Histoire de deux peuples (1915)/Chapitre 5

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Nouvelle Librairie nationale (p. 113-134).


CHAPITRE V

« LA POLITIQUE QUE LE PEUPLE ÉLABORAIT DEPUIS 1815 » NOUS CONDUIT À SEDAN


La Confession d’un enfant du siècle, d’Alfred de Musset, a fixé l’image de la « génération ardente, pâle, nerveuse », des Français « conçus entre deux batailles » et qui arrivaient à l’adolescence au moment de Waterloo. Cette France-là a souffert de ce qu’on a justement appelé « la maladie de 1815 ». Ce mal, si pareil au fameux mal romantique, tenait aux mêmes causes. Il était fait d’aspirations vives et confuses, où se mêlaient les traditions de gloire et de liberté, les souvenirs de la Révolution et de l’Empire, l’ébranlement laissé dans toutes les fibres par les aventures prodigieuses que la France venait de courir pendant vingt-cinq ans. L’accablement de la défaite finale ajoutait à cet état de la sensibilité un élément d’amertume et de révolte. Entre ce mélange d’enthousiasme et de névrose et le réalisme des hommes politiques de la Restauration, un malentendu ne pouvait manquer de se produire. Sur ce malentendu, la tentative de renouer la confiance entre la France et les Bourbons allait échouer.

La monarchie, après avoir relevé la France qu’elle avait retrouvée si bas, pouvait compter sur la possibilité de poursuivre sa tâche, sinon sur la reconnaissance des Français. Elle n’eut pas besoin de cette récompense pour travailler au bien public. Jamais un mot d’amertume n’a échappé aux Bourbons. Charles X, ce roi diffamé, et dont M. Emile Ollivier a pu dire qu’il était « passionné pour le relèvement national », a repris le chemin de l’exil sans avoir manifesté l’ombre de la douleur étonnée qu’exprimait Villèle lorsqu’il constatait que la Restauration avait rendu à la France son rang en Europe, l’ordre, le repos, la prospérité, et que la France semblait ne pas apprécier ces bienfaits.

Nous aussi, nous sommes portés à nous étonner, à distance, que la France, après Waterloo, ne fût pas lassée par de longues années de guerres et de conquêtes inutiles. On aurait pu croire que la Restauration aurait fait goûter aux pays la tranquillité qu’elle lui avait rendue sans rien lui faire perdre en durables profits ni en gloire militaire : l’Espagne, la Grèce, l’Algérie pouvaient satisfaire un peuple, même rendu difficile en fait d’exploits guerriers. C’eût été compter sans la politique des partis, régulièrement installée dès lors. La France ne fut pas plus tôt sortie de la liquidation de l’Empire, que les partis s’emparèrent de la politique étrangère comme de l’arme la plus efficace et la plus meurtrière dans la lutte de tous les jours. Les relations de l’État avec l’extérieur devenant une occasion de guerre civile, un prétexte d’opposition ou de surenchère, c’était la patrie elle-même, avec ses intérêts, sa sécurité, ravalée au rang d’enjeu de la bataille électorale et parlementaire. On vit cela dès la Restauration. C’est sur ce domaine réservé, sacré, de la politique extérieure que la campagne la plus vive fut menée contre Louis XVIII et Charles X. Et pourquoi ce choix ? C’est que les partis d’opposition se sentaient appuyés par le sentiment patriotique induit en erreur, trompé sur lui-même par les souvenirs révolutionnaires et napoléoniens. Flatter ce qu’on a nommé « la manie de la gloire et de la conquête » fut l’entreprise à laquelle se voua l’opposition, sur le thème de la France humiliée par les traités de 1815 et mise à la remorque des puissances absolutistes, de la monarchie payant à l’étranger (selon une légende absurde, mais efficace) les services qu’elle avait, disait-on, reçus de lui. Sans égard à ce qu’avait déjà fait la Restauration, ni à ce qu’elle projetait encore pour réparer, avec l’aide du temps et des circonstances, les dernières conséquences de Waterloo, les hommes de l’opposition libérale ne craignirent pas de recourir à cette arme pour servir leur ambition personnelle, grandir leur popularité et assurer leur gloire à n’importe quel prix.

La surprise que l’acharnement de ses adversaires, parmi lesquels il y avait aussi des légitimistes, causait au sage Villèle, venait de sa sagesse même. Ce bon ministre, cet administrateur au sens rassis, ne tenait pas compte de la « maladie de 1815 », du démon qui tourmentait les Français, les poussait à travailler contre leur bien le plus évident. D’autres royalistes, qui étaient eux-mêmes des « enfants du siècle », qui trouvaient prosaïque l’œuvre de Louis XVIII, nourrissaient d’ailleurs à ce moment même l’idée que la monarchie pouvait et devait reprendre le programme du patriotisme révolutionnaire : nationalités et conquêtes. C’était la politique que Chateaubriand avait recommandée avec éloquence, irritation et mauvaise humeur, celle que Polignac devait essayer d’entreprendre.

Belle imagination, tête assez faible et chimérique, Polignac eut l’intuition d’une politique capable de rendre à la royauté une popularité rebelle. Il tenta, mais avec des moyens insuffisants, sans l’organisation ni la préparation nécessaires, ce que Napoléon III devait entreprendre plus tard : une politique conservatrice à l’intérieur masquée par une éclatante satisfaction donnée à l’extérieur aux aspirations libérales. Le grand projet de remaniement de l’Europe, qu’il mit sur pied avec Bois-le-Comte durant les dernières années, de la Restauration, était, à la vérité, impraticable, et même franchement mauvais et imprudent en quelques-unes de ses parties (celles où, remaniant la Confédération germanique, il retombait dans les erreurs de la période révolutionnaire et achetait la reprise de la frontière du Rhin par le système si dangereux des « compensations », qui devait consommer la ruine du second Empire). Polignac tomba et son projet avec : ni lui, ni Chateaubriand n’avaient réussi à convaincre l’opinion publique qu’un Bourbon pût continuer la politique de Napoléon, celle de Waterloo et de Sedan. Cette incrédulité est aujourd’hui un des titres de la monarchie à l’estime et au regret des Français. En même temps que Polignac, Charles X succombait. En même temps aussi se fermèrent les perspectives qui s’étaient ouvertes pour nous et que des esprits plus mûrs, plus sages, auraient pu utiliser à bref délai.

Avec la Révolution de 1830 furent anéantis, en effet, les résultats de quinze années de politique patiente, prudente et sans faux pas. Le premier effet du renversement de Charles X fut de replacer la France dans la situation critique de 1814 et de 1815 en face d’une France révolutionnaire, les puissances redoutèrent le recommencement de la guerre de propagande et de prosélytisme. Le pacte de Chaumont se reforma sur le champ. La France qui, la veille encore, participait à la Sainte-Alliance, fut mise à l’index par les souverains coalisés. L’alliance russe, si bien engagée, fut brisée pour n’être plus reprise que de nos jours. Rien ne resta, ni des avantages acquis ni des promesses encore plus belles. Après les journées de Juillet, tout fut à refaire pour rendre à la France non seulement sa place, mais une place en Europe. Un autre Bourbon, nouveau forçat de la couronne, devait pourtant se trouver pour reprendre la tâche et pour échouer à son tour devant les mêmes passions, les mêmes erreurs de la démocratie.

Le soir du 31 juillet 1830, lorsque la solution Orléans commençait à prévaloir, Cavaignac, un des chefs de la Révolution, posait à Louis-Philippe cette question préalable « Quelle est votre opinion sur les traités de 1815 ? Ce n’est pas une révolution libérale, prenez-y garde, c’est une révolution nationale. La vue du drapeau tricolore, voilà ce qui a soulevé le peuple, et il serait certainement plus facile de pousser de Paris sur le Rhin que sur Saint-Cloud. »

Ces paroles témoignent clairement que la raison profonde de la Révolution de Juillet était la rancune, l’obsession laissée par les traités de 1815. Quand ils chassaient Charles X, les Parisiens songeaient moins à conquérir la liberté politique qu’à poursuivre au dehors le programme révolutionnaire et napoléonien, à qui le « testament de Sainte-Hélène » avait donné la force d’un évangile. C’était un premier essai pour imposer ce que M. Émile Ollivier, qui devait en être le serviteur, a pompeusement nommé « la politique que le peuple élaborait depuis 1815 ».

Choisi, « quoique Bourbon », pour le trône d’une nouvelle monarchie constitutionnelle, Louis-Philippe, justement parce qu’il était un Bourbon, ne devait pas permettre que la France courût au suicide. À peine avait-il commencé de régner que le malentendu, le conflit renaissaient. Louis-Philippe, la postérité a fini par le reconnaître, a épargné à la France une catastrophe en 1840. Il a sauvé notre pays en 1914 en aidant à constituer une Belgique indépendante, en faisant reconnaître la neutralité du nouvel État belge tel a été, comme l’a dit le duc de Broglie, le « dernier bienfait de la monarchie », un bienfait dont nous venons d’éprouver tout le prix. Combien de Français se doutent en ce moment qu’ils ont été protégés, à près de quatre-vingts ans de distance, par la pensée salutaire du plus ridiculisé peut-être de tous nos chefs d’État ? Les Français d’alors n’y avaient rien compris. Leur légèreté, leur aveuglement avaient été effroyables. La politique « que le peuple élaborait depuis 1815 » méprisait les prudentes conceptions diplomatiques qui devaient un jour sauver la nation. La démocratie n’était pas éloignée de voir une trahison dans toute œuvre de salut public. Qu’on la laissât faire elle assurerait en quelques instants la grandeur de la France et le bonheur des peuples. Déplorable présomption.

C’est en excitant la « maladie de 1815 » que les éléments républicains et bonapartistes, unis par la même pensée qui avait fait de Napoléon l’exécuteur du programme révolutionnaire, ont entretenu l’impopularité de la monarchie de Juillet. Par elle, la France était inactive et humiliée en Europe ainsi parlaient avec une ardeur persuasive les « patriotes » qui voulaient la guerre contre les rois. « Honte, mille fois honte à l’impertinent et lâche système qui veut proclamer l’égoïsme politique de la France », s’écriait Armand Carrel. La « cause des peuples » enivrait ces fils de 1792. Comme Louis Blanc l’a écrit dans son Histoire de dix ans : « La passion démocratique vivait alors plus de la vie des autres nations que de la sienne propre. » Et c’est Louis Blanc qui a dit encore « Nous vivions surtout en Pologne. » Non pas seulement en Pologne : la démocratie vivait encore en Italie, en Allemagne, partout, sauf en France. Comme on voit bien que la France n’avait pas alors auprès d’elle la menace d’un vaste Empire militaire, toujours prêt à l’inonder de ses millions de soldats !

Les rêveries, les illusions d’une foule ignorante, d’une jeunesse enthousiaste et mystique, de meneurs exaltés par la lecture solitaire trouvent peut-être une excuse au jugement des Français d’aujourd’hui, sensibles à cette exaltation et à ce lyrisme, quoique les effets s’en fassent cruellement sentir pour nous. Cette excuse n’existe pas pour des hommes mûrs, gourmés, rompus aux affaires, à qui leur éducation, leur rang social auraient dû procurer les moyens d’acquérir de l’expérience et de s’abriter contre les excitations du vulgaire. Dans un Parlement qui n’était pas issu du suffrage universel, mais du suffrage restreint, de la bourgeoisie riche et éclairée, Louis-Philippe retrouva les folies de la rue. Elles prenaient sans doute une expression solennelle. Elles empruntaient le langage des hommes d’État. Elles adoptaient le ton de la tribune aux harangues, des académies, des salons. Ces folies étaient les mêmes, pourtant, que celles de l’étudiant. Les superbes doctrinaires méprisaient profondément, — après avoir accepté leur concours en 1830, — les émeutiers, les dresseurs de barricades, les petits journalistes républicains. Ils partageaient les mêmes erreurs. Haut sur sa cravate, un Duvergier de Hauranne, dans un livre qui fit du bruit en son temps : la Politique extérieure de la France, faisait écho à Carrel et à Marrast, demandait comme eux que la France prêtât « partout appui aux peuples contre les gouvernements », prît en Europe la direction « du grand mouvement révolutionnaire et libéral » dont elle était « la tête et le cœur ». C’est contre cette politique-là que Louis-Philippe, pendant dix-huit ans, s’est épuisé à lutter, à faire prévaloir ses vues sages et pénétrantes sur la situation de la France en Europe et sur la tâche qu’il y avait à remplir pour maintenir l’équilibre en résistant à la poussée des nationalités au lieu de la favoriser. Telle fut sa fameuse politique personnelle pour laquelle il fut incessamment harcelé.

L’exploitation de la politique extérieure par des théoriciens dont l’amour-propre eût mis le feu au monde, ou par des ambitieux qui eussent établi leur gloire jusque sur les ruines de la patrie, c’est le scandale du parlementarisme sous la monarchie de Juillet. Ce qu’on avait vu sous Charles X fut singulièrement aggravé. À ce point de vue, on doit considérer avec attention la carrière de Thiers pendant le règne de Louis-Philippe. Thiers m’était pas un doctrinaire, mais un esprit prompt à varier, avide de gloire et de succès. Intelligence d’ailleurs merveilleusement lucide, propre à tout comprendre, à tout exécuter : le mauvais comme le bon. En 1836, à son entrée aux affaires, l’accord avec l’Autriche, la politique conservatrice, l’entente avec les puissances continentales étaient à l’ordre du jour. Thiers approuva cette politique, en fit sa chose. Louis-Philippe projetait, pour consacrer sa pensée bourbonienne, de donner une archiduchesse d’Autriche pour femme au duc d’Orléans. Ce projet du roi devint plus précieux à Thiers qu’au roi et au jeune prince eux-mêmes. Thiers se jura d’y réussir, estimant que, par un début si brillant, son ministère acquerrait et du lustre et de la solidité. Il advint que la cour d’Autriche, sous l’inspiration de Metternich, repoussa, pour beaucoup de raisons, dans lesquelles la hâte excessive de Thiers ne fut pas sans entrer, la demande du fils de Louis-Philippe. Thiers en fut plus mortifié que personne. Cet échec retombait sur lui et sur son ministère. Il en garda rancune à Metternich, et il transforma aussitôt en système politique son amour-propre blessé. Désormais, Thiers se proclamera l’adversaire des puissances absolutistes, se rejettera vers les alliances libérales. Il proposera, par esprit de vengeance, une intervention française en faveur des radicaux espagnols. C’est alors que Louis-Philippe, n’hésitant pas à se découvrir encore une fois, cassera Thiers comme il avait cassé le duc de Broglie, pour sauvegarder l’intérêt du pays.

Tout le règne de Louis-Philippe s’écoula ainsi en luttes entre le roi d’une part, les parlementaires et l’opinion de l’autre, — les parlementaires égarés par leur esprit de système, leur esprit de parti, leur ambition personnelle, l’opinion abusée par de creuses déclamations sur les peuples opprimés et la solidarité révolutionnaire. Pendant ces dix-huit années de combat, les années où prévalurent les avis de la couronne (du Château, comme disait la satire) furent aussi les meilleures. Mais personne, même parmi ceux qui l’avaient fait roi, n’en sut gré à Louis-Philippe, personne ne voulut comprendre la sagesse et la prévoyance de sa politique. On vit, en 1839, une des manifestations les plus significatives de toute la vie parlementaire de la monarchie de Juillet les chefs de groupe et de clan évincés, toutes les illustrations avides de pouvoir, tous les amours-propres blessés s’unirent alors pour arracher au roi la direction des affaires. Ce fut la coalition menée par Broglie, par Thiers et par Guizot. Ainsi ces trois hommes politiques ont pris, à doses égales, leur part de responsabilité dans l’événement international de 1840, si grave pour la France, qui se préparait. Comme sous la Restauration, la politique étrangère elle-même, elle surtout, fut l’arme dont les partis se servirent contre la couronne. Molé succomba à l’« immorale et funeste coalition », et le roi, dont le pouvoir personnel était visé derrière Molé, fut atteint en même temps que lui.

Ce triomphe de la politique des partis reçut, malheureusement pour la France, un châtiment éclatant et rapide. La coalition parlementaire reprochait à Louis-Philippe de manquer de fierté vis-à-vis de l’étranger. Or il advint que Thiers, rentré au pouvoir, inaugura une politique active et provocante, dont le principe fut de soutenir Méhémet-Ali contre le Sultan et au besoin contre l’Europe. Thiers avait pris le ministère le 1er  mars 1840. Le 15 juillet, la France apprenait soudainement que les quatre grandes puissances avaient réglé la question d’Orient sans elle, sans la consulter, sans même l’avertir. Nous étions revenus à la situation de 1830 et de 1814, avec la Sainte-Alliance contre nous. Mais, aux gouvernements, s’étaient joints les peuples. Il fallut compter cette fois avec le nationalisme germanique réveillé et qui avait retrouvé sa violence des temps napoléoniens et de la guerre d’Indépendance. Thiers avait bravé l’Europe. Il avait réchauffé les souvenirs de la Révolution et de l’Empire. Il envisageait sans déplaisir une guerre de la France contre l’Europe entière, guerre absurde, mais qui l’eût couvert de gloire, quelle qu’en fût l’issue. On le trouvait dans son cabinet, couché à plat ventre sur des cartes où, tel Bonaparte, il préparait ses batailles… La guerre fut évitée encore une fois par Louis-Philippe qui, heurtant l’opinion, au risque de passer pour pusillanime, et n’hésitant pas à découvrir sa personne, réparait la faute de son ministre parlementaire. Louis-Philippe s’était mis courageusement en travers du courant qui entraînait la France vers une guerre inégale avec l’Europe. Il ne craignit pas de s’exposer lui-même, de sortir de sa neutralité constitutionnelle, de braver l’impopularité en résistant à ce qu’il appelait avec sagesse « la lutte d’un contre quatre ». Mais, Thiers ayant offert sa démission au roi qui lui refusait « sa » guerre, Louis-Philippe ne voulut pourtant pas qu’il fût dit que le ministre dont il n’approuvait pas la politique eût quitté les affaires sous la menace de l’étranger. Ce fut Thiers encore qui, en octobre 1840, procéda aux préliminaires de l’arrangement très honorable par lequel notre protégé Méhémet-Ali, en échange de la Syrie restituée au Sultan, recevait l’investiture héréditaire pour l’Égypte que les puissances, en juillet, voulaient lui retirer. Thiers ne quitta le pouvoir qu’après un discours parlementaire où, par une dernière rodomontade, et pour sauver son échec, il se plaisait à braver l’Europe encore une fois[1].

La monarchie avait sauvé la France d’une guerre désastreuse, du Waterloo ou du Sedan dans lequel l’eût précipitée l’aveuglement de l’opinion, aggravé par l’amour-propre des chefs parlementaires, exploité par le régime des partis. Cependant l’entreprise guerrière dans laquelle Thiers, par vanité, eût lancé tout un peuple, laissait en Europe des ferments dangereux pour la France. En Allemagne, le nationalisme semblait vouloir garder son exaltation. C’est ce que Metternich observait avec sa pénétration et son ironie hautaine : « M. Thiers, disait-il, aime à être comparé à Napoléon. Eh bien ! en ce qui concerne l’Allemagne, la ressemblance est parfaite et la palme appartient même à M. Thiers. Il lui a suffi d’un court espace de temps pour conduire ce pays-là où dix années d’oppression l’avaient conduit sous l’Empereur. » Et Henri Heine n’en jugeait pas autrement que le technicien de la Sainte-Alliance : « M. Thiers », a-t-il écrit, « par son bruyant tambourinage, réveilla notre bonne Allemagne de son sommeil léthargique et la fit entrer dans le grand mouvement de la vie politique de l’Europe. Il battait si fort la diane que nous ne pouvions plus nous rendormir, et, depuis, nous sommes restés sur pied. Si jamais nous devenons un peuple, M. Thiers peut bien dire qu’il n’y a pas nui, et l’histoire allemande lui tiendra compte de ce mérite. » Ces lignes étaient imprimées en 1854. Seize ans plus tard l’événement donnait raison à Henri Ileine c’était Sedan…

Cependant, en France non plus, l’alarme de 1840 ne fut pas perdue pour tout le monde. Un des complices de « l’immorale et funeste coalition » comprit l’étendue de sa faute. Il l’a même, par la suite, reconnue publiquement. C’était Guizot. Guizot, se séparant de Thiers et des parlementaires, laissant la basse politique des partis, devait dès lors travailler avec Louis-Philippe à réparer le mal qu’il avait causé. Il fut le Molé de la seconde partie du règne. Et il est juste de dire aussi que le duc de Broglie, un des premiers, avait entendu la sévère leçon donnée par l’Europe, renoncé à son intransigeance doctrinaire et aidé le roi à conjurer le péril.

Tout était à refaire pour rendre à la France sa véritable politique nationale, la politique de sa sécurité et de ses intérêts. Grâce à Louis-Philippe encore, aidé des collaborateurs nouveaux que l’expérience avait formés, les fils rompus furent renoués avec art. Premier stade : l’alliance des temps de crise, l’alliance anglaise. Second stade : brillante rentrée dans la politique traditionnelle, dans la politique bourbonienne, par les mariages espagnols. Troisième stade : entente avec Metternich pour prévenir les troubles et les révolutions qui s’annonçaient dans l’Europe centrale et qui menaçaient la France autant et au même titre que l’Autriche.

On a quelquefois objecté à ceux qui blâment la politique du second Empire et la politique des nationalités : comment pouvez-vous savoir si le cours de l’histoire aurait pu être changé ? Par quels moyens aurait pu être empêchée la formation de l’unité allemande ?

Il apparaît qu’il était très simple, et qu’il était suffisant, de continuer ce qui avait été combiné en 1847. À ce moment, Frédéric-Guillaume IV, abandonnant la Sainte-Alliance, laissait percer les projets de la Prusse en soutenant le mouvement libéral allemand, en convoquant les États provinciaux prussiens pour accuser sa rupture avec ce qu’on nommait l’absolutisme, en prenant enfin contre l’Autriche et les cours moyennes la direction du mouvement unitaire et national en Allemagne. C’étaient les ambitions prussiennes qui se ranimaient. Contre ces ambitions, une alliance éprouvée se reforma : celle de la France et de l’Autriche, qui avaient un intérêt égal à les arrêter et à protéger l’indépendance des États allemands de second ordre. L’entente se réalisa entre Guizot et Metternich telle qu’elle s’était nouée quatre-vingt-dix ans plus tôt entre Kaunitz et Bernis. C’était, comme en 1756, une alliance conservatrice destinée à prévenir un bouleversement de l’ancien monde, un déplacement de l’équilibre des forces dans l’Europe centrale.

À ce moment, en effet, une agitation nouvelle, fomentée d’ailleurs par Palmerston, paraissait en Italie. Guizot et Louis-Philippe étaient sagement opposés à l’unité italienne. Il n’était plus à craindre, comme quelques années auparavant, que l’Autriche s’emparât de la péninsule entière. Là encore, l’Autriche et la France pouvaient s’entendre. On s’accorda dans les conditions les plus adroites et les plus prévoyantes. L’Autriche était suspecte en Italie : c’est à la France que serait confiée la pacification italienne. La France était redoutée en Allemagne : c’était l’Autriche qui se chargerait d’y rétablir l’ordre. Programme excellent, et dont on peut d’autant mieux apprécier l’excellence, que c’est exactement le programme inverse qu’exécutera Napoléon III en 1859 et en 1866 et qui nous conduira au désastre de 1870…

« Tenir bon », tel était le mot d’ordre de Metternich en février 1848. À ce moment, la situation de la France en Europe était des plus favorables. La France se trouvait dans la meilleure posture pour attendre les événements. 1830 et 1840 étaient effacés. Le tsar lui-même fléchissait dans son opposition à la monarchie de Juillet. Comme on l’a écrit, la France aux premiers jours de 1848 « avait reconquis la faculté de faire au dehors de la grande politique ».

C’est alors qu’éclate une révolution qui demande autant de « réformes » au dehors qu’au dedans, qui s’insurge autant contre la politique extérieure que contre la politique intérieure, qui proclame le droit des peuples bien plus même que le droit du peuple français, révolution qui est internationale, qui est allemande, qui est italienne, qui est polonaise, quoiqu’elle éclate à Paris, et qui affirme son caractère et sa volonté en commençant sous les fenêtres du ministère des Affaires étrangères, boulevard des Capucines, aux cris de : Vive la Pologne ! et de : Vive l’Italie ! pour protester contre la politique de Louis-Philippe et de Guizot. La révolution se fait en apparence contre les partisans du suffrage restreint, suffrage ni plus éclairé ni plus désintéressé que le suffrage universel, certainement moins malléable et moins docile, on venait d’en faire l’expérience. La révolution se fait en réalité contre ce que Carrel avait appelé «  l’impertinent et lâche système qui proclamait l’égoïsme politique de la France ». L’opposition, après avoir reproché à Louis-Philippe ses efforts pour maintenir la paix, l’accusait de trahir en Europe la cause de la France, liée à celle de la liberté et des nationalités. C’est par les journalistes, par les orateurs, que l’opinion avait été surexcitée. De la tribune du Parlement, où ces reproches n’étaient qu’un prétexte, ils avaient passé dans la foule. Ils furent consubstantiels à l’insurrection, et l’exploitation de l’idéalisme révolutionnaire par la bourgeoisie parlementaire porta, à ce moment, ses fruits les plus singuliers. Lamartine plaidant contre Guizot la cause des peuples était sincère. Comment Thiers l’eût-il été ? Thiers, dans son opposition contre Guizot, s’était fait l’avocat du principe des nationalités dont il sera l’adversaire dix ans plus tard, lorsqu’il s’agira de faire de l’opposition à l’Empire. Dans le discours qu’il prononçait sur les affaires étrangères, en février 1847, Thiers traçait, ni plus ni moins, les grandes lignes de la politique de Napoléon III. Les fautes que Thiers dénoncera lui-même plus tard au Corps législatif avec toute l’éloquence qu’on gagne à avoir raison, il les suggérait, par esprit d’opposition et de rancune, à l’opinion publique et au gouvernement du lendemain : cet adversaire de l’Empire, autant que personne en France, aura rendu possible le coup d’État de Louis-Napoléon.

La monarchie de Juillet tomba au moment où la fermentation de l’Europe nécessitait plus que jamais, de la part de la France, une politique de circonspection. Louis-Philippe, « parce que Bourbon », n’avait servi que les intérêts du pays. La démocratie n’avait pas su le comprendre. Et les partis s’étaient fait un jeu de l’aveugler, d’exploiter ses chimères, ses illusions, sa générosité. 1848 fut, si l’on veut, la victoire de la nation, mais sa victoire contre elle-même. La France désormais sera libre de servir la cause des peuples, de reprendre en Europe le programme de la politique révolutionnaire, libre de se sacrifier, de gaspiller ses chances, de compromettre sa sécurité et son avenir. Quelqu’un viendra même qui exécutera le programme devant lequel la seconde République aura reculé. La dernière forme de la monarchie disparue, il n’y aura plus personne pour défendre avec efficacité l’intérêt national français.

Lamartine, dans la Chambre du gouvernement de Juillet où il « siégeait au plafond », s’était écrié un jour « Ressusciter l’Italie suffirait à la gloire d’un peuple. » Soudain porté au pouvoir par la Révolution de Février, le poète, avec cette intelligence intuitive dont il a plusieurs fois donné des preuves mémorables, comprit que la République perdrait la France si elle accomplissait au dehors la politique des nationalités. Le jour où il pénétra au ministère des Affaires étrangères dont venait d’être chassé Guizot, un des fonctionnaires de la maison, le plus haut en grade, le plus expérimenté, qui avait été un des ouvriers de l’accord avec Metternich, déclara au ministre nouveau, après lui avoir passé les services, qu’il n’avait plus autre chose à faire que de donner sa démission. « Pas du tout, répliqua Lamartine avec vivacité. Vous êtes notre maître et c’est vous que je veux consulter. » Étonnant hommage rendu à Guizot et à Louis-Philippe ! Après les avoir renversés, Lamartine devait s’inspirer d’eux dans son bref passage aux affaires. Comme eux, il allait s’opposer à la « politique que le peuple élaborait depuis 1815 » et que la démocratie victorieuse croyait voir triompher avec lui. Le poète, converti au bon sens par sa responsabilité, devait désavouer les propagandistes révolutionnaires, leurs coups de main en Savoie et au delà du Rhin, adjurer le peuple de songer à la France avant de songer à l’Allemagne, à l’Italie, à l’Irlande, à la Pologne. Dans sa longue et mélancolique retraite, le poète a-t-il jamais songé que sa brutale disgrâce, son impopularité cruelle étaient venues de là ? A-t-il compris que l’élection foudroyante de Louis-Napoléon tenait à la promesse que, dès l’affaire de Strasbourg, celui-ci avait solennellement apportée, lorsque l’héritier du nom napoléonien s’était présenté comme l’exécuteur du testament de Sainte-Hélène, lorsqu’il avait juré « de vaincre ou de mourir pour la cause des peuples » ? Lamartine a-t-il entendu le sens des clameurs que la foule élevait contre lui dans cette journée du 15 mai où sa gloire sombra ? A-t-il su pourquoi, à l’élection du 10 décembre, l’homme de Strasbourg avait été élu, tandis que lui, le héros de Février, n’obtenait qu’une poignée de suffrages ? Il se peut. Lamartine n’en a jamais rien dit. Il ne s’est jamais plaint, pas plus que ne s’étaient plaints Louis-Philippe ou Charles X. Il a dédaigné d’expliquer ce qu’il avait voulu faire pour son pays. Il a emporté son secret…

Il a fallu que la démocratie trouvât dans un deuxième Napoléon son fondé de pouvoir pour que sa politique prévalût, pour que la « cause des peuples » triomphât. La deuxième République avait vécu du pur amour des nationalités opprimées, brûlé du désir de les aider à faire leur unité. Michelet a raconté plus tard ses sentiments, son émotion, partagés par tous les témoins, quand, à la fête du 4 mars 1848, devant la Madeleine, parmi les drapeaux qu’apportaient les députations d’exilés des pays opprimés, il vit « le grand drapeau de l’Allemagne, si noble (noir, rouge et or), le saint drapeau de Luther, Kant et Fichte, Schiller, Beethoven, et à côté le charmant tricolore vert de l’Italie ». Rappelant ces souvenirs, chers à son cœur, Michelet s’écriait vingt-deux ans plus tard « Quelle émotion ! Que de vœux pour l’unité de ces peuples ! Dieu nous donne, disions-nous, de voir une grande et puissante Allemagne, une grande et puissante Italie. Le concile européen reste incomplet, inharmonique, sujet aux fantaisies cruelles, aux guerres impies des rois, tant que ces hauts génies de peuples n’y siègent pas dans leur majesté, n’ajoutent pas un nouvel élément de sagesse et de paix au fraternel équilibre du monde. » Monument de toutes les illusions du libéralisme et de la démocratie ! Texte étrange à relire aujourd’hui, texte qui éclaire aussi notre histoire et qu’il faudra mettre en épigraphe d’une future histoire philosophique de la guerre de 1914 !

Pourtant, les mois qui suivirent la Révolution de Février ne favorisèrent pas la cause des peuples. L’unité italienne fut battue à Novare. L’unité allemande échoua au Parlement de Francfort. Cet échec était aussi celui de la révolution allemande, une révolution à l’image de celle de 1789, qui voulait fonder la nation germanique par la liberté. Car la révolution et même la République, qu’un si grand nombre de nos contemporains ont vues dans l’avenir de l’Allemagne, appartiennent à son passé.

Les nationalistes, — on dirait aujourd’hui les pangermanistes, — du Parlement de Francfort espéraient donner au patriotisme allemand la satisfaction et la réparation qu’il attendait depuis 1815. C’étaient en même temps des libéraux et, comme les appelait Metternich, des jacobins. Ils croyaient pouvoir réaliser l’unité allemande par un régime parlementaire et libéral. Les poètes, les historiens, les philosophes, les philologues qui avaient répandu, en opposition avec l’ensemble des forces conservatrices et particularistes de l’Allemagne, l’idée d’une renaissance de la patrie allemande, s’imaginaient aussi pouvoir en être les ouvriers. Ils abondaient au Parlement de Francfort. Pourtant leur échec fut rapide et complet. L’Assemblée dut se séparer après des scènes de désordre et des massacres. L’essai d’une unification de l’Allemagne par le libéralisme était concluant : ce n’était pas ainsi que le nationalisme germanique réussirait. Entre le libéralisme et le nationalisme, les patriotes allemands devraient choisir. Bismarck, bientôt, allait choisir pour eux, et l’unité allemande, au lieu d’aboutir à la naissance d’une grande République idéaliste (comme se le figurait Michelet entre tant d’autres), se former à l’image de son créateur, l’État prussien, monarchique, aristocratique et guerrier.

Quel que fût le génie politique de Bismarck, tout montre, cependant, qu’il n’eût pas réussi à faire sortir l’unité allemande des limbes où le Parlement de Francfort l’avait replongée, s’il n’avait rencontré, pour seconder ses projets, Napoléon III et la politique des nationalités.

Bismarck a eu un prédécesseur dont le nom est aussi obscur que le sien est illustre. Ce précurseur malheureux a voulu tenter la même chose l’unité de l’Allemagne par l’hégémonie prussienne. Radowitz, en 1849, entreprit, par le même programme que celui de Bismarck, de faire des Hohenzollern les syndics du patriotisme allemand et de montrer qu’eux seuls pouvaient réussir où le Parlement de Francfort venait d’échouer. Pourtant Radowitz ne parvint qu’à procurer à la Prusse l’humiliation d’Ollmütz, au lieu de la mener à Sadowa et à Sedan. C’est qu’il s’était heurté à l’Autriche et à la Russie, unies pour faire respecter les données essentielles des traités de 1815 et pour barrer à la Prusse la voie qui l’eût conduite à la domination de l’Allemagne. Peut-être la Prusse eût-elle encore subi plus que cette reculade, déjà cruelle et humiliante, et l’Autriche aurait-elle profité de l’occasion pour lui reprendre la Silésie. Mais la Russie intervint dans un sens modérateur : c’était la seconde fois que la Russie sauvait la Prusse d’une situation désespérée. Ainsi avait-elle déjà fait sous Frédéric II. Elle devait, plus tard, regretter ce mouvement de bonté ou ce faux calcul. Tous ceux qui ont été bienfaisants ou indulgents pour l’État prussien ont eu, tour à tour, quand ce n’est pas tous ensemble, à le regretter…

La tentative de Radowitz, ce Bismarck sans bonheur, appartient à l’histoire la plus rétrospective. Elle est intéressante parce qu’elle prouve, à l’inverse d’un préjugé très répandu, que l’unité allemande n’était ni fatale ni nécessaire. Il a fallu, pour qu’elle pût s’accomplir, que la France lui ouvrît elle-même le chemin, en faisant tomber les barrières et en détruisant les dernières garanties de l’ordre européen constituées par ce qu’il restait des principes du traité de Westphalie dans les traités de 1815.

Ici nous arrivons de nouveau à l’un des trois ou quatre points culminants de notre histoire. En élisant d’enthousiasme Louis-Napoléon, en renouvelant à Napoléon III empereur, par des plébiscites répétés, la consécration du suffrage universel, la démocratie française a véritablement choisi sa destinée. Avec un Napoléon, « la politique que le peuple élaborait depuis 1815 » allait enfin s’accomplir. L’élu avait reçu le mandat de faire triompher la « cause des peuples » qu’il s’était engagé à soutenir. Jamais mandat impératif n’a été plus consciencieusement rempli. Jamais la démocratie française n’a eu de plus fidèle serviteur de ses volontés.

Une partie des républicains doctrinaires de 1848 avaient pu bouder Napoléon, après avoir conseillé au peuple d’élever contre lui des barricades. Leur grand reproche, celui d’avoir confisqué la liberté, s’affaiblit à mesure que l’Empereur acheva, dans le programme de la démocratie, ce qui tenait le plus au cœur du peuple, ce qui représentait l’essentiel de la doctrine. La situation de Victor Hugo, dans son exil volontaire, devint ridicule, lorsque, d’année en année, on vit s’accomplir les vœux du romantisme pour l’affranchissement des peuples, œuvre à laquelle l’Empire se dévouait. Ce que Hugo avait chanté, Napoléon III le réalisait. La lutte contre les puissances de réaction et l’évangile de la libération européenne formaient encore le sujet d’un poème célèbre des Châtiments, comme ils avaient inspiré les chansons de Béranger, cent pages ardentes de Quinet et de Michelet. Cette lutte fut engagée par le second Empire qui acceptait ce que la deuxième République n’avait osé entreprendre. Le système de Napoléon III fut d’ailleurs celui d’une balance équilibrée avec adresse au dedans, en faisant respecter l’ordre, la religion, la propriété, il donnait satisfaction aux conservateurs ; au dehors, par sa politique des nationalités, il comblait les vœux des démocrates : ainsi sa position vis-à-vis du suffrage universel était singulièrement forte. Plus tard, avec l’Empire libéral, il cherchera à renverser les termes de l’équation. Mais l’impulsion était acquise, et ce qui avait été fait ne pouvait plus être racheté. En essayant de revenir en arrière, on ne fera plus que précipiter la catastrophe…

On a dit que le caractère de Napoléon III était indécis. Dans sa volonté de mener jusqu’au bout la politique des nationalités il a montré pourtant, jusqu’en 1866, une résolution dont rien ne put le distraire. Pour abolir les traités de 1815, ce qui était la condition préalable d’un remaniement de l’Europe, Napoléon III procéda par étapes exactement calculées. La première fut la guerre à la Russie. Affaiblir la Russie, en abattre le prestige en Europe, c’était achever la Sainte-Alliance, c’était rendre possible pour l’avenir une guerre contre l’Autriche afin de libérer l’Italie. La démocratie comprit à merveille ce calcul, pressentit que ses vœux allaient être remplis. La guerre de Crimée, la guerre contre le tsarisme et l’autocratie, fut une guerre populaire. M. Gustave Geffroy a raconté, dans l’Enfermé, comment le révolutionnaire Barbès, alors emprisonné, comme ce fut le lot le plus commun de sa carrière, fit parvenir, du fond de son cachot, ses félicitations à l’homme du 2 décembre en apprenant que l’Empire allait combattre la réaction moscovite. Instructive concordance Bismarck : de son côté, a rapporté, dans ses Souvenirs, que ses yeux commencèrent à s’ouvrir, que ses sentiments profondément réactionnaires de hobereau prussien changèrent, qu’il cessa d’être partisan de la Sainte-Alliance à compter de la guerre de Crimée et qu’il conçut alors son système : profiter de tout ce que ferait Napoléon III contre les traités de 1815 pour pousser jusqu’au bout la destruction de ces traités, par qui la Prusse était enchaînée et impuissante, pour unir l’Allemagne et conférer aux Hohenzollern l’Empire reconstitué.

Après Sébastopol et le traité de Paris, qui lui donnaient une position éminente en Europe, Napoléon III pouvait tout faire, le bien comme le mal. Ce fut le mal qu’il choisit en connaissance de cause. En vain Drouyn de Lhuys avait-il conseillé une sage et prudente politique de conservation européenne, un retour au système de Guizot et de Vergennes, une entente avec l’Autriche, de moins en moins à craindre pour nous. Napoléon III refusa avec netteté. La cause des peuples lui commandait de se servir de sa puissance en Europe pour libérer, d’abord, l’Italie. La Russie, atteinte, ne pourrait plus venir au secours de Vienne. C’est la guerre contre l’Autriche que voulut et que choisit délibérément Napoléon III pour affranchir l’Italie et créer un État italien.

La guerre de 1859 marque l’apogée de la popularité du second Empire. La démocratie se reconnaît elle-même, s’admire, applaudit ses plus vieilles aspirations satisfaites dans cette guerre contre l’Autriche. D’anciennes traditions, des passions transmises de très loin se raniment. Le procureur général Pinard, célèbre par les invectives de Hugo, prononçait alors ce mot curieux « Pour trouver les partisans d’une guerre en Italie, il faut aller les chercher dans les centres où l’on complote la chute de l’Empire. » C’était, sous une forme excessive, l’expression d’une idée juste. La guerre contre l’Autriche absolutiste et cléricale, la guerre pour la libération italienne, transportait d’enthousiasme les libéraux (Havin et Guéroult), et les républicains mêmes qui n’avaient pas désarmé dans leur ressentiment contre le coup d’État. C’est Jules Favre qui adressait alors à l’Empereur cette apostrophe : « Si vous voulez détruire le despotisme autrichien, délivrer l’Italie de ses atteintes, mon cœur, mon sang, tout mon être est à vous. » Le jour où Napoléon III se rendit à la gare de Lyon pour rejoindre notre armée de Lombardie fut le plus beau jour de son règne. Paris en fête couvrit sa voiture de fleurs. Le faubourg Saint-Antoine lui-même, où les barricades du 2 décembre s’étaient dressées, l’acclama.

Magenta, Solférino, brillantes victoires, n’avaient pourtant pas fait couler le sang français pour l’Italie seule. C’est pour la Prusse, pour l’ennemie du lendemain, que la démocratie napoléonienne avait travaillé. Bismarck disait alors, sans déguiser son contentement « Si l’Italie n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Dès lors il voyait la possibilité de chasser l’Autriche de l’Allemagne, de s’allier contre elle au jeune État italien. Encore deux fautes de Napoléon III, et Bismarck réussirait pleinement…

Ces deux fautes, la démocratie napoléonienne, en vertu de ses principes, ne devait pas manquer de les commettre. Ce fut d’abord l’affaire des duchés, où Bismarck entraînait l’Autriche avec perfidie pour mieux se brouiller avec elle. Au nom du principe des nationalités, Bismarck réclamait le Schleswig-Holstein. Au nom du principe des nationalités, Napoléon resta neutre, laissa écraser le Danemark. Plus tard il éprouva le besoin de s’excuser, avec une naïveté d’ailleurs prodigieuse « L’Empereur, après avoir proclamé très haut le principe des nationalités, pouvait-il tenir sur les bords de l’Elbe une autre conduite que celle qu’il avait suivie sur les bords de l’Adige ? Il était d’ailleurs bien loin de supposer que la guerre dont le but avoué était de soustraire des Allemands à la domination danoise devait avoir pour résultat de mettre des Danois sous la domination allemande. » Tel est le danger de ce fameux principe, dans lequel on veut voir aujourd’hui le remède aux maux de l’Europe. Principe à double tranchant : après avoir mis des Danois et des Alsaciens-Lorrains sous la domination prussienne, pourquoi dans l’avenir deviendrait-il incapable de créer d’autres désordres et d’autres iniquités ?

La guerre de 1864 avait procuré à Bismarck l’occasion recherchée par lui d’une rupture avec l’Autriche pour chasser définitivement cette puissance de l’Allemagne. Quand la guerre de 1866 eut éclaté, Napoléon III se trouva encore engagé par son système à rester neutre. D’ailleurs la Prusse n’était-elle pas l’alliée de l’Italie ? Se retourner contre la Prusse, prendre le parti de l’Autriche, n’eût-ce pas été désavouer la guerre de 1859, remettre en question la libération italienne ? Napoléon III l’eut-il voulu, comme le conseillait Drouyn de Lhuys, toujours inécouté, que l’opinion publique ne le lui eût pas permis. Toute l’opinion libérale et républicaine, toute la presse démocratique s’exaltaient pour la cause prussienne qui était la cause de l’unité italienne et de l’unité allemande : exaltation sincère, naturelle, conforme aux traditions de la démocratie. Bismarck s’est vanté plus tard d’avoir nourri cet enthousiasme par des subsides adroitement distribués et il a expliqué comment il n’eut, le jour où il voulut la guerre contre la France, qu’à suspendre ces distributions pour attiédir les sympathies prussophiles. L’or peut jouer le rôle d’agent provocateur, mais les idées mènent le monde. Pour comprendre la politique française en 1866, l’accord de Napoléon III avec l’opinion, il faut se rendre compte de ce qu’était l’état des esprits en France quatre années avant Sedan. Ce n’est pas par ignorance, certes, que l’opinion publique a péché alors : on peut dire que la nation a choisi son destin. « L’unité de l’Allemagne, comme l’unité de l’Italie, c’est le triomphe de la Révolution », disait le Siècle. La Liberté demandait que la France restât fidèle à « la politique de la prédominance d’une Prusse protestante en Europe ». Emile de Girardin, idole du public, toujours tranchant, écrivait dans la Presse : « Que la France demeure calme ou qu’elle tire l’épée, la France est logiquement avec la Prusse, parce qu’elle est indissolublement avec l’Italie. » Et Peyrat, un radical beaucoup plus accentué, dans son Avenir national insistait encore : « La guerre commencée en Italie et en Allemagne ne peut manquer de devenir générale. Les puissances, aujourd’hui neutres, y seront entraînées bon gré mal gré et la France notamment est appelée à y jouer un rôle prépondérant. Au point de vue du droit, il n’y a pas de cause plus juste que celle de l’Italie, au point de vue de nos intérêts généraux et de notre honneur national, il n’y en a pas qui soit plus essentiellement française. En ce qui concerne l’Allemagne, l’Empereur n’est pas moins explicite. On voit bien sa pensée et son but. Il reconnaît que la Prusse et la confédération germanique cherchent naturellement à se donner : la Prusse, plus d’homogénéité et de force dans le nord ; la confédération, une union plus importante. C’est la politique de M. de Bismarck. » Guéroult, dans l’Opinion Nationale, n’était pas moins favorable à la politique impériale et la déclaration de Napoléon III donnait satisfaction à son libéralisme : « Quant à nous, il nous serait d’autant plus difficile de ne pas l’approuver que nous sommes assez heureux pour y retrouver, revêtues de ce style élevé et substantiel dont l’Empereur a le secret, les vues que nous n’avons cessé de développer, depuis bientôt un an, sur les causes du conflit allemand, et depuis sept ans, sur la solution de la crise qui agite l’Italie. » Le Journal des Débats approuvait au nom du libéralisme doctrinaire : « La déclaration contenue dans la lettre de l’Empereur ne laisse aucun doute sur la politique que le gouvernement compte suivre en prévision des événements qui se préparent et, nous devons le dire, cette politique est conforme sur tous les points essentiels à nos propres idées. » Enfin, le Siècle, par la plume d’un autre de ses rédacteurs, plus explicite encore que tous ses confrères, écrivait ceci : « Qu’on le sache bien : être pour la Prusse et pour l’Italie, c’est vouloir le triomphe de la plus juste des causes. C’est rester fidèle au drapeau de la démocratie. Et maintenant, que les adversaires de l’Italie — et de la Prusse — disent franchement s’ils sont pour ou contre la démocratie et la révolution. »

Ainsi, être pour la Prusse, c’était, en 1866 encore, être pour la démocratie et la révolution ! Comment aujourd’hui ne pas évoquer ces souvenirs ! Quel retournement des situations, quel emploi des mêmes formules, appliquées cette fois au militarisme prussien et à la réaction prussienne ! Les historiens de l’avenir railleront peut-être. Mais nous, ce n’est pas par leur ironie que nous frappent ces variations de l’opinion publique. Nous sommes sensibles surtout aux erreurs de la démocratie, erreurs homicides, qui devaient coucher tant de Français sur les champs de bataille de 1870, en coucher davantage encore sur les champs de bataille de 1914-1915…

À la nouvelle de Sadowa, Paris, alors républicain, avait illuminé. Oui, le Paris de 1866 illuminait pour la victoire de la Prusse. N’était-ce pas, comme disait le Siècle, une victoire de la révolution ? Et l’on était à si peu de mois de l’année terrible ! Jamais foule n’aura crié d’un meilleur cœur « Vive ma mort ! meure ma vie ! » Quand on s’aperçut de la vérité, quand Thiers eut lancé ses vains et tardifs avertissements, quand il apparut que la Prusse était une puissance formidable, qu’elle allait ressusciter une puissante Allemagne, que le tour de la France était venu, après celui du Danemark et de l’Autriche, alors il fut trop tard. La démocratie allait, plus cruellement qu’il ne lui était arrivé encore, payer ses erreurs, son ignorance. Et nous les expions à notre tour. Jamais et pour aucun peuple la parole biblique n’a été plus vraie : « Les pères ont mangé des raisins verts et les fils ont les dents agacées. » À Sedan, la « politique que le peuple élaborait depuis 1815 » parvenait à son terme. Les Français que le plomb de la « Prusse libérale », de « l’alliée naturelle » de la France, vint tuer alors, purent répéter, comme ceux qu’il tue aujourd’hui, le grand mot d’un des poètes de la sagesse romaine Delicta majorum ! C’est des fautes de nos pères que nous mourons ! Notre destin, notre tombeau, ce sont les générations antérieures qui nous l’ont préparé.



  1. On trouvera au tome III du Manuel de politique étrangère de M. Emile Bourgeois une appréciation équitable du rôle joué par la monarchie de Juillet dans cette crise. M. Bourgeois, entre beaucoup d’autres citations qui sont à l’honneur de Louis-Philippe, reproduit ce mot de Guizot auquel il semble s’associer : « … Un service immense rendu au pays, service analogue à ceux que la couronne lui avait rendus plusieurs fois en de semblables circonstances. »