du groupe anglo-franco-russe. Mais l’obstacle que ce groupe opposait à l’hégémonie allemande, les efforts croissants auxquels il obligeait l’Empire, irritaient celui-ci chaque jour davantage. L’Allemagne a tenté dix fois de dissocier la Triple-Entente. En dépit de ses hésitations, de ses faiblesses, de ses lacunes, la Triple-Entente a duré. Plus l’Allemagne s’armait, se montrait menaçante et provocante, plus aussi la Triple-Entente se resserrait. Le jour devait venir où l’Allemagne tenterait de la briser : ainsi, ce qui était fait pour conserver la paix se transformerait en principe de guerre. Telle était encore une des fatalités vers lesquelles l’Europe marchait.

Un État où tout est né de la guerre et fait pour la guerre, dont la guerre est « l’industrie nationale », n’en court pourtant pas le grand risque sans qu’un ensemble de circonstances se soit produit qui l’y ait déterminé. L’Allemagne a peut-être laissé passer, pour sa guerre préventive contre la Russie, sa guerre d’agression contre la France, des occasions meilleures que celle qu’elle a choisie en 1914. Après vingt ans d’un règne pacifique, c’est en 1909, c’est à propos des affaires d’Orient que, pour la première fois, Guillaume II aura pris une attitude nettement belliqueuse. Pourquoi cela ?

Révolution turque de 1908, annexion définitive de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche, protestation de la Russie, mouvement général du slavisme contre la poussée du monde germanique vers l’Orient : l’enchaînement des causes est certain. Mais il faut remonter plus haut, comprendre que l’Allemagne, au congrès de Berlin, en faisant attribuer la Bosnie à l’Autriche pour acquérir son alliance, en lui accordant une compensation à sa défaite de 1866, s’était engagée pour l’avenir. Cette compensation, il fallait la garantir à l’Autriche, sous peine de voir celle-ci aspirer à reprendre un rôle dans le monde germanique d’où elle avait été expulsée après Sadowa. Or, dans l’entretemps, les peuples balkaniques s’étaient définitivement éveillés à l’existence. Comme l’avaient prévu, après Proudhon, quelques esprits pénétrants, le principe des nationalités, propagé dans l’Europe orientale, y produisait les mêmes bouleversements qu’il avait produits dans l’Europe centrale. Et la Russie se trouvait derrière la Serbie comme Napoléon III s’était trouvé derrière le Piémont. Conflits d’idées, de sentiments, d’intérêts, tout faisait glisser l’Europe vers la guerre. À l’ultimatum allemand de 1909, lui enjoignant de reconnaître l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche, la Russie avait pu céder. Eût-elle cédé encore à l’ultimatum de 1914, l’Allemagne eût-elle remporté un nouveau succès de sa politique d’intimidation en obtenant que la Russie permît à l’Autriche d’écraser les Serbes, que la même situation se fût reproduite tôt ou tard. Un jour devait venir où une résistance profonde, commandée par l’instinct de conservation, serait opposée à une nouvelle exigence de l’Allemagne, sous peine de voir le monde germanique faire désormais la loi à l’Europe.

Les calculs de l’Allemagne ont été déjoués. Elle a échoué dans son entreprise. La Triple-Entente, comme l’a déclaré M. Viviani, n’a pas cédé à la pression dont elle a été l’objet. Elle a subi l’épreuve de la guerre et elle y a résisté. La France est restée fidèle à son pacte avec la Russie, quoique Guillaume II, comme l’indiquaient les démarches et les avertissements préalables de M. de Schœn à Paris, ait escompté une défaillance. La Belgique, par un haut fait qui restera mémorable dans l’histoire, a repoussé les sommations du puissant Empire. L’Angleterre, contre l’attente de l’Empereur et de son peuple exaspérés de leur propre méprise, s’est gardée de recommencer son erreur de 1870. Malgré la puissance de ses armées, la plus formidable machine de guerre que le monde ait vu, malgré sa préparation et son organisation, poussées à un degré qui jamais n’avait été atteint, l’Allemagne a été vaincue sur les rives de la Marne, et sa supériorité militaire a dès lors été mise en discussion. Les neutres ne l’ont plus tenue pour invincible : considérable changement dans l’atmosphère européenne. Surtout, l’Europe a compris que son repos, sa sécurité, sa civilisation étaient incompatibles avec l’existence d’une grande Allemagne unie, que nulle entente ne serait jamais possible avec cet État-brigand. Quoi qu’il arrive, une idée restera souveraine : c’est que la puissance allemande est le fléau du monde européen.

Quelque favorable que puisse apparaître l’avenir, n’oublions pas cependant que l’histoire aime la complexité autant qu’elle a horreur des solutions simples. Tant d’intérêts, d’aspirations, de besoins, de forces restent en présence, qu’il est plus sage de douter que, même après cette guerre gigantesque, un ordre nouveau, définitif, satisfaisant pour tous, puisse être trouvé d’un seul coup. Il importe de se souvenir que la politique vit surtout de compromis, de solutions moyennes, qui laissent la porte ouverte à de nouvelles difficultés, à de nouveaux conflits. L’idée de nationalité et l’idée de race travaillent l’Europe depuis une centaine d’années. Qui peut répondre que ces idées n’animeront pas, à leur tour, d’autres peuples qui semblent aujourd’hui en sommeil, qu’elles ne détermineront pas d’autres catastrophes ? La France a été directement atteinte par l’unité allemande. Elle vient, par un choc en retour, de soutenir une grande guerre sortie des suites de cette unité et amenée par de nouveaux enfantements de nations dans l’Europe orientale. Qui nous dit que ces causes cesseront d’agir, que d’autres événements semblables ne porteront pas sur nos destinées le même contre-coup ?

L’espérance que nous pouvons nourrir, c’est que, si l’Allemagne est bien vaincue, le régime qu’elle a imposé au monde et qui, par une effroyable régression, met sous les armes toute la population mâle de l’Europe (idée qui eût fait frémir d’horreur les Français d’autrefois), pourra, devra être aboli. La guerre à la façon germanique, la guerre sauvage des nations armées deviendra alors un des plus mauvais souvenirs de l’humanité. Le siècle où l’Allemagne fut unie et puissante passera pour un siècle de fer. Quant à connaître le repos complet, quant à être assurés de vivre pour eux-mêmes, sur eux-mêmes, sans craindre d’être entraînés dans de nouveaux conflits, les peuples ne pourront de longtemps l’espérer. L’histoire est lente. Ses retours, ses méandres sont perfides. Une des pires illusions qu’une nation puisse entretenir consiste à penser qu’il est en son pouvoir, par sa seule volonté, d’échapper aux conséquences du passé, de déclarer efficacement que, pour elle, tous les problèmes sont résolus, que, satisfaite de ce qui est, renfermée entre ses frontières, elle entend ne plus vivre que pour son compte. Cette illusion, qui a tenté presque toutes les démocraties, a failli nous coûter notre existence nationale. C’est l’erreur dans laquelle la France ne devra pas retomber. Les Français de 1914 et 1915 ont héroïquement payé pour les fautes de leurs ancêtres. Ils ont préparé pour les générations prochaines un avenir meilleur que le temps qu’ils ont eux-mêmes vécu. Mais, pour ces générations mêmes, le cycle des travaux et des peines n’est pas, ne sera jamais fermé…



  1. Voir notre livre le Coup d’Agadir et la guerre d’Orient (N. L. N.).