Histoire de dix ans,tome 3/Chapitre 1

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(IIIp. 1-48).
CHAPITRE PREMIER.



Le parti légitimiste. — Causes de la faiblesse de ce parti. — M. de Chateaubriand — M. Berryer. – Complots de salons. – La Vendée ; aspect de ce pays ; ses dispositions.— Fautes de l’administration. – Les réfractaires vendéens ; germes de guerre civile. — La duchesse de Berri ; son caractère ; ses espérances ; ses projets : elle quitte l’Ecosse. — Situation des principales villes du Midi. — Divisions dans le parti royaliste. — La bourgeoisie cherche à compléter sa victoire : l’hérédité de la pairie est mise en question elle est abolie. — Anarchie universelle. — Loi sur le bannissement de la branche ainée des Bourbons. — Atteinte irréparable portée en France au principe monarchique.


Le gouvernement français avait, au dehors, accompli son œuvre, et la France n’avait plus qu’à subir les péripéties du rôle obscur qui venait de lui être assigné dans le monde. Mais, par l’abaissement systématique de leur diplomatie, les ministres avaient préparé, à l’intérieur, les éléments d’une lutte terrible. D’ailleurs, la constitution, encore incomplète, avait à traverser les orages d’un débat public et chacun sentait que le plus sérieux embarras du gouvernement allait être de se constituer et de vivre.

Les légitimistes avaient mis toute une année à revenir de leur stupeur. Mais les incertitudes du pouvoir, ses faux ménagements, ses fureurs étourdies, les douleurs croissantes du peuple, et son mécontentement, exalté par l’orgueil d’une récente victoire, la France plus que jamais humiliée, l’Europe enfin rendue intraitable par l’excès même des concessions, tout semblait encourager le parti vaincu à ressaisir le gouvernement de la société, de nouveau livrée aux hasards. Ce parti était riche, d’ailleurs, et soutenu par les prêtres, sans parler de l’appui que promettaient à son audace les fanatiques du Midi, l’épée des gentilshommes de l’Ouest, et les paysans de la Vendée, race indomptable et fidèle.

Mais les légitimistes n’avaient pas de chefs.

M. de Chateaubriand était tombé dans un dégoût mortel des hommes et de son siècle. En proie à cette exaltation fébrile et à ce vide éternel du cœur, maladie des organisations d’élite, il en était venu à trouver pesant le fardeau de sa destinée, si enviée pourtant et si glorieuse. Il nous a été donné souvent de le voir dans cette dernière phase de sa vie, et nous avons été frappe, surtout, de ce qu’il y avait en lui de mélancolique et de souffrant. Son regard était d’une bienveillance amère. Il souriait avec peine et avait le sourire triste. Sa voix émue et profonde annonçait une âme troublée, et ses discours étaient pleins de découragement. Rien n’existait plus, en effet, de ce qui avait été pour lui un désir, an espoir ou une croyance ; et, après le grand naufrage auquel il avait survécu, il cherchait en vain dans ce qui n’avait pas encore succombé un aliment à son enthousiasme ou des inspirations pour son génie. La noblesse détruite, la monarchie abaissée, la religion flétrie, la liberté perdue, ne laissaient que désenchantement dans son existence de chevalier, de gentilhomme et de poète. Des spectacles éclatants, des affections illustres, ou, du moins, des inimitiés qui élèvent, voilà ce qu’il aurait fallu à ce cœur tourmenté ; et tout cela lui manquait. De tant de scène terribles ou héroïques auxquelles ou avait traîné, devant lui, le monde saisi d’étonnement et d’épouvante, que restait-il ? quelques souvenirs insultés. Il est des époques où l’orgueil des hommes forts trouve à se satisfaire au sein même de la souffrance, où l’on éprouve une sorte de joie frémissante à courir après le danger, où l’on peut enfin se consoler de la douleur par la haine. Pour M. de Chateaubriand, ces époques avaient été la Révolution et l’Empire. Mais, depuis, le siècle était devenu étroit et grossier ; de froides combinaisons y succédaient aux élans généreux ; les graves soucis du commandement s’y perdaient en un stérile tracas d’affaire ; les sympathies y étaient soumises au calcul, les répugnances condamnées à la fourberie ; et tout se trouvait à tel point rapetissé, qu’il n’y avait même plus moyen d’éprouver de ces haines dont on s’honore. Après la victoire remportée en juillet sur la monarchie et sur la noblesse, quel rôle pouvait être réservé à M. de Chateaubriand ? Celui d’homme de parti ? Il y était impropre, appartenant à cette classe de natures délicates, que rebutent les minces détails, qu’une activité banale fatigue, qui ne sont portées qu’aux grands sacrifices, ne consentent à combattre que les grands obstacles, et ne savent se résigner ni à employer des instruments vils, ni à ruser avec les passions humaines. Ce genre d’incapacité, les amis de M. de Chateaubriand le reconnaissaient en lui. Ses ennemis allaient plus loin, ils lui refusaient toutes les qualités de l’homme politique, et ils rappelaient quelles avaient été les manifestations de sa vie active : son faste et ses préoccupations littéraires dans l’exercice du pouvoir ; son indolence, un peu hautaine, au milieu des intrigues de cour ; les ambassades rêvées par lui comme autant de pieux pèlerinages ; son dédain pour les soins vulgaires ; son goût excessif pour les choses d’éclat ; ses prodigalités ; sa fortune même jetée au vent avec la philosophie d’un barde et la magnifique insouciance d’un grand-seigneur. Il est certain que M. de Chateaubriand aurait envisagé volontiers le commandement par son côté poétique. Il aurait voulu monter au faite de la société, pour y jouir d’une perspective plus étendue et plus lumineuse, pour y charmer les hommes en associant à leurs agitations les efforts de sa pensée, pour y composer, en quelque sorte, de vivants poëmes. Eh qu’importe ? Ceux-là seuls agissent fortement sur les peuples, qui portent en eux de quoi s’élever au-dessus dés pensées vulgaires. Napoléon ne l’ignorait pas, lui dont la lecture d’Ossian avait toujours enchanté les loisirs rapides, et qui avait dû à la poésie de ses conceptions, de ses actes, de son langage, une si grande partie de cet ascendant prodigieux qui, mieux que ses victoires, témoigna de la grandeur de sa mission terrestre. Ce n’était donc pas les qualités de l’homme politique qui faisaient faute à M. de Chateaubriand ; c’étaient celles de l’homme de parti, car rien n’égale l’égoïsme des partis, si ce n’est leur ingratitude. Ceux que leurs passions choisissent pour chefs, ils les veulent pour esclaves ; et quand on croit qu’ils se donnent, ils s’imposent. Les partisans les plus obstinés de l’ancienne monarchie ne pouvaient pardonner à M. de Chateaubriand d’avoir été un moment ébloui par la gloire de Bonaparte, et d’avoir attendu, pour s’armer contre lui d’un ressentiment immortel, le meurtre du duc d’Enghien ; ils ne pouvaient lui pardonner la presse défendue et la révolution de juillet admirée. Ainsi, on reprochait à un homme dont l’imagination était portée au merveilleux, dont la nature était riche et complexe, dont l’âme s’ouvrait aisément à toutes les nobles impressions, de n’être pas resté insensible aux fascinations de la gloire et aux pompes de la liberté ! Mais, encore une fois, les partis ont leur despotisme qu’on ne brave pas impunément ; il faut, pour les conduire, au défaut d’une ambition servile, un fanatisme ignorant et aveugle. Si on cherche à les éclairer, on les éloigne ; si on leur demande d’être justes, on leur devient suspect ; si on les sert malgré eux, on les irrite. Telles étaient les causes générales qui reléguaient M. de Chateaubriand dans une oisiveté nécessaire. Triste siècle que celui où l’on est forcé d’expliquer le. silence du génie et l’impuissance de la force !

Quant à M. Berryer, quel parti ne se serait glorifié de l’avoir pour chef ? Une nature à la fois expansive et attirante ; une activité infatigable ; une pénétration sans pareille ; une facilité singulière à se plier aux situations les plus embarrassantes ; un esprit plein de ressources et d’expédients ; une séduction de langage et de manières qui désarmait les inimitiés les plus violentes… que d’éléments de succès ! Jamais, d’ailleurs, il n’était arrivé à un homme de commander à ce point aux émotions d’une assemblée et de régner d’une manière aussi absolue par la magie de la parole. Orateur, M. Berryer rappela plus d’une fois Mirabeau. Et pourtant M. Berryer ne pouvait rien pour le parti légitimiste auquel appartenait son talent, d’abord, parce que la foi lui manquait, ensuite parce que c’était à un sentiment et à une organisation d’artiste que tenaient ses facultés les plus précieuses. Plébéien par l’origine et par l’éducation, il s’était révélé dans un moment où l’aristocratie en France ressaisissait le pouvoir. Il s’était montré à elle comme un soutien presque nécessaire, et elle l’avait adopté, bien résolue à ne se livrer à lui qu’en l’absorbant. Humilité intelligente, propre à toutes les aristocraties, et qui, en Angleterre, a placé une race née pour l’orgueil sous les ordres de sir Robert Peel, fils d’un fabricant de coton, créé baronnet par Pitt ; sous les ordres de lord Lyndurst, fils d’un peintre ; sous les ordres de lord Wellington, représentant de la race irlandaise et bourgeoise des Wellesley ! Une fois admis et recherché dans un monde où tout n’était que grâce, parfums, harmonie, visages souriants, douces paroles, vie élégante et passionnée, M. Berryer s’était sans doute laissé prendre à d’invincibles amorces. Il avait couru après l’éclat d’une opinion qui était celle des salons somptueux. Cette opinion avait fourni de brillantes inspirations à son éloquence, elle lui avait valu le succès, elle lui avait promis le plaisir, et il s’était insensiblement engagé d’une manière irrévocable, charmé de pouvoir ainsi mêler à l’entraînement des affaires le goût des dissipations. Car c’était un de ces hommes qui ont hâte de se dépenser. Voilà, du moins, de quelle sorte M. Berryer était jugé par ses adversaires. Et comment expliquer autrement qu’un enfant du peuple, clairvoyant et hardi, aux mâles allures, aux instincts démocratiques, se fut enchaîné au service d’une monarchie dont il déplorait en vain les fautes, et d’une noblesse dont il lui était impossible de partager les préjugés opiniâtres ? Aussi M. Berryer s’était-il créé dans son parti une situation à part, faisant ouvertement profession de tolérance, accueillant avec une prévenance délicate les républicains, dont quelques-uns se félicitaient de l’avoir pour ami, se rendant accessible, agréable ou utile à tous, et ne craignant pas, lorsqu’il paraissait à la tribune, de rendre hommage à tout ce qui avait eu de la grandeur, soit que son éloquence fut tentée par le souvenir des luttes de la nationalité, soit que l’image de la république sauvant la France vint tout-à-coup arracher à son enthousiasme un de ces cris puissants qui font frissonner les assemblées. Et il n’était jamais plus beau que lorsque, secouant les chaînes de son parti et parlant en tribun, de la nationalité trahie ou du peuple humilié, il se livrait, éperdu, au démon qui le dominait. Il était admirable alors ; son œil s’enflammait ; sa tête, rejetée en arrière, lui donnait un air audacieux et superbe ; sa voix sonore trouvait des accents inattendus ; son geste dessinait merveilleusement sa parole, tour-à-tour majestueuse et terrible… Il y avait un moment où l’assemblée se levait avec transport. Et le lendemain, le parti sur qui réjaillissait la gloire de l’orateur, osait à peine blamer tout bas son imprudence et ses écarts.

Mais le rôle de M. Berryer n’allait pas au-delà de ces triomphes éphémères. Quand il était monté sur la scène, on n’accourait que pour l’écouter, que pour être ému. Orateur étrange qui n’exerçait aucune influence sérieuse, quoique environné de prestige, et qui, dans sa stérile omnipotence, agitait autour de lui les passions des hommes, sans les conduire !

M. de Villèle semblait se tenir à l’écart. MM. de Fitz-James, Hyde de Neuville, de Martignac, de Noailles jouissaient d’une considération inutile et laissaient flotter, pour ainsi dire, à l’aventure, les destinées de leur parti. Mais il y avait à la faiblesse de ce parti une cause encore plus profonde : il manquait de passions. La victoire lui était d’avance refusée, parce qu’une révolution ne lui était point nécessaire et parce qu’elle eût été, dans tous les cas, peu désirable pour les chefs. Qu’avaient-ils à espérer de mieux que ce qu’ils possédaient, eux dont le régime nouveau protégeait l’opulence, respectait les titres, ménageait les souvenirs, et tendait par égoïsme à s’approprier les traditions ? Pour des hommes qui, comme M. Berryer, avaient trouvé jusque dans la défaite tant de biens qui attachent à la vie : les jouissances du luxe, le crédit, la renommée, les applaudissements… la possession même du pouvoir, pouvoir toujours orageux et toujours maudit, valait-elle qu’on affrontât, pour l’obtenir, tout ce que contient de hasards ce mot effrayant : l’inconnu ? Les révolutions se font avec des haines fortes et de violents désirs : les légitimistes n’avaient guère que des haines.

Il y avait parmi eux, toutefois, des jeunes gens qu’animait un ressentiment fougueux. « Où étiez vous pendant les trois journées ? » leur avait-on crié avec ironie, et ils brûlaient de protester, l’épée à la main, contre une victoire dont la portée les irritait moins que l’injure. Leurs dispositions belliqueuses étaient, du reste, encouragées par les femmes de l’ancienne cour, femmes charmantes et vaines, qui auraient voulu gouverner l’État avec un éventail, et qui se plaignaient avec dépit d’avoir été détrônées par des bourgeoises. Ce fut dans ce jeu de passions factices, ce fut dans je ne sais quel tourbillon de propos frivoles qu’on prépara l’embrasement de la France. Beaucoup ne voyaient qu’un roman de chevalerie dans ce qui allait être la guerre civile. Car tel est l’orgueil cruel des grands, qu’il faut que les malheurs mêmes du peuple servent à leurs amusements sacrilèges.

On connaît l’histoire de la Vendée sous la république on sait de quels, prodiges furent capables, soutenus par la foi et l’amour, les soldats-paysans de Cathelimeau, de La Rochejacquelein et de Lescure. C’était naturellement vers cette contrée, si célébré dans les fastes des dévouements royalistes, que devaient se tourner les regards de ceux qui s’apprêtaient à tenter le sort des armes.

Les départements de l’Ouest, Bretagne et Vendée réunissent, en effet, toutes les conditions géographiques de la guerre civile. Le pays est coupé de chemins de traverse et de sentiers où des soldats ne sauraient s’égarer sans périr. Les routes sont encaissées entre des talus couronnés de haies derrière lesquelles accourent, aux jours de trouble, une foule d’ennemis invisibles, silencieux, inévitables. Le sol, inégal et agreste, y ménage à une bande de partisans déterminés des ressources innombrables. Ici, ce sont des bois ; là, plus près de la mer, des canaux et des marécages, dissimulés par d’épaisses touffes d’ajoncs ailleurs, d’immenses plaines couvertes de genêts presqu’à hauteur d’homme. Les clôtures qui, à des distances rapprochées, séparent les métairies, ne présentent qu’une issue masquée soigneusement, et dont les habitants connaissent seuls la place ; ce qui leur offre un moyen facile de fondre à l’improviste sur leurs ennemis, de les accabler et de disparaître.

Voilà quel pays la Convention avait eu à soumettre. Il était habité, alors, par des hommes simples, énergiques et pieux, vivant du produit de leurs troupeaux. Ce produit qu’ils partageaient avec leurs seigneurs, dont ils avaient toujours chéri l’autorité paternelle, suffisait à leurs besoins comme à leurs désirs. La parole du prêtre charmait leur ignorance un peu superstitieuse et naïve. Au milieu de leurs genêts et de leurs bruyères, ils ne savaient rien de tout le bruit qu’avait fait autour deux un siècle moqueur ; et le culte des traditions, entretenu par l’esprit de famille et les récits des veillées, n’avait encore reçu parmi eux aucune atteinte, que déjà tout n’était plus que ruines dans le reste de la France, secouée fortement et transformée. La révolution, obéissant à la fatalité de son rôle, résolut de faire entrer la Vendée dans ce grand travail d’unité dont nous me connaissons que les violences et dont l’avenir montrera les bienfaits. Ce qui advint alors, on s’en souvient. Ces paysans, à qui l’obligation du service militaire faisait horreur, déployèrent, pour la dépense de leurs coutumes, un héroïsme guerrier qui n’eut d’égal que celui des bleus, qu’ils avaient à combattre. Ils coururent chez des gentilshommes qu’ils arrachèrent de leurs châteaux et mirent à leur tête, tandis que, de leur côté, ceux-ci partageaient le commandement avec un garde-chasse et prenaient pour chef suprême un voiturier ! Puis la guerre commença, guerre sans exemple, où l’on vit des paysans, rassemblés en tumulte, faire face à des armées nombreuses, vaillantes, disciplinées, et remplies de ce sombre enthousiasme qui fut si long-temps la terreur de l’Europe. Ainsi, la puissance des traditions devait éclater au sein d’une époque à jamais illustrée par les témoignages d’une puissance contraire ; et ce ne fut pas certainement un des spectacles les moins touchants et les moins philosophiques de ce siècle, que celui de tant de pauvres métayers courant sur les canons républicains en faisant le signe de la croix, ou, après quelque victoire bien disputée, tombant à genoux sur le champ de bataille, au milieu de leurs frères morts, pour rendre grâces au Dieu que leurs pères avaient adoré.

Mais ceux-là jugèrent mal la Vendée, qui, pour savoir ce qu’on pouvait attendre d’elle en 1831, se bornèrent à interroger son passé. C’est trop peu de quelques trente ans d’intervalle pour le renouvellement d’une lutte aussi fabuleuse que celle qui commença par Cathelineau et finit par. Georges Cadoudal. Ce Georges, fils d’un meunier, si brave, si dévôt et si loyal, mais si inflexible dans son vouloir et si terrible dans ses vengeances, ce Georges avait exténué l’Ouest par la chouannerie dont il fut le héros et le martyr. Lui mort, Napoléon sut désarmer la Vendée à force de bienfaits, et il la soumit irrésistiblement à l’ascendant de son génie. Dispersés dans le monde par les victoires de l’Empire, ceux des Vendéens qu’épargnèrent tant de meurtrières batailles, étaient revenus dans leurs foyers comme missionnaires des idées nouvelles. La Vendée avait été, aussi, sollicitée au changement par les progrès du commerce et la vente des biens nationaux, qui avaient introduit dans ces contrées une classe d’hommes n’ayant d’autre passion que celle du repos et d’autre religion que l’intérêt. Quant à la Restauration, son ingratitude continua l’œuvre commencée par le système cosmopolite et conquérant de Bonaparte. Méconnus, outragés, en butte à des calomnies ardemment propagées par les gens de cour, les fils de tant de royalistes, morts pour les Bourbons, purent apprendre, durant quinze ans, dans les angoisses de la misère, ce que valent tous ces rois et tous ces princes, égoïstes impitoyables, pour qui le dévouement d’un sujet n’est que le revenu d’un domaine.

Cependant, et à tout prendre, une insurrection était encore possible en Vendée. L’esprit mercantile n’y régnait que dans les villes et le long des grandes routes ; il n’avait que faiblement pénétré dans les campagnes, où s’était maintenue la double influence de la noblesse et du clergé. Et cette influence, un genre de mécontentement particulier à la province la rendait très-dangereuse. Les réfractaires, fort nombreux dans l’Ouest, s’étaient vus poursuivis, depuis 1830, avec une rigueur, légitime sans doute, mais qu’on ne pardonne qu’aux gouvernements vigoureux. De là des ferments de haine et de révolte. Les jeunes paysans, désignés par le sort, s’enfuyaient dans les bois, s’imposaient une vie dure et vagabonde, mettaient en commun leurs ressentiments, et s’accoutumaient à devenir implacables.

Une tolérance habilement calculée aurait pu conjurer tout danger. Mais les agents du gouvernement n’envoyaient à Paris que des rapports empreints d’une exagération ridicule. Accueillis dans l’Ouest avec un froid dédain par le parti légitimiste, qui laissait leurs salons déserts, et raillait leur importance bourgeoise, ils couvraient du prétexte du bien public les blessures de leur amour-propre, s’abaissaient à des persécutions mesquines, provoquaient de la part du pouvoir des mesures brutales, et attisait de leurs mains l’incendie qu’ils auraient dû éteindre. Les visites domiciliaires, en chassant les gentilshommes de leurs châteaux, fournirent des chefs à une insurrection, à laquelle avaient déjà fourni de nombreux soldats les perquisitions, qui chassaient les paysans de leurs chaumières. Ainsi se formérent les bandes.

Alors se levèrent les Delaunay, les Diot, les Mathurin Mandar, aventuriers sans peur, qui, armé d’un fusil, munis d’une gourde, et suivis de quelques compagnons lestes et braves, se mirent à affronter soldats, gendarmes, gardes civiques, et à battre la campagne, tantôt se glissant sur la lisière des bois, tantôt disparaissant derrière les hauts genêts, redoutés dans les villes, mais recueillis fraternellement dans les métairies isolées.

Le brigandage était au bout de ces soulèvements partiels. Des hommes pervers ne tardèrent pas à se mêler aux bandes royalistes, qu’ils compromirent par leurs excès et enveloppèrent dans leur déshonneur. Le gouvernement, de son côté, avait soin de confondre dans un même anathême et les chouans véritables et les hideux auxiliaires que, plus d’une fois cependant, il leur était arrivé non-seulement de désavouer, mais de punir. Bientôt la renommée grossissant le mal et multipliant les désordres, e& répand partout des nouvelles sinistres ; les récits les plus lamentables volent de bouche en bouche : au cri de vengeance, parti de tous les grands centres de populations, les gardes nationaux se rassemblent, prennent les armes ; les patriotes eux-mêmes, quoique ennemis du gouvernement, se rapprochent de lui par le besoin d’être protégés. « Mort aux brigands ! » tel est le mot d’ordre de tous les bourgeois, saisis d’épouvante et de colère ; et en effet, tous les chouans qu’on peut surprendre, on les égorge, sanglantes exécutions, dont des représailles, plus sanglantes encore, viennent augmenter l’horreur ! C’en est fait : les passions sont de toutes parts déchaînées, on entre dans la guerre civile.

Ce fut dans ces circonstances funestes que la duchesse de Berri résolut de quitter l’Ecosse et de venir animer par sa présence les partisans de son fils. il y avait là certainement une pensée impie. Car enfin, ce n’était ni pour accomplir quelque vaste projet de rénovation sociale, ni même pour améliorer par quelques réformes le sort des peuple, que Marie-Caroline s’élançait dans la carrière des conspirations et elle aurait pu se demander s’il était bien juste d’aller plonger la France dans un long deuil, sans autre but que de la rendre au duc de Bordeaux, comme on ferait d’un champ à son propriétaire dépossédé. Mais avec les préjugés dont on avait bercé son enfance, il était difficile que la duchesse de Berri comprit ce qu’il y avait de criminel en son dessein. D’ailleurs, le rôle de Jeanne d’Albret souriait à son imagination napolitaine. Traverser les mers, à la tête de paladins fidèles ; arriver sur une terre de chevaliers, à travers les périls et les aventures d’un voyage inattendu ; passer, à la faveur de mille déguisements divers, au milieu de tant d’ennemis en éveil ; errer, mère courageuse et reine proscrite, de village en village et de château en château ; connaître ainsi par leur côté romanesque toutes les extrémités des choses humaines ; et, à la suite d’une conspiration victorieuse, relever en France le vieil étendard de la monarchie ; tout cela était bien propre à séduire une femme jeune et vive, hardie par ignorance des obstacles héroïque au besoin par légèreté, capable de tout supporter hors l’ennui, et prompte à s’absoudre, par les sophismes de l’amour maternel, des entraînements d’une nature inquiète.

À Lulworth, où il avait séjourné pendant quelque temps avant de se rendre à Holy-Rood, Charles X avait rédigé et signé un acte qui confirmait les abdications de Rambouillet. Mais trop rudement éprouvé pour s’abandonner désormais sans prudence à l’empire des illusions, il n’approuvait qu’à demi les projets belliqueux de sa bru, devenue, aux yeux de la famille, la mère d’un roi mineur. Il tremblait, à la vue de cette frèle princesse courant jouer la partie dernière de la royauté contre ce génie des révolutions modernes dont lui, vieillard échappé à tant de naufrages, il avait subi si complètement l’écrasante fatalité. Il ne refusa pas, néanmoins, son autorisation à l’entreprise de cette audacieuse mère de Henri V, et même il la nomma régente ; mais, dans sa sollicitude plus craintive qu’éclairée, il plaça auprès de Marie-Caroline le duc de Blacas, auquel il remit des papiers mystérieux, contenant des ordres relatifs à l’exercice de la régence.

Etait-ce par l’Ouest ou par le Midi que la duchesse de Berri aborderait la France ? Cette question fut bien vite résolue. Les royalistes que la Vendée avait envoyés à Holy-Rood, n’y avaient apporté qu’un dévouement calme et réservé ; les envoyés du Midi, au contraire, se prononçaient avec une ardeur passionnée : il fut conséquemment décidé que la duchesse, irait, d’abord, s’établir en Italie, pour y combiner en sûreté toutes ses mesures ; et la ville de Marseille fut choisie d’avance comme point de débarquement.

Marie-Caroline partit donc, se dirigeant vers la Hollande ; le Rhin la conduisit jusqu’à Mayence, et elle gagna Gènes, après avoir traversé le Tyrol et Milan. Elle voyageait sous le nom de comtesse de Sagana. L’hospitalité que lui accorda le roi de Sardaigne, Charles Albert, fut timide, prudente, telle enfin que la prescrivaient les exigences de la politique. Il feignit d’être trompé par l’incognito de la princesse, et attendit, pour la prier de quitter ses états, les plaintes du Palais-Royal, averti par le consul français. Mais il adoucit ce que cette injonction avait de blessant, par de secrètes prévenances et les plus vifs témoignages de sympathie. Il fit mieux encore ; et, pour aider à la réalisation d’une entreprise dont tous ses vœux appelaient le succès, bien qu’il n’osât pas l’avouer, il mit à la disposition de la duchesse un million qu’il dut emprunter à un seigneur de sa cour, sous prétexte de payer des dettes de jeunesse.

La duchesse de Berri se rendit, de Gènes, dans les états du duc de Modène, qui la reçut avec beaucoup de grâce, et lui offrit pour résidence son palais de Massa, situé à une lieue de la mer, et où vinrent se nouer tous les fils de la conspiration légitimiste qui menaçait la France.

Mais ces menées ne pouvaient être si obscures qu’il n’en transpirât quelque chose. Casimir Périer en prit alarme, et un émissaire fut envoyé par lui dans les provinces méridionales, pour sonder leurs dispositions.

Or, voici quelle était, à cette époque, la situation des principales villes du Midi.

Bordeaux comptait près de vingt-deux mille ouvriers sans travail, que la faim mettait au service de la révolte. Les soies grèges et ouvrées de Nismes avaient subi une énorme dépréciation ; et dans cette ville plus que dans toute autre, les crises industrielles sont dangereuses, parce que les passions y ont une ardeur entretenue par les longues rivalités des protestants et des catholiques. Avignon souffrait d’une baisse considérable dans le prix de la garance, et les légitimistes pouvaient y fonder sur les habitudes vénales d’une certaine partie de la population, les plus sérieuses espérances. Montpellier, cité pour ainsi dire agricole et qui fait une grande consommation de vin, Montpellier se plaignait amèrement du chiffre élevé des octrois ; les souvenirs de la restauration n’y avaient, en général, aucun caractère odieux ; et le peuple, que le libéralisme n’y avait pas converti à ses doctrines, se demandait quelle modification heureuse avait apportée à son sort cette révolution faite au nom des idées libérales. Lyon était alors en proie à des souffrances intolérables. Les passions politiques avaient peu d’empire dans cette capitale du Midi : mais les nombreux ouvriers en soie qu’elle contient étaient tombés dans une détresse d’où devait sortir quelque effroyable catastrophe. Il n’en était pas ainsi de Marseille, où le peuple jouissait d’une prospérité que le voisinage d’Alger, fécondé par la paix, semblait sur le point d’accroître ; toutefois, la multitude y était sourdement sollicitée à l’insurrection, et par le clergé, dont les fautes n’avaient pas détruit l’ascendant, et par la noblesse qui, quoique déchue, n’avait pas encore perdu toute son influence sur les bords de la Méditerranée.

Dans un tel état de choses, l’entreprise de la duchesse de Berri était plutôt hasardeuse que folle. Lorsqu’en un pays sur lequel ont passé les révolutions, le peuple est malheureux et désabusé, la carrière est naturellement ouverte aux prétendants et là où le pouvoir ne se montre pas tutélaire, il est tout simple qu’il soit au concours.

Mais les chances du parti légitimiste eussent-elles été plus grandes, il n’aurait pu en tirer profit, parce qu’il portait la division dans son sein.

Qu’attendons-nous, disaient les chevaliers de la duchesse de Berri, qu’attendons-nous pour jeter le gant à cette révolution qui nous a frappés et qui nous insulte ? La France souffre, l’Europe, menace. Entre les passions républicaines qui grondent au pied de son trône usurpé, et les Puissances qui le veulent pour vassal ou le tiennent pour ennemi, le chef de la maison d’Orléans ne s’appuie que sur l’assentiment d’une bourgeoisie sceptique, jalouse à l’excès de sa prépondérance, bourgeoisie que ne rattachent à son roi de hasard, ni le lien sacré des traditions, ni celui des dévouements héréditaires, et qui nous saluera comme ses maîtres le jour où, devenus vainqueurs, nous lui promettrons le repos, la sécurité, et des garanties contre toute secousse nouvelle. Pour livrer bataille, le moment pourrait-il être plus favorable ? Les divers partis, nés de la révolution, se mesurent des yeux et sont prêts à s’entre-dévorer ; les ambitions se précipitent ; les intérêts se heurtent l’un l’autre dans une confusion croissante ; le commerce, si prospère il y a trois ou quatre ans, n’est plus qu’une immense banqueroute ; la faim nous répond du concours des ouvriers ; l’invasion, si elle touche à nos frontières, nous donne la patrie tout à la fois à gouverner et à défendre qu’attendons-nous ?

D’autres pensaient, au contraire, dans le parti légitimiste, que se hâter, c’était tout perdre ; qu’il valait mieux laisser les embarras se multiplier autour du trône nouveau, et l’usurpation abuser de ses apparentes victoires, victoires de Pyrrhus par où elle devait inévitablement périr. Ils représentaient que les gouvernements se font à eux-mêmes leurs destinées, qu’on ne les tue pas, et que, lorsqu’ils méritent de mourir, ils se suicident ; que, pour arriver au succès, la voie des luttes parlementaires était la plus courte et la plus sûre ; qu’en tirant l’épée, on risquait de rallier, par le sentiment d’un danger commun, tous les ennemis, maintenant divisés, de l’ancienne dynastie ; que de la guerre civile naîtraient des ressentiments terribles, et qu’il était d’une politique imprudente de relever dans le sang le trône de Henri V ; qu’au surplus, les chances heureuses n’étaient pas ce qu’elles paraissaient à de jeunes imaginations ; que le Midi flottait entre des inspirations diverses ; que la Vendée, tenue en échec par cinquante mille soldats, n’avait plus, pour se soulever, les mêmes motifs qu’en 1792 ; qu’enfin, il ne fallait pas jouer sur un coup de dé l’avenir de la monarchie.

Ce langage était, en général, celui des hommes qui, comme M. de Pastoret, jouissaient d’une grande fortune ; ou qui avaient à ménager, comme MM. de Chateaubriand et Hyde de Neuville, une considération depuis long-temps acquise ; ou qui craignaient, comme M. Berryer, de compromettre un rôle brillant. L’attitude qu’ils voulaient faire prendre au parti était évidemment conseillée par la prudence, et la loyauté de la plupart d’entre eux était incontestable ; mais il y a toujours dans la sagesse humaine un certain fonds d’égoïsme, et nous portons tous au dedans de nous une tyrannie mystérieuse qui, à notre insu, dicte notre langage et gouverne nos actions. Il s’était donc formé à Paris des comités royalistes ayant pour but spécial de maîtriser la fougue des royalistes de la province, comités composés des personnages les plus marquants du parti, et dont la Gazette de France, dirigée par MM. de Genoude et de Lourdoueix, appuyait avec talent la politique expectante.

Cependant, M. de Charette était arrivé dans la Vendée, pour s’y mettre à la tête de l’insurrection, en vertu des pouvoirs que lui avait donnés la duchesse de Berri. Son premier soin fut de convoquer à la Fétellière, près de Rémouillé, les chefs dont le concours lui était nécessaire. La réunion eut lieu le 24 septembre 1831. Quatorze chefs composaient cette assemblée, et elle avait invité à ses délibérations la comtesse Auguste de La Rochejacquelein. La discussion fut longue et animée. M. de Charette fit d’abord connaître l’ordre qu’il avait reçu de Massa, ordre conçu en termes contradictoires ou, du moins, controversables ; car, d’une part, il n’appelait la Vendée à prendre les armes qu’en cas de succès dans le Midi, de république proclamée ou d’invasion étrangère ; et, de l’autre, il laissait les officiers généraux juges de l’opportunité du soulèvement. M. de Charette aurait désiré que la Vendée n’attendît point, pour lever l’étendard de la guerre, les succès de Madame dans le Midi. Il opina pour que le mouvement eût lieu simultanément dans le Midi et dans l’Ouest. C’était aussi l’avis de la comtesse Auguste de La Rochejacquelein, et elle s’en expliqua avec cette éloquence de sentiment particulière aux femmes. Mais ce fut l’opinion la moins audacieuse qui prévalut une majorité de neuf contre cinq décida que l’Ouest ne se déclarerait qu’après la soumission des provinces méridionales, à moins que la France ne fut envahie ou que Paris ne proclamât la république.

Mais, pendant que la noblesse débattait ainsi les moyens de ramener l’ancien régime, la bourgeoisie se préparait à compléter sa victoire par l’abolition de la pairie héréditaire et la proscription légale de la race des Bourbons aînés.

La situation était critique. Les forces qui devaient servir à la dominer étaient mal réglées, mal définies. La chambre des députés n’avait, aux yeux de la nation, ni le prestige d’une autorité glorieusement usurpée, ni le poids d’une autorité incontestablement légitime. La chambre des pairs était décriée, impuissante, et il n’était plus question partout que de lui enlever le seul mode d’existence qui pût la rendre possible, l’hérédité. La royauté enfin, solitaire et inquiète au sommet d’une société mouvante, manquait de splendeur aussi bien que d’entourage et de point d’appui.

Ce fut l’erreur de Louis XI, et, plus encore, celle de Louis XIV, de croire que la royauté se peut maintenir lorsqu’elle n’a point pour base une aristocratie puissante. À une royauté qui ne fait point partie d’un corps aristocratique, il faut ou un glaive pour frapper toujours, ou de l’or pour corrompre sans cesse : oppressive si elle est absolue, corruptrice si elle est tempérée. Mais en de tels moyens de gouvernement il n’y a aucune chance de durée, parce que celui qui les emploie dégrade son autorité en la défendant, et ne peut l’agrandir sans l’épuiser.

Le régime constitutionnel que des sophistes ignorants avaient fait prévaloir en France renfermait donc un problème insoluble. Car vouloir une royauté vivante à côté d’une aristocratie morte, c’était vouloir que la tête vécût séparée du corps, c’est-à-dire l’impossible. Voila, pourtant, ce que la bourgeoisie demandait. Et son illusion était si complète, qu’elle prenait ombrage même d’une pairie héréditaire, et qu’après avoir anéanti la féodalité, elle en poursuivait jusqu’au fantôme.

Il est vrai que, parmi les meneurs de la bourgeoisie, quelques-uns, et notamment MM. Casimir Périer, Royer-Collard, Guizot, Thiers, n’adoptaient pas, au sujet de l’hérédité de la pairie, l’opinion générale ; mais leurs répugnances étaient trop inconséquentes pour avoir du crédit. Ils avouaient qu’on avait détruit avec raison le régime féodal : comment auraient-ils prouvé la nécessité de conserver le signe, eux qui souscrivaient à la destruction de la chose représentée ?

Quoi qu’il en soit, la révision de l’article 25 de la Charte, relatif à la constitution de la pairie, était de toutes parts réclamée avec empire, et l’anxiété était universelle. Le gouvernement dut se prononcer enfin, et Casimir Périer communiqua au parlement un projet de loi où, après avoir beaucoup insisté sur les avantages de l’hérédité, sur sa nécessité même, il concluait en ces termes : « Nous vous proposons de déclarer que la pairie cesse d’être héréditaire. »

Cette conclusion, précédée de considérations qui avaient pour but avoué de la combattre, ne faisait pas honneur au caractère de Casimir Périer ; elle montrait combien peu de courage véritable il y avait chez cet homme si hautain. Dédaigner les ovations populaires, lorsqu’on a pour dédommagement les flatteries de la classe la plus riche, la plus éclairée, la plus importante dans l’État, ce n’est là qu’un mince sacrifice et dont se montrent capables les natures les plus vulgaires ; mais le propre des âmes fortes est de résister, par amour pour le vrai, aux attraits de la popularité, quand c’est l’élite supposée du peuple qui la dispense. Assez orgueilleux pour braver les lointaines rumeurs de la place publique, Casimir Périer n’avait pas le cœur assez haut pour affronter les ressentiments de la bourgeoisie.

La chambre des députés ayant nommé une commission pour examiner le projet qui lui était soumis, M. Bérenger présenta, le 19 septembre, un rapport où la question était laborieusement discutée ; et, le 30 septembre, les débats s’ouvrirent.

Mais le premier problème à résoudre était celui-ci : la chambre des députés, en décidant du sort de la pairie, agissait-elle comme pouvoir constituant et souverain ? ou bien, la pairie serait-elle appelée à ratifier la haute sentence dont elle allait être l’objet ?

La difficulté était inextricable, au point de vue du droit et de la logique, parce qu’après la révolution de juillet, le pouvoir nouveau s’était constitué en violation de tous les principes. Demander à la pairie elle-même si elle consentait à perdre la plus précieuse de ses prérogatives, c’était faire naître entre les trois pouvoirs l’occasion d’un effroyable conflit et exposer l’État à une secousse. Se passer de l’assentiment de la chambre des pairs, c’était attribuer à la chambre des députés le caractère d’assemblée constituante : le pouvait-on ? M. de Cormenin prouva le contraire avec une singulière vigueur de style et de pensée dans un pamphlet fameux. On y lisait : « Les constitutions doivent précéder les lois : donc les congrès doivent précéder les chambres. Qui nomme les congrès ? le peuple. Qui nomme les chambres ? les électeurs. Voilà les vrais principes : passons à leur application. Le peuple, en France, a-t-il nommé un congrès ? non. Un congrès a-t-il fait la Charte ? non. Qui donc l’a faite ? quelques députés. Qui leur en avait donné mandat ? quelques électeurs. Et les électeurs, qui les avait eux-mêmes nommés ? Le peuple ? non. Et qui représentaient-ils ? Le peuple ? non. Si un congrès national était nécessaire pour organiser la Charte, un congrès national n’est-il pas nécessaire pour organiser une fraction de la Charte ? Si la chambre de 1830 a excusé son usurpation sur la souveraineté du peuple, par la nécessité des circonstances, la chambre de 1831 peut-elle alléguer la même nécessité ? Et si elle ne le peut pas, nous ne demanderons point quel droit lui reste, mais quel prétexte. En vain dirait-on que les électeurs lui ont donné mandat. Un mandat législatif ? oui ; mais un mandat constituant ? non. Peut-on donner ce qu’on n’a pas ? Les électeurs sont-ils le peuple ? Cent mille citoyens sont-ils 33 millions d’hommes ? »

Publié dans le Courrier Français et dans le National, ce pamphlet remua puissamment les esprits, et en répondant à M. de Cormenin dans le Journal des Débats, MM. Devaux et Kératry ne firent que provoquer de la part d’un aussi redoutable athlète des répliques par qui l’opinion publique fut profondément ébranlée.

Les orateurs qui se déclaraient adversaires de l’hérédité de la pairie étaient MM. Thouvenel, Lherbette, Audry de Puyraveau, Marchai, de Brigode, Tardieu, Daunou, Bignon, Viennet, Eusèbe de Salverte, le maréchal Clauzel, les généraux Lafayette et Thiard, Odilon Barrot, de Rémusat. Ceux qui se présentaient pour défendre la pairie héréditaire étaient MM. Thiers, Guizot, Berryer, Kératry, Jars, Royer-Collard. La discussion dura plusieurs jours ; elle fut animée, brillante, et, pourtant, au-dessous du sujet, le plus vaste qui puisse occuper l’attention des hommes.

De quelque façon qu’on veuille envisager la pairie, disaient les adversaires de l’hérédité, on verra que l’hérédité est inutile, dangereuse, funeste. Considérerons-nous, en effet, la pairie comme une chambre législative ? Dans ce cas, gardons qu’elle ne soit envahie par des hommes sans élévation de caractère, ou sans patriotisme, ou sans talent. Il n’est pas de fonction plus haute que celle de faire des lois, il n’en est pas de plus difficile de plus importante. Quelle serait notre folie de nous en fier au hasard du soin de nous donner des législateurs ? Par quelle criminelle et puérile imprudence irions-nous, repoussant d’avance les citoyens qui n’auraient d’autre recommandation que leur mérite, confier à une assemblée de premiers-venus le droit de régler nos destinées ? Une royauté héréditaire se conçoit parce qu’auprès du roi le plus idiot veillera toujours l’intelligence d’un ministre responsable. L’Angleterre n’a jamais été gouvernée avec plus de force et de grandeur que sous l’administration de Pitt, ministre d’un monarque atteint de folie ; mais quel remède à l’insuffisance d’une assemblée que les circonstances viendraient prendre au dépourvu ? Considérerons— nous la pairie comme pouvoir modérateur ? Hâtons-nous, s’il en est ainsi, d’abolir l’hérédité qui, en assurant à la pairie une existence originale, en lui donnant à défendre un intérêt spécial, lui soufflera les passions les plus dangereuses. L’orgueil de l’homme trouve une plus grande jouissance dans la faculté d’imprimer le mouvement que dans celle de l’arrêter car l’action suppose la liberté, c’est-à-dire la force, tandis que la résistance suppose la nécessité, c’est-à-dire la faiblesse. Or, ce qui est vrai d’un individu l’est à plus forte raison d’une assemblée ; et il est dans la nature de tout pouvoir modérateur de sortir de ses attributions, d’employer pour agir les armes qu’il a reçues pour résister. Tenons pour certain qu’un pouvoir réduit au rôle de modérateur dédaigne toujours sa mission. Fort, il s’empare du mouvement ; faible, il le suit. Qu’ajouter, sur ce point, aux leçons que nous donne le Long-Parlement ? La chambre des lords put-elle ralentir la course des communes ? Elle voulait sauver Strafford, elle le condamna ; elle voulait garder au milieu d’elle les évêques-législateurs, elle vota leur exclusion ; elle désirait la paix, elle vota la guerre civile. Que prétendent ceux qui, pour modérer le mouvement qui emporte les sociétés, imaginent de placer face à face une chambre héréditaire et une chambre élective ? Mais c’est mettre en quelque sorte une aristocratie au sein d’une république. Ah ! rappelons-nous plutôt l’ancien combat entre les patriciens et les plébéiens, entre les sénatus-consultes qui rédigeaient en forme de loi l’usurpation, et les plébiscites qui rédigeaient en forme de loi la violence, combat qui mit si long-temps en feu l’empire romain. Et vainement serait-on rassuré contre l’imminence de tels désastres par l’existence d’une royauté médiatrice. Entre une royauté héréditaire et une pairie héréditaire l’intérêt est commun devant une assemblée élective. Ce ne sera, tout au plus, que la guerre de deux contre un, et nous n’aurons abouti qu’à une complication du désordre. Que si, au contraire, on suppose à la pairie héréditaire une volonté qui lui soit propre, quel moyen de faire fléchir cette volonté, lorsque, bravant à la fois et la chambre élective et le trône, elle se montrera obstinément rebelle à des innovations jugées nécessaires ? Aura-t-on recours à une promotion de pairs ? Alors plus de considération, plus d’indépendance pour elle. Elle ne modère rien, elle obéit. Considérerons-nous enfin la pairie comme corps représentatif ? Mais à quel ordre d’intérêts peut correspondre aujourd’hui, dans la société telle que les révolutions l’ont faite, le principe de l’hérédité politique ? Est-ce que les fiefs n’ont pas été abolis ? Est-ce que la féodalité n’est pas morte ? Est-ce que la noblesse, qui consiste, non pas même dans la transmission des fonctions, mais seulement dans celle du titre, est-ce que la noblesse n’est pas à jamais discréditée ? Où chercher, en France, les vestiges d’une classe supérieure qui, comme en Angleterre, se soit unie au peuple contre l’oppression du trône, et ait acquis de la sorte un titre à la reconnaissance des générations à venir ? Où trouver, en France, quelque chose qui ressemble aux rapports de patron à client, de propriétaire à tenancier ? L’hérédité de la pairie a donc le tort, et de ne représenter dans le pays aucun intérêt, et d’y rappeler cet odieux ensemble de privilèges contre lequel on a vu en 1789 la nation se lever en masse. Dans ce moment même, n’est-ce rien que cette immense réprobation qui frappe la pairie héréditaire ? Et que veut-on de plus pour prouver qu’elle est en désaccord manifeste avec les tendances, les progrès, les mœurs de la société ? Si la pairie héréditaire avait eu ses racines dans la nation, aurait-elle si souvent donné le spectacle de son impuissance ? Qu’a-t-elle fait pour Napoléon vaincu à Waterloo ? Qu’a-t-elle fait pour Louis XVIII menacé par l’exilé de l’île d’Elbe ? Qu’a-t-elle fait le 29 juillet, pour Charles X ? Qu’a-t-elle pu pour la liberté ? Qu’a-t elle pu, le lendemain du 9 août, pour sa dignité et pour elle-même ?

Nous reconnaissons, répondaient les partisans de l’hérédité, que, comme chambre législative et judiciaire, la pairie doit renfermer dans son sein des hommes éclairés. Mais comment ne voit-on pas que destiner les plus hautes fonctions du pays à un certain nombre de grandes familles, c’est fonder une véritable école d’hommes d’État ? Fils de lord Chatham, Pitt à quinze ans suivait les séances du Parlement pour se mettre en état de remplacer son père, et, à vingt-trois ans, Pitt gouvernait son pays. Il n’est pas nécessaire, d’ailleurs, qu’une chambre des pairs se compose tout entière d’hommes éminents ; et l’avantage en est bien moindre que le danger, parce qu’alors chacun prétend à tout faire et à tout conduire. Les chambres vraiment agissantes sont celles qui se composent de quelques hommes supérieurs et d’un grand nombre d’hommes sensés. Et pour ce qui est de la puissance d’une assemblée, elle résulte, non du mérite personnel de ses membres, mais de la valeur de son principe. Le principe de l’hérédité est-il fécond en résultats utiles ou funestes? C’est là tout ce qu’il importe d’examiner. Eh bien, l’hérédité a d’abord cela d’utile qu’elle assigne à un des pouvoirs de l’État un rôle nécessairement modérateur. La tentation d’usurper ne vient guère qu’à ceux qui ont beaucoup à désirer, et elle viendrait à une pairie non héréditaire, parce que celle-ci aurait précisément l’hérédité à conquérir; mais quel autre désir que celui de conserver peut avoir une pairie que l’hérédité élève au-dessus de toute ambition? On demande si, ayant la volonté de défendre les idées conservatrices, elle en aura la force ? Oui; car elle aura pour elle le prestige d’une position indépendante, l’autorité morale des traditions dont elle sera gardienne, l’esprit de corps, toujours si puissant, et surtout, l’esprit de famille. On la montre menaçante si elle se dérobe au contact de la royauté, ou asservie si les ministres peuvent, par une promotion de pairs, briser sa majorité devenue systématiquement hostile? Mais le droit des promotions n’est un danger que lorsqu’il devient un abus, et on a pour garantie contre cet abus l’intérêt bien entendu de la royauté elle-même. Que la pairie héréditaire soit maudite par l’opinion publique comme un débris des anciens privilèges, c’est possible ce que nous soutenons, c’est qu’ici l’opinion publique est victime d’un entraînement irréfléchi, que nous, législateurs, nous serions coupables ou de flatter ou de suivre. Qu’est-ce que le privilège ? une violation permanente du droit. Et le droit ? l’utilité publique reconnue et consacrée. Définir autrement le droit, ce serait en faire une vaine abstraction métaphysique, un mot vide de sens. Or, non-seulement il est utile que l’hérédité de la pairie soit maintenue, mais cela est nécessaire. Car ainsi le veulent les conditions vitales de toute société. Il y a dans le monde mille intérêts divers, ils peuvent tous se réduire à deux, qui sont : le mouvement et la durée. Si le premier règne sans contre-poids, la société se précipite ; si le second domine solitairement, la société languit et s’use par son existence même. De là la nécessité d’un pouvoir multiple. Aussi bien, chaque forme de gouvernement a des avantages qui lui sont inhérents et qu’il est bon de lui emprunter. Les monarchies se distinguent par l’énergie de la volonté, les aristocraties par l’esprit de suite, les démocraties par la grandeur des passions. Séparées, ces trois formes ne sont que des ébauches, dont chacune est destinée à périr par ce qui lui manque. Réunies et combinées, elles constituent un gouvernement à la fois sage et vigoureux, un gouvernement complet.

Telles étaient les raisons données de part et d’autre. Mais, adversaires et partisans de l’hérédité de la pairie, tous avaient également tort : les uns, parce qu’ils méconnaissaient une des conditions essentielles du régime constitutionnel ; les autres, parce qu’ils n’apercevaient pas le vice radical du régime constitutionnel lui-même.

Aux premiers l’on pouvait répondre : « Vous êtes-vous bien rendu compte du sens et de la portée de votre doctrine ? L’hérédité de la pairie détruite, que deviendra l’hérédité du trône ? Quoi ! vous ne comprenez pas que la royauté a besoin, pour vivre, d’avoir autour d’elle une classe qui ait le même intérêt, ou, si vous voulez, le même privilège à défendre ? Ce que vous aurez déclaré odieux dans une assemblée, le paraîtra-t-il moins dans un homme ? Ce que vous aurez refusé à ceux qui font la loi, l’accordera-t-on long-temps à celui qui la fait et qui l’exécute ? Qu’importe la responsabilité des ministres ? Cette responsabilité, on le sait bien, n’est qu’une chimère. Quand la lutte est engagée, vainqueur, le roi sauve ses ministres ; vaincu, il est entraîné dans leur chute. Charles X, monarque inviolable, vit aujourd’hui dans l’exil, et le châtiment de ses ministres n’a pu suffire aux vengeances du peuple soulevé ! Laissons donc là ces fictions vaines, bonnes tout au plus à amuser la crédulité d’une foule ignorante : elles ne protègent un pouvoir qu’autant qu’il n’a que faire d’être protégé ! Au surplus, l’inviolabilité royale, en supposant qu’on la respecte, n’est-elle pas un privilège, et le plus bizarre de tous, le moins facile à justifier par les règles ordinaires de la logique ? Lorsque vous aurez admis en principe que la transmission des fonctions politiques est une atteinte brutale à la justice, à l’égalité, à la raison, ne sentez-vous pas que la royauté sera sur les bords d’un abîme, puisque vous l’aurez réduite à n’être plus qu’une exception au principe par vous reconnu sacré, suprême, fondamental ? Sachez-le bien : la république est au bout de votre système. Et ce n’est pas tout cette pairie que vous ne voulez pas héréditaire, où en chercherez-vous la source ? Dans l’élection ? Vos pairs ne seraient plus que des doublures de députés. Dans la nomination royale ? Vos pairs ne seraient plus que des chambellans, Dans le choix du monarque restreint par une liste de notabilités ? Vous auriez alors, non plus seulement l’aristocratie des fonctions, mais, ce qui est bien plus injuste et bien plus désastreux, celle des fonctionnaires. Dans une combinaison de l’élection et de la nomination royale au moyen d’un système de candidatures ? Votre chambre des pairs, rendue de la sorte hermaphrodite, réfléchirait précisément les passions rivales entre lesquelles son rôle est d’intervenir ; elle présenterait le vivant résumé des deux éléments de lutte dont il s’agit de comprimer le développement funeste. Ainsi, sans hérédité, pas de pairie possible. La république et une seule chambre, voilà, logiquement, les résultats de votre système. C’est la destruction de tout le régime constitutionnel. » Aux seconds et particulièrement à M. Thiers, l’on pouvait répondre : « Vous êtes conséquents, vous, mais uniquement dans vos erreurs. Vous dites qu’il y a dans le monde deux intérêts opposés : le mouvement et la durée. Mais si, au lieu d’être un fait purement transitoire, un fait accusateur de l’enfance des peuples, ce dualisme devait être considéré comme une donnée essentielle et permanente de l’existence des sociétés, qu’en faudrait-ii conclure ? Que toute société porterait dans ses flancs le germe d’une lutte immortelle et dévorante ; que la guerre, et une guerre sans trêve, serait la loi du monde ; que, condamnés à subir alternativement le triomphe de l’un des deux intérêts opposés, les peuples se verraient tour-à-tour ou frappés de stupeur ou emportés dans un tourbillon de feu, victimes d’une fatalité également ennemie et de toute sécurité complète et de tout progrès assuré ! Vous avez beau, pour concilier ces deux intérêts, faire intervenir un pouvoir que vous appeler la royauté : ce pouvoir, d’après la loi par vous-même indiquée, ne saurait avoir un intérêt qui ne rentre dans l’un des deux autres. L’intervention de la royauté ne saurait qu’accroire, en la rendant plus odieuse, la force de l’intérêt conservateur. Ce n’est pas là une médiation, c’est une complication de la lutte. Et maintenant, si de l’existence des deux intérêts que vous croyez voir se disputant, en vertu des lois de la nature humaine, l’empire de la société, vous concluez à la nécessité de deux principes se disputant la possession du pouvoir, que faites-vous ? Vous transportez de l’ordre social dans l’ordre politique tous les fléaux contre lesquels doit s’armer le législateur. La verité est que les sociétés n’ont, aux yeux du philosophe et de l’homme d’état, qu’un intérêt qui se peut définir ainsi : la durée dans le mouvement. C’est nier le progrès, c’est blasphêmer Dieu, c’est livrer d’avance le monde au gouvernement imbécile du hasard que de transformer en loi de l’humanité ce qui n’est qu’un phénomène résultant des vices d’une civilisation encore imparfaite. L’existence simultanée, au sein des nations, de deux intérêts en lutte, c’est un fait, mais c’est un mal : observez-le, mais que ce ne soit pas pour le régulariser, que ce soit pour le détruire. Quant aux avantages propres à chaque forme de gouvernement, ces avantages sont de telle nature que les mettre en présence, en leur conservant leur caractère, c’est les neutraliser l’un par l’autre, et traverser le désordre pour arriver à l’impuissance. Les monarchies ne se distinguent par l’énergie féconde de la volonté que là où cette volonté n’est pas à chaque instant discutée, combattue, paralysée. La grandeur des passions, dans les démocraties, dégénère bien vite en violences, quand on leur oppose des obstacles permanents et des entêtements systématiques. Et que devient cet esprit de suite inhérent aux aristocraties, lorsqu’à côté du culte des traditions les institutions en consacrent le mépris ? Vôtre régime constitutionnel se contente de rapprocher des éléments qu’il importerait de fondre. De même qu’il ne doit y avoir dans la société qu’un intérêt, il ne doit y avoir dans le pouvoir qu’un principe ; et pour amener le premier de ces deux résultats, il faut commencer par consacrer le second. Si l’Angleterre a tenu l’univers en haleine et a pu le conquérir par ses marchands, d’une manière plus complète encore, plus insolente et plus durable, que Rome ne l’avait fait par ses soldats, cela vient de ce qu’il n’y a de vivant en Angleterre qu’un principe : le principe aristocratique. Car l’aristocratie, dans cette île, possède le sol, commandite l’industrie, dirige la couronne, elle domine dans la chambre des communes par la vénalité qu’elle a eu soin d’introduire dans les mœurs, et qui fait des suffrages populaires autant de mensonges à son usage. De sorte qu’en Angleterre, la chambre des communes, celle des lords, et la royauté, ne sont en réalité que des manifestations diverses d’un même principe : trois fonctions et non pas trois pouvoirs. Oui, l’unité dans le pouvoir ! Tout est là, s’il est organisé conformément aux notions de la prudence et de la justice, tout : le mouvement, l’ordre, la durée. Établir un pouvoir multiple, c’est organiser l’anarchie, c’est réglementer le chaos. »

Voilà ce qui aurait dû être dit. La discussion était donc bien incomplète ; mais en lui donnant toute l’importance qu’elle méritait, peut-être avait-on craint de fournir à l’esprit d’examen des armes trop redoutables. Et, par exemple, ceux qui demandaient avec tant d’ardeur l’abolition de l’hérédité dans l’ordre politique avaient-ils compris qu’au nom des mêmes principes, on leur demanderait un jour l’abolition de l’hérédité dans l’ordre social ? Car quel argument employer contre la transmission des fonctions publiques, qui ne soit applicable à celle de la richesse, dans un pays où la richesse donne exclusivement droit aux plus hautes fonctions, et où l’on n’est député que lorsqu’on est riche ?

De toutes ces conséquences hardies, aucune ne fut sérieusement pesée par des législateurs qui étaient, avant tout, des hommes de parti. La chambre des députés vota donc, à la majorité de 586 voix contre 40, l’abolition de l’hérédité de la pairie et système de la nomination des pairs par le roi sur une liste légale de notables et de fonctionnaires. La bourgeoisie fut satisfaite. Mais sa ruine était cachée dans son triomphe.

Bientôt il ne fut plus permis à personne d’ignorer combien étaient graves les embarras de la situation. Pour acquérir force de loi, la décision que la chambre des députés venait de prendre avait besoin d’être promulguée. Or, ici se présentait de nouveau cette question épineuse La chambre des députés portant la main sur le pacte fondamental exerçait-elle un pouvoir constituant ou seulement un pouvoir législatif ? Sa décision était-elle souveraine et sans appel, ou soumise à la ratification de la pairie ?

Dans l’un et l’autre cas, les objections et les difficultés se présentaient en foule.

Si la chambre des députés prétendait à la souveraineté d’une assemblée constituante, on pouvait lui demander quels étaient ses titres, quel était son mandat ? Lorsqu’au 9 août 1830, elle avait en quelques heures refait une charte et fondé une dynastie, elle avait eu, du moins, un prétexte : la nécessité du moment, et la raison d’État, ce sophisme de toutes les usurpations. Mais, au mois de novembre 1831, lui était-il donc loisible da tirer de son propre caprice le droit de changer les bases d’un régime d’où lui venait sa légitimité, de reconstituer un gouvernement dont elle n’était elle-même qu’une partie ? Que si elle faisait remonter ce prétendu droit au 9 août 1830 et au moment où il avait été décidé que l’article 23 de la Charte serait revisé, la pairie, à dater de ce moment, s’était donc trouvée en quelque sorte suspendue ! Mais alors, par quelle bizarre inconséquence avait-on souffert qu’elle continuât à siéger ? Pourquoi son concours si souvent invoqué comme indispensable ? N’avait-on soumis à ses délibérations et à son vote, pendant quinze mois, tous les projets de loi présentés, que par manière de plaisanterie ? La chambre des députés n’avait donc pas à exercer le pouvoir constituant.

Or, si, d’un autre côté, elle ne se considérait que comme chambre législative, d’où vient qu’elle avait osé, en 1830, ce qu’elle n’osait pas en 1831 ? Elle avait créé arbitrairement un roi, et elle se reconnaissait impuissante à refaire arbitrairement une pairie ! L’excuse de la nécessité, alléguée pour justifier le couronnement de Louis-Philippe, n’était pas même une excuse suffisante ; car si, le lendemain d’une révolution, les circonstances autorisent l’établissement d’un pouvoir provisoire, elles ne sauraient autoriser celui d’un pouvoir définitif, et le droit de la nation reste, quand le péril est passé.

Le choix n’était donc possible qu’entre deux partis également dangereux et mauvais. On convint que la pairie serait appelée à prononcer elle-même sur son sort. Mais que faire, si, se refusant à un suicide manifeste, elle votait pour le maintien de l’hérédité ? Comment contenir, dans cette hypothèse, tant de passions prêtes à se déchaîner ? Du conflit des deux chambres qu’allait-on voir sortir ? une révolution, peut-être ! Étourdis par les clameurs qui, de toutes parts, s’élevaient autour d’eux, effrayés, chancelants, éperdus, les ministres résolurent de prévenir à tout prix l’orage qu’ils pressentaient, et, le 19 novembre, parut une ordonnance royale portant création de trente-six pairs.

Le but de cette mesure était manifeste ; les ministres voulaient acquérir dans la chambre des pairs une majorité favorable à l’abolition de l’hérédité. Cependant, la nouvelle de l’ordonnance souleva les esprits d’une manière terrible. Les adversaires de l’hérédité, loin de se réjouir d’un coup d’état qui leur assurait la victoire, se répandirent en imprécations contre le ministère. Il y eut chez le restaurateur Jointier, des réunions menaçantes de députés appartenant à l’Opposition, et ils rédigèrent une protestation que M. Dupont (de l’Eure) fut chargé de déposer sur le bureau de la chambre. La polémique, dans les journaux, devint aigre et passionnée. Les ennemis du gouvernement prétendaient qu’en soumettant à une révision l’article 23 de la Charte, la chambre de 1830 avait suspendu le droit de promotion que cet article contenait que l’ordonnance du 20 novembre n’était conséquemment qu’un coup d’état dans tout ce que l’acception du mot présente de plus tyrannique et de plus insolent ; qu’on insultait à la nation, en rendant juges de ses répugnances ceux qui en étaient l’objet ; qu’au lieu de se jeter en-dehors de la légalité pour prévenir des résistances trop faciles à prévoir, le ministère aurait mieux fait de ne les point enhardir, ces résistances si funestes, en plaidant la cause de l’aristocratie au moment même où il la sacrifiait sans courage, en vantant l’hérédité au moment même où il proposait de la détruire, en refusant enfin aux députés, maintenant qu’il s’agissait d’abolir un privilège odieux, ce pouvoir constituant qu’on n’avait eu garde de leur contester lorsqu’il s’était agi de pousser sous le joug d’une dynastie nouvelle le peuple victorieux, mais incertain et lassé.

Il y avait dans la logique de ces plaintes quelque chose de déloyal. Car, après tout, le moyen que l’Opposition repoussait avec tant d’emportement était peut-être le seul qui pût conduire sans secousses au but qu’elle brûlait d’atteindre. Mais Casimir Périer donna raison à ses ennemis, lorsque, s’étant rendu le 22 novembre à la chambre des pairs, il ne craignit pas de caractériser en ces termes l’ordonnance du 20 novembre : « Il ne s’agit pas ici d’une simple question de majorité, car il y a toujours dans cette chambre une majorité tout acquise à une détermination patriotique, c’est plutôt une respectueuse précaution contre votre générosité personnelle, qui aurait imprimé à la résolution de la chambre plus encore le caractère d’un acte de dévouement que celui d’un acte purement législatif. » De sorte qu’une mesure présentée ailleurs comme un moyen de désarmer l’égoïsme de la pairie, était présentée ici comme un pur hommage rendu à sa générosité. Triste manège qui n’avait pas même le mérite d’un mensonge habile ! Manège honteux, où se trouvait également compromises et la probité du ministre et la dignité de l’homme !

Ainsi, le désordre était dans les esprits et dans les affaires ; le ministère courait tête baissée, et par la route des coups-d’état, au renversement d’une institution qu’il jugeait nécessaire ; la royauté concourait, sans le vouloir, à la ruine d’une pairie qui, sans le vouloir, avait concouru à l’enfantement de cette royauté ; l’Opposition se plaignait d’être trop bien servie ; ceux qui reprochaient à la chambre des députés d’avoir eu en 1830 toute l’audace de l’usurpation, lui reprochaient, par une inconséquence singulière, d’en éprouver aujourd’hui les scrupules… que dire encore ? Tout n’était plus, soit dans le camp de l’Opposition, soit dans celui du ministère, que vœux incohérents, mesures contradictoires, violations de principes, erreurs de jugement ou mauvaise foi, ténèbres, confusion et le gouvernement de la société flottait entre l’anarchie et le vertige.

Quoi qu’il en soit, la création des trente-six pairs, en modifiant la majorité de la pairie la condamnait au suicide : la loi qui abolissait l’hérédité de la chambre des pairs et consacrait le système de la nomination par le roi dans un cercle de notabilités, cette loi destructive du régime constitutionnel, fut votée au palais du Luxembourg telle qu’on l’avait votée au palais Bourbon, et à une majorité de trente-quatre voix[1]. Treize pairs, parmi lesquels M. de Fitz-James, donnèrent aussitôt leur démission.

Mais le libéralisme exigeait plus encore. Reproduisant une proposition, déjà présentée par M.Baude, le colonel Bricqueville demanda que tout membre de la branche aînée des Bourbons fut déclaré banni à perpétuité du territoire français ; que cette loi eût pour sanction la peine de mort ; et que la vente des biens appartenant à la famille proscrite fut rendue obligatoire dans un laps de temps déterminé.

On doit cette justice à la bourgeoisie que la proposition du colonel Bricqueville ne rencontra point parmi elle un assentiment unanime. Plusieurs comprirent que, quoique proposée par un homme loyal, une pareille loi était impie, parce qu’elle usurpait sur Dieu le lendemain ; qu’elle était inique, parce qu’elle frappait toute une race pour le crime d’un seul ; qu’elle était anti-sociale, parce qu’elle enchaînait à des ressentiments qui peuvent passer, le peuple qui dure ; qu’elle était inutile, parce que le délit de conspiration avait été prévu et qu’il y avait bien assez de sang dans nos codes ; qu’elle était impolitique, parce que la concurrence entre rois garde un châtiment assuré à la tyrannie et protège la liberté ; qu’enfin elle allait contre son but, parce que le danger enflamme l’ambition, ennoblit jusqu’aux désirs illégitimes, et fait, chez un peuple généreux, du titre de proscrit un passeport de prétendant.

Convenait-il, d’ailleurs, de déployer tant d’acharnement contre une dynastie vaincue, dans un pays qu’on voulait façonner au joug d’une dynastie nouvelle ? C’est ce que, dans la séance du 15 novembre, M. Pagès (de l’Arriège) fit ressortir d’une manière saisissante. « La France, disent les courtisans, est renommée entre les nations par son amour pour ses princes. L’histoire tient un autre langage, et la vérité dément la flatterie. C’est par l’assassinat du dernier Valois que le premier Bourbon monte sur le trône. Henri IV meurt, cruellement assassiné. Durant leur minorité, Louis XIII et Louis XIV, chassés par la révolte, trouvent à peine un abri pour cacher leur tête ; le fer se fait jour jusqu’à la poitrine de Louis XV. Louis XVI meurt sur l’échafaud. Louis XVII s’éteint dans les fers. Il y a du sang bourbon dans les fossés de Vincennes, il y en a sur le seuil de l’Opéra. Louis XVIII est proscrit à deux reprises. Charles X a pris trois fois la route de l’exil. Et ce n’est pas dans un pays qui a vu de si près toutes les misères de la royauté, qu’il est permis, sous un gouvernement monarchique, d’ajouter à ce faste d’oppression, et d’inscrire dans les actes du législateur une tyrannie qui ne se trouva point dans la colère du peuple. »

Au discours de M. Pages (de l’Arriège), rempli d’un bout à l’autre de considérations de ce genre, saines et élevées, M. Eusèbe de Salverte ne sut opposer qu’une logique étroite et impitoyable. L’assemblée, néanmoins, paraissait en suspens, lorsque M. de Martignac parut à la tribune. Il portait sur son visage l’empreinte de la mort, dont on croyait déjà le germe dans son sein ; et, en le voyant prêt à défendre son vieux maître exilé, on se rappelait les efforts qu’il avait faits pour prévenir cette chute et cet exil. « Messieurs, dit-il d’une voix affaiblie et pénétrante, le bannissement est dans nos lois une peine infamante prononcée par le juge après mur examen ; et l’on vous propose de la prononcer d’avance contre les générations nées et à naître, sans examen, par anticipation, sans savoir quel sera celui que vous condamnez ! … Un de vos orateurs disait naguère à cette tribune : « En France, la proscription absout. » Eh bien, ce mot profond et vrai a jugé votre loi ! Ainsi, un prétendant arrivera en France on avertira l’autorité du danger que peut courir la sécurité publique. Mais qu’un proscrit, condamné d’avance, y vienne, où trouverez-vous un homme qui ira frapper sur l’épaule du bourreau, en lui disant : « Regarde cette tête royale, reconnais-là, et fais-la tomber ? » Ce n’est pas en France que vous trouverez cet homme. » À ces mots, l’orateur s’arrêta, vaincu par son émotion, que partageait toute l’assemblée. Puis, reprenant, il raconta qu’au temps où il avait eu le malheur d’être ministre, un régicide, un proscrit, ayant été découvert sur cette terre de France où il lui était interdit de paraître, le ministère, loin de le faire arrêter, s’empressa de protéger sa retraite. « Le vieillard, continua M. de Martignac, fut soigné, car il était malade ; il reçut des secours, car il en avait besoin ; il fut conduit, avec les égards dus à sa vieillesse et à son malheur, jusqu’à la frontière. Je rendis compte ensuite de ce que j’avais fait ; et je fus approuvé alors comme je le serais par vous aujourd’hui. » Oui ! oui ! s’écria-t-on de tous les points de la salle, et la sensation fut profonde, quand l’orateur ajouta : « Que serait-ce donc s’il avait été question de la peine de mort ? Je crois en vérité que je ne vous en aurais pas parlé ! » Nobles paroles dont M. de Martignac compléta l’effet par cette vive image : « Qu’un de ces proscrits que votre proposition punit, soit conduit en France et qu’il y cherche un asile ; qu’il aille frapper à la porte de l’auteur même de la proposition, que cette porte s’ouvre, que le proscrit se nomme, qu’il entre, et moi je lui réponds d’avance de sa sûreté. »

La question était décidée par d’aussi généreuses raisons de la proposition qui lui était soumise, la chambre écarta toute sanction pénale. Plus conséquente avec elle-même, l’assemble aurait repoussé la proposition, au lieu de la mutiler. Que signifie une loi qui n’est que la déclaration d’un fait ? Mais le ministère se plut à regarder cette déclaration comme une sorte de consécration nouvelle de la dynastie de Louis-Philippe. Ce fut cette considération que M. Guizot fit valoir, et ce fut dans ce sens que la majorité vota. Car les gouvernements sont tous aveugles et vains de la même manière ; tous ils affichent la prétention d’être immortels, comme s’il y avait autre chose qu’une succession de désastres dans la succession des âges, comme s’il n’y avait pas une chute dans tout avènement, et l’idée présente de la mort dans chaque phénomène de la vie. Il s’était cru immortel aussi, ce gouvernement républicain qui avait fait étouffer par le roulement des tambours les paroles suprêmes d’un roi condamné comme le dernier représentant de la royauté en France. Il avait cru, à son tour, sa dynastie immortelle, ce Napoléon qui, pour se survivre, avait fait entrer dans son lit la fille des Césars germaniques, orgueil insensé qui l’abaissa et le perdit ! Et la Restauration, n’avait-elle pas écrit sur sa bannière ce mot, éternellement trompeur, de perpétuité, qu’on imprimait aujourd’hui dans le Moniteur de Louis-Philippe ? A deux pas de ce palais où l’on osait parler d’une race à jamais proscrite et d’une autre race à jamais triomphante, s’élevait un palais qui, depuis cinquante ans, n’était qu’une hôtellerie à l’usage des royautés qui arrivent et qui s’en vont. On le savait, n’importe la chambre vota cette flatterie monstrueuse : « La branche aînée des Bourbons est bannie à perpétuité. » Et les rois de prendre cela au sérieux ! L’histoire est pleine de ces exemples.

Dans le cours de la discussion, M. Berryer avait demandé, au nom de l’union des partis, qu’on abrogeât la loi portée en 1816 contre Napoléon et sa famille, bannis aussi à perpétuité. Mais la chambre n’abrogea, de cette loi de 1816, que la sanction pénale qu’y avaient attachée des hommes, proscrits eux-mêmes depuis !

Voilà sous quel jour se montraient les pouvoirs nouveaux. On avait fait une royauté, et on lui retirait son seul appui naturel, une pairie héréditaire ! On avait déclaré cette royauté inviolable, et l’on s’étudiait à la flatter en vouant à l’exécration des siècles à venir l’autre royauté, inviolable aussi ! On plaçait sur la colonne Vendôme la statue de Napoléon, et l’on défendait à la mer de venir jeter sur les plages de France quelque membre errant de la famille de Bonaparte ! On voulait continuer au peuple une éducation monarchique, et, du haut de la société, on le conviait à cette longue haine des rois, dont les républiques s’honorent! Nul ne sait jusqu’où peut conduire la démence de l’orgueil, lorsqu’il a pris place dans les conseils des souverains.





  1. Loi sur l’abolition de la pairie adaptée par la chambre des députés le 18 octobre 1831, et par la chambre des pairs, le 28 décembre de la même année.