Histoire de dix ans,tome 4/Chapitre 12

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CHAPITRE XII.


Intrigues de Cour. — Le ministère du 11 octobre sourdement miné. — On excite l’ambition de M. Thiers. — Mot de M. de Talleyrand sur M. Thiers. — Mme de Diuo et Mme de Liéven. — M. Thiers insensiblement détaché de ses collègues. — Le Cabinet divisé, au moyen de M. Humann. – Honteuses menées. — Véritable motif de la proposition relative à la réduction de la dette publique. — M, Thiers s’irrite contre M. Gnizot. — Moyens employés pour les séparer à jamais l’un de l’autre. — Propos blessants tenus par les amis de M. de Broglie. — M. Thiers, mis an défi, se décide a rompre ouvertement avec ses collègues et former un nouveau cabinet. — Gravité de cette résolution. — Le ministère du 11 octobre dissous, le gouvernement personnel est fondé. — Conclusion.


L’année 1836 s’ouvrait, pour Louis-Philippe, sous les plus favorables auspices. L’attentat de Fieschi, en glaçant la France d’horreur, avait fortifié la monarchie. Les uns, sincères dans leur effroi, se pressaient plus vivement que jamais autour du trône sauvé ; les autres affectaient de reconnaître le doigt de Dieu dans la conservation des jours du roi, au milieu d’un si effroyable péril d’autres s’étudiaient à changer en fiel la douleur éveillée dans toutes les âmes, et, avec une habileté funeste, ils faisaient le compte des victimes de Fieschi, présentant l’assassinat comme le dernier terme des encouragements donnés par la presse opposante à l’esprit de révolte.

Ainsi calomniée, l’Opposition commandait à sa colère et ajournait l’explosion de ses ressentiments. La législation de septembre était en vigueur : on la subissait. La société languissait dans un morne repos, et le pouvoir triomphait, porté par le deuil public.

Au château cependant, la satisfaction n’était pas entière. On y aspirait toujours avec la même impatience aux douceurs du gouvernement personnel, et ce désir devenait naturellement plus vif, toutes les fois que les circonstances faisaient paraître moins impérieuse la nécessité d’un Cabinet fortement constitué. Le surnom de Casimir premier donné à Casimir Périer disait assez combien la dictature ministérielle de cet homme arrogant avait été jugée insolente et combien le roi en avait souffert. Qu’elle fût continuée par MM. de Broglie, Guizot et Thiers, étroitement unis, voilà ce qu’à la Cour on trouvait insupportable. Les courtisans se remirent à l’œuvre.

Rompre les liens que l’amitié avait noués entre le duc de Broglie et M. Guizot, on y parvint plus tard, mais on ne se croyait pas encore en droit d’espérer un aussi notable succès. À cette époque, les deux chefs du parti doctrinaire étaient considérés comme inséparables, si bien que le roi les appelait avec un amer sourire les jumeaux siamois. Ce fut, par conséquent, autour de M. Thiers que se croisèrent les intrigues, et l’on s’attacha laborieusement à lui souffler les plus audacieuses espérances.

M. de Broglie chancelait sous le poids de son impopularité ; il était, de la part du roi, l’objet d’une aversion profonde ; il avait déplu aux diplomates étrangers par sa raideur, et M. de Talleyrand disait de lui avec une affectation d’ironie impertinente, que sa vocation était de n’être pas ministre des affaires étrangères : en fallait-il davantage pour préparer sa chute ? On essaya de tenter M. Thiers par l’appât de ce brillant héritage. Au lieu d’un ministère qui le rendait responsable de la vie du roi, qui le commettait avec des agents de police, qui le condamnait à lutter de ruse avec des conspirateurs infatigables, qui le plongeait dans un chaos de soucis dégradants, on lui montrait en perspective un ministère qui allait l’élever à des relations pleines d’éclat et lui assigner un rôle dans la grande partie qui se joue entre souverains. Quelle plus haute fortune pouvait être promise à son orgueil ! Et avec quel tressaillement ne devait-il pas ouvrir son esprit à l’idée de voir les plus fiers représentants de l’Europe aristocratique saluer en lui le moderne ascendant du mérite plébéien ! Une seule crainte aurait pu l’arrêter au seuil d’un monde pour lequel il ne semblait pas fait, et où, selon toute apparence, il allait manquer de contenance et d’ampleur. Mais, même sous ce rapport, on avait eu soin de lui aplanir les voies. « M. Thiers, avait dit M. de Talleyrand, n’est point parvenu, il est arrivé. » Et chacun de s’incliner devant cet oracle. De sorte que M. Thiers avait reçu du gentilhomme le plus renommé de son pays la convenance des salons.

Aussi bien, nul n’était plus que lui de la société de madame de Dino et de madame de Lieven, reines charmantes de la diplomatie, gouvernée despotiquement par leur éventail. Employa-t-on dès-lors les influences de salon pour détacher M. Thiers de l’alliance anglaise et l’attirer à l’alliance du continent ? Les amis de M. Guizot l’ont pensé, mais les faits subséquents prouvent, ou qu’il n’en fut rien, ou que la tentative échoua. Ce qui est plus sûr, c’est qu’au sein d’un entourage qui l’enveloppait de séductions, M. Thiers n’eut pas de peine à s’accoutumer à l’éclat des grandeurs qu’on rêvait pour lui.

Il ne restait plus qu’à le séparer de ses collègues, en faisant grandir la cause et naître l’occasion d’un conflit. La rivalité qui existait entre M. Thiers et M. Guizot fut donc envenimée. On supposa des propos offensants, dont on se servit pour semer les défiances et enflammer la vanité, toujours crédule. On sut grossir des plaisanteries futiles jusqu’à en faire des injures. On inventa des torts, on créa des griefs. En un mot, l’on mit en jeu tous les ressorts de cette plate habileté qui est à l’usage des Cours.

M. Thiers se défendit assez faiblement. Il était d’autant plus disposé à se laisser vaincre, que son portefeuille était très-lourd à porter, dans la circonstance. Chargé, comme chef suprême de la police, d’écarter sans cesse le bras des assassins levé sur le roi, M. Thiers aurait voulu qu’on le déchargeât momentanément de cette pénible besogne. Or, ayant témoigné le désir d’aller à Lille prendre un peu de repos, il n’avait pu obtenir que, pendant ce temps, un de ses collègues doctrinaires acceptât le poids de l’intérim, et il avait dû se résoudre à envoyer, de Lille des ordres qui continuaient sa responsabilité en l’aggravant. De là des ombrages, des motifs d’aigreur. Les doctrinaires entendaient donc lui laisser tout le fardeau du pouvoir et en garder pour eux tous les avantages ! Voilà ce que M. Thiers se disait à lui-même pour colorer à ses propres yeux son dépit, et, peut-être aussi, pour s’encourager à une rupture.

Toutefois, la pensée de trahir ses collègues n’approcha point de son cœur. Il ne fit rien pour précipiter la chute du Cabinet dont il était membre. Seulement il s’habitua doucement à l’idée de marcher sans ses collègues, si la fortune venait lui faire de nouvelles avances, et s’il se trouvait porté à la présidence du Conseil par le cours naturel des événements.

Mais si M. Thiers n’agissait pas, d’autres agissaient. Le fameux ministère du 11 octobre, sourdement miné, allait tomber enfin. Que fallait-il pour cela ? Une occasion. Et elle ne tarda pas à se présenter…, sans qu’il soit permis d’affirmer si elle naquit du hasard ou du calcul !

Le 14 janvier 1836, le ministre des finances, M. Humann, présentait à la Chambre le budget de l’exercice de 1837, lorsque tout-à-coup on l’entendit déclarer que le moment était favorable pour réduire l’intérêt de la dette publique. A ces mots, un étonnement inexprimable éclate sur le banc ministériel. Le duc de Broglie indique par un geste expressif sa stupéfaction et sa colère, tandis que, se penchant vers lui, M. Thiers lui dit tout bas : « Mettez la main dans votre poche, mon cher duc, vous allez y trouver un événement. » Et en effet, rien n’était à la fois plus imprévu et plus grave que la déclaration de M. Humann. Proposer la réduction de la dette publique, c’était jeter l’alarme parmi les rentiers, agiter la Bourse, affronter les péripéties d’une crise financière. Nous exposerons plus loin cette question, en rendant compte des débats auxquels elle donna naissance ; qu’il nous suffise de dire ici qu’elle était d’une importance capitale, touchant à tous les principes qui servent de base au crédit. Et cependant, c’était contre le gré de ses collègues, sans les avoir consultés, sans les avoir avertis, que M. Humann venait poser un problème de ce genre devant la Chambre et devant la France ! Jamais on ne vit un pareil coup de théâtre. Particulièrement blessé dans ses droits de président du Conseil, M. de Broglie était indigné. Le fait est que les collègues de M. Humann s’attendaient si peu à sa déclaration, qu’au moment où les députés entraient en séance, M. Fould ayant demandé au garde-des-sceaux s’il serait question de la réduction de l’intérêt dans l’exposé des motifs du budget, M. Persil avait répondu très-sincèrement et très-péremptoirement par la négative. Mais combien ne fut pas plus amère et plus profonde l’humiliation des ministres, quand M. Augustin Giraud annonça qu’il se proposait de leur adresser, dans la séance du 18 janvier, des interpellations formelles ; car, quels motifs pouvaient empêcher la présentation officielle d’une mesure que le ministre des finances jugeait si utile et si opportune ?

Aux interpellations dont ils étaient menacés, les collègues du ministre des finances avaient à répondre, avant tout, par le renvoi de M. Humann : ils résolurent de le sacrifier. M. Thiers, néanmoins, penchait pour une réconciliation, et même il essaya de la négocier ; mais outre que la conduite de M. Humann, à l’égard du Cabinet dont il faisait partie, était réellement digne de blâme, il fallait une victime au ressentiment des doctrinaires, hommes orgueilleux par essence et implacables. Un bal que M. de Broglie donna sur ces entrefaites ne servit qu’à irriter les amours-propres qu’il mettait en présence. Les amis de M. de Broglie firent cercle autour de lui, tandis que ceux de M. Humann se tenaient à l’écart. On se sépara donc avec un redoublement d’aigreur ; et, le 18 janvier, jour fixé pour les interpellations de M. Augustin Giraud, une ordonnance royale remplaça M. Humann par M. d’Argout.

Les explications provoquées par M. Giraud trompèrent la curiosité publique. M. Humann se justifia d’une manière embarrassée et avec une humilité tout-à-fait équivoque. M. Giraud insista pour obtenir des explications plus claires ; et, alors, emporté par son orgueil, M. de Broglie s’écria : « On nous demande s’il est dans l’intention du gouvernement de proposer la mesure ? je réponds : Non. Est-ce clair ? »

C’était là ce qu’attendait le tiers-parti. Dans un régime où les intérêts les plus sacrés ne sont jamais débattus qu’au point de vue et au profit de passions vraiment misérables, dans un régime où les questions les plus hautes ne sont, aux yeux de ceux qui les soulèvent, que des moyens de faire et de défaire des ministres, il était tout simple que la réduction des rentes ne fût considérée que comme une machine de guerre dressée contre le Cabinet. Les chefs du parti doctrinaire ne voulaient pas de la mesure donc, pour les remplacer, leurs rivaux du Parlement n’avaient qu’à la vouloir ; et M. Humann venait d’ouvrir une brèche par laquelle mécontents et ambitieux allaient inévitablement se précipiter.

M. Thiers comptait dans la majorité parlementaire un certain nombre de partisans qui l’aimaient de toute la haine que leur inspiraient MM. de Broglie et Guizot. Tous ceux qui brûlaient de supplanter ou de mortifier les doctrinaires, coururent se ranger autour de M. Thiers. L’occasion était favorable, la marche à suivre toute tracée M. Gouin prendrait l’initiative, et développerait, à la tribune, les avantages de la réduction des rentes ; la prise en considération serait proposée ; le tiers-parti se joindrait à la gauche pour obtenir, en faveur de la proposition, un vote de majorité ; et le Cabinet du 11 octobre, renversé par ce vote, ferait place à un ministère qui, fourni par les vainqueurs, serait présidé par M. Thiers. Tel était le plan. M. Thiers ne crut pas devoir s’y associer, soit qu’il n’osât pas encore rompre avec les doctrinaires, soit, plutôt, qu’il reculât devant le déshonneur d’une perfidie. Il fit plus, il poussa plusieurs de ses amis, et, entre autres, M. Ganneron, à voter pour le Cabinet. Et lui-même il se tint prêt à soutenir le choc du tiers-parti, dans cette question, avec une loyale énergie.

En effet, le 4 février 1836, le combat s’étant engagé, à la Chambre, par un savant discours de M. Gouin en faveur de la réduction des rentes, et M. Passy ayant soutenu vivement M. Gouin, M. Thiers parut à la tribune : « La mesure est juste, s’écria-t-il, mais elle est dure. » Et il développa ce thème dans une improvisation étincelante. La cause était mauvaise ; car, considérée dans sa valeur intrinsèque et indépendamment du parti qu’en voulaient tirer les passions en lutte, la mesure que M. Thiers repoussait était de tout point inattaquable. – Nous aurons plus loin occasion de le prouver. — Et pourtant, jamais il n’avait déployé un talent oratoire plus vrai. Mais jamais aussi résistance plus opiniâtre ne lui avait été opposée par l’assemblée. Il la sentait frémir, en quelque sorte, sous sa parole, de dépit, d’impatience et de colère. Successivement combattu par M. Humann, son collègue de la veille, par M. Berryer, par M. Sauzet, par M. Dufaure, il succomba. Le 5 février l’ajournement de la question fut rejeté à une majorité de deux voix. Au sortir de la séance, tous les ministres allèrent déposer leur démission aux pieds du roi. Et, le lendemain, la Chambre accepta cette démission, en votant la prise en considération de la mesure, second vote confirmatif du premier !

Il y avait quelque chose d’extraordinaire dans tout ce qui venait de se passer. Car enfin, comment supposer que M. Humann n’eut obéi qu’à ses inspirations personnelles, en jetant dans la Chambre et dans le Cabinet un brandon de discordes alors que le pouvoir commençait à fonctionner librement et que la bourgeoisie jouissait d’un calme inaccoutumé ? Pourquoi cette surprise faite par M. Humann à ses collègues, au risque d’un immense et triste scandale ? Les amis les plus clairvoyants de MM. de Broglie et Guizot pensèrent que tout ce mouvement était né d’une secrète impulsion partie de la main d’un personnage auguste. Ce qui paraît prouvé, c’est que plusieurs familiers du Château votèrent, en cette occasion, contre le Cabinet, et qu’il y eut des négociations entre M. de Montalivet, un des plus dévoués serviteurs eu roi, et M. de Malleville, membre du tiers-parti. Ce qui est hors de controverse, c’est que les ministres du 11 octobre, après tous les sanglants services rendus par eux à la dynastie d’Orléans, pesaient horriblement à son chef. On ne se crut roi que le jour où il devint possible de faire peur à M. Thiers de M. Guizot et à M. Guizot de M. Thiers.

Mais il fallait arriver à rompre le faisceau pour toujours. Voici quelles circonstances favorisèrent sur ce point les vues du Château :

M. Guizot allait quitter le ministère, et il n’était pas riche ; ses amis songèrent à lui créer une position qui l’élevât au-dessus de tout vulgaire souci, et ils mirent beaucoup d’activité à lui gagner des voix pour la présidence de la Chambre. M. Thiers, qui n’avait point reçu la confidence de leurs démarches, ne tarda pas à en être informé, et il en conçut un amer dépit. Pourquoi, dans une affaire qui le touchait de si près, avait-on jugé à propos d’agir si complétement en dehors de lui ? Ce coup lui fut d’autant plus sensible, qu’il venait de se sacrifier pour les doctrinaires, et qu’il n’eût pas été éloigné de désirer le fauteuil promis à une ambition rivale. Un jour donc, M. Guizot étant monté dans la voiture de M. Thiers, et celui-ci laissant percer sur son visage l’irritation intérieure : « Plusieurs de mes amis, dit M. Guizot, me destinent la présidence de la chambre ; et j’y prétends. Moi, je n’y prétends pas, répondit M. Thiers, blessé au vif ; toutefois, l’avertissement me vient assez tard pour qu’une semblable prétention ait eu le temps de naître en moi. » Et les deux collègues se séparèrent, très-mécontents l’un de l’autre. Le projet fut abandonné ; mais il avait allumé dans l’âme de M. Thiers un ressentiment dont on sut bientôt augmenter la violence en y mêlant les excitations de l’amour-propre. On fit savoir à M. Thiers, – et le roi ne fut pas le dernier à lui en donner avis, — que l’opinion le jugeait incapable de porter sa fortune lorsqu’il n’aurait plus pour appui le talent des doctrinaires et leur consistance. Que tardait-il à faire tomber une supposition aussi injurieuse, en saisissant avec hardiesse les rênes du pouvoir, devenues flottantes ? On devine l’effet de pareils discours sur un homme confiant dans sa destinée, prompt à s’émouvoir, et qui avait jusqu’alors vécu au milieu de tous les enivrements de la louange. D’ailleurs, il arriva que, par une ignorance trop commune des intrigues et des menées de cour, les journaux de l’Opposition servirent, à leur insu, la secrète politique du Château. Dans un article dont la crise ministérielle avait fourni le sujet, Armand Carrel manifesta, sur l’avenir de M. Thiers séparé de ses auxiliaires, des doutes railleurs et provoquants. M. Thiers avait été le collaborateur d’Armand Carrel, il l’estimait avec effroi, il s’inquiétait de l’avoir pour juge, et son orgueil saignait long-temps de chaque trait parti de cette main virile. Poussé à bout, il résolut enfin de montrer ce qu’il était en état de faire. Et puis, son ambition était décriée en tous lieux et narguée par M. Piscatory, ami de M. de Broglie. Il le sut, et prit son parti aussitôt. « On me met au défi, s’écria-t-il avec un geste plein d’emportement, de faire un Cabinet ? Eh bien ! il est fait. » Et, le 22 février 1836, le Moniteur recevait des ordonnances nommant : MM. Thiers, président du Conseil et ministre des affaires étrangères ; Sauzet, garde des sceaux, ministre de la justice et des cultes ; de Montalivet, ministre de l’intérieur ; Passy, ministre du commerce et des travaux publics ; Pelet (de la Lozère), ministre de l’instruction publique ; le maréchal Maison, ministre de la guerre ; l’amiral Duperré, ministre de la marine ; d’Argout, ministre des finances.

Une grande faute venait d’être commise, et elle était surprenante de la part d’un homme qui avait adopté la fameuse maxime : Le roi règne et ne gouverne pas. En effet, en dehors de MM. de Broglie, Guizot et Thiers réunis, M. Molé aurait en vain cherché les éléments d’un Cabinet doué de vie. Quant au tiers-parti, il avait donné la mesure de ses forces dans le ministère des trois jours. Donc, tant que M. Thiers serait resté l’allié des doctrinaires, il n’y aurait eu qu’un ministère possible. En se séparant de ses anciens collègues, M. Thiers changeait la face des choses : il ruinait la discipline parlementaire ; il assurait au roi la faculté de choisir entre plusieurs Cabinets également possibles quoique débiles, et il se mettait lui-même à la merci de l’autorité royale, désormais toute-puissante. Le roi put croire que son étoile l’emportait enfin que sa puissance n’allait plus avoir d’autres bornes que sa volonté… Et il ne se trompait qu’à demi avec le ministère du 11 octobre, le gouvernement parlementaire venait de finir : le gouvernement personnel était fondé.

Ainsi éclatait l’erreur des publicistes qui, comme Benjamin Constant, avaient fait reposer leurs théories sur la chimère d’un monarque automate, se résignant à la honteuse majesté d’une fonction de parade, tirant toujours de mi le pouvoir sans l’exercer jamais, faisant éternellement illusion aux peuples sur la nécessité de sa paresse éternelle, et n’occupant la première place par lui et par ses descendants que pour fermer à une trop haute espérance le cœur des ambitieux. Comment imaginer qu’un roi se puisse contenter de ce rôle imbécile ? Et s’il était un être assez vil pour s’en contenter, comment se préserverait-il du mépris ?

La royauté doit être ou une force ou un symbole. Si, en Angleterre, la royauté n’a pas besoin, pour vivre, d’agir et de gouverner, c’est qu’elle n’y est que la tête d’une aristocratie qui agit et qui gouverne ; c’est qu’elle y représente une association politique qui a, comme elle, l’hérédité pour essence ; c’est, en un mot, qu’il y a identité de nature entre elle et la classe dominante. Mais, en France, qui l’ignore ? l’aristocratie a été détruite de fond en comble ; les priviléges du moyen-âge ont été abolis à jamais ; partout, si ce n’est sur le trône, la transmission du pouvoir politique a été condamnée, et la supériorité des droits du mérite sur ceux de la naissance est devenue le principe constitutif de la classe dominante. Donc, en France, la royauté est une exception au lieu d’être un symbole ; elle représente ce qu’on a cru devoir détruire, au lieu d’exprimer ce qui existe ; elle personnifie l’idée du repos, en présence d’une bourgeoisie qui n’a pris possession de la puissance qu’à force d’activité ; elle s’élève immobile sur un piédestal autour duquel s’agite en frémissant la société la plus mobile de l’Europe. Il faut, par conséquent, dans notre pays, que la royauté soit tout, sous peine de périr ; il faut qu’elle anéantisse le principe électif, arme de la bourgeoisie, ou qu’elle tombe écrasée sous les ruines de l’hérédité abattue. La Cour l’avait bien compris. De là son ardeur à mettre le trône hors de page ; de là les ténébreuses menées dont on vient de lire le récit. Mais ce n’était pas assez de semer la division entre les chefs de la majorité, et de livrer la majorité elle-même en proie à des rivalités dévorantes : on ne pouvait espérer de la soumettre qu’en la corrompant, qu’en la rendant semblable à un maître que son premier esclave enivrerait et endormirait, pour commander à sa place. Voilà le triste tableau qui nous reste à dérouler. Tableau bien triste, en effet car, de la Chambre, la corruption devait tomber goutte à goutte sur toutes les parties de la société, en pénétrer les profondeurs, et la réduire à un état de dégradation qui n’a d’exemple que dans l’histoire du Bas-Empire.



FIN DU TOME QUATRIÈME.