Histoire de dix ans,tome 4/Chapitre 11

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CHAPITRE XI.


Première demande d’intervention de la part de l’Espagne. — Politique extérieure de M. Thiers ; en quoi elle diffère de celle du roi. — Secrètes dissidences ; lutte entre le roi et M. Thiers. — Le roi défini par M. Thiers. — Scepticisme politique de M. Guizot. — L’Angleterre consultée au sujet de l’intervention. — Attitude de l’ambassade anglaise à Madrid. — La demande d’intervention est repoussée. — Complots à l’intérieur. — Bruits sinistres. — Attentat du 28 juillet. — Sang-froid de Louis-Philippe. — Arrestation de l’assassin ; machine infernale. — Impression produite par l’attentat. — Physionomie du Château. — Indigne arrestation d’Armand Carrel. — Exploitation de l’attentat par les ministres. — Funérailles. — Discours de l’archevêque de Paris au roi. — Lois de septembre.


L’Espagne commençait à haleter sous le poids de la guerre civile. Les carlistes croissaient en force, et les destinées de la révolution espagnole semblaient sérieusement compromises. Le général Cordova, hardi et brillant officier, n’avait point dissimulé au Cabinet de Madrid que la situation était très-critique et rendait presqu’absolument nécessaire l’intervention des Français. Mais le chef du ministère espagnol, M. Martinez de la Rosa, éprouvait, pour l’intervention d’une armée française, la plus vive répugnance. L’idée que l’Espagne était trop faible pour pourvoir elle-même à son salut offensait ses susceptibilités d’Espagnol, et il tremblait d’acheter la liberté de ses concitoyens au prix de leur indépendance. Le mal s’aggravait, cependant, de jour en jour, les périls se multipliaient autour du trône de la jeune Isabelle, et il fallait prendre un parti. Il arriva donc que, malgré la résistance de M. Martinez de la Rosa, le Cabinet de Madrid résolut de s’adresser à la France. M. Martinez dut consentir à adresser au ministère français la demande d’intervention : il s’y résigna, mais il déclara en même temps à la reine Christine qu’il déposait son portefeuille et désirait qu’on lui trouvât le plus tôt possible un successeur.

La demande d’intervention embarrassa et troubla Louis-Philippe. Dans l’excès de son ardeur pour la paix, il s’inquiétait du moindre mouvement. Mais, parmi ses ministres, il y en avait un dont la demande d’intervention servait merveilleusement les vues politiques.

Élevé dans les idées de l’Empire et facilement tenté par l’éclat des grandes choses, M. Thiers gémissait en secret du rôle subalterne auquel la France était condamnée par la politique opiniâtrément craintive du château. Recommencer, après 1830, la grandeur impériale, opposer à une plus longue domination des insolents traités de 1815 le veto de la France révolutionnaire, revendiquer la ligne du Rhin, accepter la Belgique qui s’offrait, ou, du moins, provoquer dans un congrès un nouveau règlement des affaires du monde, M. Thiers n’avait cru rien de cela possible. H sentait bien, au fond, que toute partie héroïque jouée en 1830, par son pays faisait tomber la monarchie dans les chances du hasard. Or, il y avait dans l’avénement des idées démocratiques, quelque chose dont s’émouvait la l’incertitude de son cœur. Mais si M. Thiers n’avait pas jugé la France assez forte pour se relever de cette humiliation profonde, qui avait duré quinze ans, assez forte pour se montrer à l’Europe debout et armée, il ne l’avait plus jugée si faible qu’elle dût se traîner servilement à la suite de toutes les chancelleries de l’Europe. Il pensait que, sans aller jusqu’à la menace, sans affronter la guerre, sans aspirer aux avantages d’un remaniement européen, nous pouvions, par une attitude ferme et une modeste ambition, nous créer dans la diplomatie une position digne de respect. Remarquant que, dans tous les pays où 1 intérêt de la maison de Bourbon avait autrefois figuré, le cours des événements avait fini par faire naître un intérêt révolutionnaire ; remarquant que, partout, et notamment en Espagne, en Italie, en Belgique, le mouvement révolutionnaire semblait résulter du passage de l’influence française, et était, en tout cas, de nature à la continuer, M. Thiers pensait qu’en servant l’intérêt de la révolution en Belgique, en Italie, en Espagne, nous ne nous écartions pas des traditions de notre vieille politique, puisque l’intérêt de la révolution n’était, tout autour de nous, que l’ancien intérêt de la maison de Bourbon transformé. Dans cet ordre d’idées, l’appui naturel de la France, suivant M. Thiers, c’était l’Angleterre. Aussi l’alliance anglaise faisait-elle le fond de sa politique.

Ainsi, s’unir diplomatiquement au Cabinet de Saint-James, et avec son secours, maintenir la ligne de démarcation tracée entre la Hollande et la Belgique par les journées de septembre, empêcher l’Autriche de comprimer tyranniquement les agitations de l’Italie, et tendre la main à la révolution espagnole représentée par Christine, tel était le résumé de la politique de M. Thiers.

Ces vues manquaient de justesse en plus d’un point ; car il est évident, par exemple, qu’en Belgique l’alliance de la France et de l’Angleterre ne pouvait être basée sur aucune communauté d’Intérêts. Ces vues manquaient aussi de grandeur ; car même après les prodiges de cette double épopée, la Révolution et l’Empire, la France étant beaucoup moindre en 1830 qu’elle ne l’était au milieu du dix-huitième siècle, pendant que la Russie, l’Autriche, la Prusse, l’Angleterre, se trouvaient avoir pris, depuis cette époque, des accroissements considérables, c’était resserrer dans des bornes bien étroites l’ambition de la France que de la confiner en d’obscures menées diplomatiques ayant pour but l’indépendance de la Belgique déclarée neutre, le triomphe de Christine à Madrid, et, pour les Italiens, la faculté de se mouvoir sans être aussitôt foulés aux pieds par l’Autriche.

Quoi qu’il en soit, cette politique, toute réservée qu’elle était, ne paraissait au roi qu’une politique d’aventurier. Il la jugeait audacieuse, parce qu’elle n’était pas tout-à-fait inerte, et il craignait qu’elle ne nous conduisît aux abîmes, parce qu’elle ne nous conduisait pas au néant.

Aussi la demande d’intervention fit-elle éclater entre Louis-Philippe et M. Thiers les plus orageuses dissidences.

Le roi était doué, comme homme, d’une séduction de manières incomparables ; dans les rapports de la vie privée, il charmait ses ministres par un esprit facile, une bonhomie sans effort, une causerie familière, et le plus gracieux oubli des droits que donne la majesté royale ; mais, dans les affaires importantes, rien de plus absolu que son vouloir. Cette politique, toute composée de ménagements, qu’il avait embrassée, il la soutenait impérieusement. Avec l’ardeur que Napoléon mettait à chercher la gloire, les intimes de Louis-Philippe assurent qu’il l’évitait. M. Thiers disait de lui, fort spirituellement, qu’il était la gravure en creux et que Napoléon était la gravure en relief.

M. Thiers eut donc à soutenir des complots acharnés mais comme, dans le cas particulier dont il s’agissait, la raison, même au point de vue de la dynastie d’Orléans, était évidemment de son côté, il déploya beaucoup de fermeté et de persévérance.

Les considérations qu’il faisait valoir avaient quelque chose de décisif Louis-Philippe n’était-il pas poussé par un intérêt manifeste à exclure du trône d’Espagne ce Don Carlos dont les prétentions étaient liées si intimement à celles de Henri V ? Et si de la question dynastique on passait à la question française, comment mettre en doute l’énorme avantage qu’il y aurait pour la France à consolider son influence en Espagne ? Est-ce que telle n’avait pas été la politique de Louis XIV, continuée par celle de Napoléon ? La France, perpétuellement exposée aux attaques du Nord, pouvait-elle sans courir risque de la vie, laisser au Midi une Puissance dont l’alliance fut incertaine et l’amitié douteuse ? Ce qui faisait la principale force de la Russie, n’était-ce pas précisément sa position qui lui permettait d’aller en avant sans être obligée de regarder derrière elle ? Par où Napoléon avait-il péri ? Par la nécessité funeste qui retenait les troupes de Suchet en Espagne, tandis que la coalition envahissait la Champagne.

Ces raisons n’étaient pas sans faire impression sur l’esprit du roi. Plus d’une fois il parut ébranlé ; mais il ne tardait pas à revenir à son système favori, l’inaction. Le souvenir des malheurs qui avaient assailli les Français en Espagne, sous Napoléon, paraissait le préoccuper vivement. L’expédition que demandait M. Thiers réussirait-elle ? Nos troupes n’allaient-elles pas trouver, au-delà des Pyrénées, tous les dangers de cette guerre de partisans qui avait fait pâlir l’étoile du plus grand capitaine des temps modernes ? Voilà ce que le roi opposait à son ministre, et il n’écoutait qu’avec une froide incrédulité tout ce que celui-ci disait de l’impossibilité où serait don Carlos de se maintenir entre une invasion française et les troupes de Christine. L’Espagne n’est plus qu’une Vendée épuisée, répétait sans cesse M. Thiers ; il ne lui est pas plus donné de recommencer les prodiges de cette résistance qui étonna Napoléon, qu’il n’a été donné à la Vendée de se réveiller à la voix de la duchesse de Berri, et de se montrer telle que l’avaient faite Cathelineau, Bonchamps, Larochejaquelein et Lescure. Et, à l’appui de son opinion, M. Thiers citait celle de M. de Rayneval, ambassadeur de France à Madrid, qui, dans toutes ses dépêches, insistait vivement pour l’intervention, et déclarait le gouvernement de Christine perdu, si l’orage qui grondait autour d’elle n’était détourné par une démarche, dont il affirmait l’importance décisive en même temps qu’il en niait le péril.

Mais le roi n’entendait pas jouer son repos et la paix sur les hasards d’une semblable appréciation. Peut-être aussi y avait-il un motif secret à l’opiniâtreté de sa résistance. On a cru que don Carlos lui avait fait mystérieusement donner l’assurance que, s’il consentait à rester neutre, lui, don Carlos, s’engageait à ne prêter aucun appui à la cause de Henri V.

Quoi qu’il en soit de cette conjecture, M. Thiers se vit bientôt réduit à la nécessité de rompre ouvertement avec Louis-Philippe. Pour triompher de la volonté du monarque, il avait essayé de toutes les raisons ; après celles qui se puisaient dans de graves intérêts politiques, il avait invoqué celles qui se rattachaient à des idées d’honneur ; il avait rappelé que l’intervention, après tout, n’était que l’accomplissement d’une promesse sacrée, que l’inévitable exécution du traité de la quadruple alliance, qu’une conséquence forcée de l’amitié politique qui nous unissait aux Anglais… Vains efforts ! Il fallait céder : il parla d’offrir sa démission.

Restait à savoir quelle serait, après un tel éclat, l’attitude des autres membres du Cabinet. Sondé par M. Mignet, M. de Broglie répondit que son opinion sur la nécessité d’intervenir en Espagne, n’était point parfaitement fixée ; qu’il y voyait autant d’inconvénients que d’avantages ; mais — ce furent ses propres expressions, — mais que c’était au plus convaincu à l’emporter, et que, par conséquent, il suivrait M. Thiers. Pour ce qui est de M. Guizot, il apportait dans la solution du problème plus que de l’indécision : de l’indifférence. « On peut prendre, dit-il, l’un ou l’autre parti. » Et, en cela, M. Guizot ne sortait pas de son caractère. Car, passionné pour la possession du pouvoir, M. Guizot envisageait froidement les idées que le pouvoir sert à réaliser. Ce qu’il aimait dans les affairés, c’était le commandement, à la différence de M. Thiers, qui, dans les affaires, n’aimait que l’action.

Le Conseil s’étant rassemblé pour une décision définitive, la dissolution du Cabinet semblait imminente, lorsque M. de Broglie fit observer qu’aux termes mêmes du traité de la quadruple alliance, la France n’était engagée à intervenir qu’après s’être entendue sur ce point avec les Puissances alliées. Il fallait donc, suivant M. de Broglie, consulter l’Angleterre et attendre son avis.

M. Thiers ne pouvait combattre cette opinion, puisqu’elle s’appuyait réellement sur le texte du traité ; mais il sentit bien que, dès ce moment, la cause soutenue par lui était perdue. Le Cabinet de Saint-James, en effet, était représenté, à Madrid, par Georges Villiers, depuis lord Clarendon, homme asservi à des habitudes d’élégance frivole, et mêlant volontiers la vie des salons à celle des affaires. Une rivalité qui n’avait rien de politique étant survenue entre Georges Villiers et M. de Toréno, membre du Cabinet de Madrid, l’ambassadeur anglais s’était détaché, presqu’à son insu, comme il arrive en pareille occurence, du parti dont M. de Toréno était un des chefs, et les exaltés l’avaient entouré. Ses dépêches s’en ressentirent, et durent rendre naturellement plus réservés, à l’égard du ministère espagnol, les chefs du Cabinet de Saint-James, d’autant qu’il suivait avec jalousie les progrès de l’influence française à la Cour de Madrid. Cette disposition, jointe sans doute à la manière adroite dont la question d’intervention fut posée par les Tuileries, décida l’Angleterre à répondre négativement. C’est ce que Louis-Philippe avait espéré. M. Thiers était vaincu, et il ne lui restait pas même un prétexte pour offrir de nouveau sa démission, que le roi, si elle avait-été isolée, aurait acceptée avec joie.

On refusa donc à l’Espagne les secours qu’elle avait demandés ; mais quand la nouvelle de ce refus parvint à Madrid, M. Martinez de la Rosa n’était plus ministre, et M. de Toréno le remplaçait dans la présidence du Conseil.

Au reste, des événements intérieurs, d’une douloureuse gravité, ne tardèrent pas à détourner de l’Espagne l’attention des ministres français.

Depuis quelque temps le roi semblait ne plus marcher qu’environné d’embûches. Quelques fanatiques avaient ouvert leur âme à de noirs projets, et diverses tentatives de complot, successivement découvertes, firent soupçonner que des poignards étaient aiguisés dans l’ombre. Mais, comme les preuves n’étaient jamais suffisantes, les accusés ne faisaient que passer devant la justice, et l’on voyait s’épaissir les ténèbres autour d’un trône qu’allait désormais assiéger l’épouvante.

Pour ce qui est du roi, il déployait une grande sérénité. Ceux qui s’étudient à rapetisser toute chose, ont prétendu que Louis-Philippe avait mis dans les calculs de sa politique l’affectation du courage. Mais nous croyons, nous, qu’il entrait réellement dans sa nature de défier le péril. Peut-être aussi n’était-il pas sans avoir deviné que les hommes chargés de la responsabilité de ses jours enflaient systématiquement ses dangers pour mieux établir leur importance et faire valoir leurs services.

Toujours est-il que chaque jour apportait un nouveau sujet d’alarme. Et comment couper le mal par la racine ? Comment arrêter les coupables par la terreur du châtiment ? Il aurait fallu, pour cela, ne pas étouffer les complots à leur origine, et les laisser se développer jusqu’au flagrant délit. Sur ces entrefaites, M. Thiers apprit que, profitant d’un voyage que le roi devait faire de Neuilly à Paris, des conspirateurs avaient formé le dessein de lancer dans la voiture royale un projectile enflammé. Il prend aussitôt son parti, se rend auprès du roi, et lui demande, pour les faire monter dans la voiture, ses aides-de-camp. À cette proposition inattendue, le roi s’étant récrié, « C’est leur devoir de s’exposer, sire, pour votre personne, répondit M. Thiers et pourront-ils se plaindre quand ils verront le ministre de l’intérieur à côté d’eux ? » Bien que la police eût pris toutes les précautions convenables pour empêcher que la conspiration n’atteignit, en éclatant, son horrible but, l’offre de M. Thiers témoignait d’un incontestable dévoûment. Le roi mit beaucoup de noblesse à la repousser, et déclara qu’il entendait jouer lui-même cette partie. Sa résolution est en vain combattue par M. Thiers, et les préparatifs sont ordonnés. Mais, au moment du départ, la reine et les princesses se présentent tout-à-coup, éplorées, éperdues ; soit qu’une habile indiscrétion les eût initiées au secret de ce qui venait de se passer, soit qu’elles n’eussent reçu d’autre avertissement que celui des instincts du cœur, la reine voulut être du voyage, et il fut impossible de la faire céder. M. Thiers, alors, eu égard aux circonstances, sollicita l’honneur de prendre place dans la voiture menacée, et l’on risqua le voyage. Il n’eut pas de suites, les conspirateurs, qui se sentaient surveillés, ayant renoncé à leur dessein ; mais rien ne montre mieux à quelles angoisses la royauté en France se trouvait condamnée.

Cependant, des bruits étranges et sinistres commencent à se répandre, et en France, et au-dehors. L’anniversaire de la révolution de juillet approche ; et, suivant les mystérieux discours qui circulent dans le public, cet anniversaire doit être marqué par un attentat. Une lettre écrite de Berlin, le 26 juillet (1835), porte : « Le bruit court généralement ici qu’il y aura une catastrophe pendant l’anniversaire des trois jours. » La même nouvelle a été donnée, le 25 juillet, par un article inséré dans le Correspondant de Hambourg. À Coblentz, à Turin, à Aix, à Chambéry, les mots de machine infernale ont été prononcés. Enfin l’on raconte que, passant dans un village de Suisse, deux voyageurs ont écrit sur un registre d’auberge, à la suite des noms de Louis-Philippe et de ses fils : qu’ils reposent en paix !

La veille du 28, jour fixé pour la promenade solennelle de Louis-Philippe dans Paris, un jeune ouvrier, nommé Boireau, employé dans les ateliers de M.Vernert, lampiste, reçut la visite de deux personnages richement vêtus. Et quelque temps après, un commis de la maison, auquel Boireau avait fait confidence de cette visite, disait à son père, en parlant de la revue du lendemain : « Vous n’irez pas si vous m’en croyez. » Les soupçons qu’éveillaient de telles paroles parviennent, comme renseignement, au commissaire de police de la Chaussée-d’Antin, M. Dyonnet ; mais, outre que l’indication était très-vague, la fatalité ne permit pas qu’on mît la main sur l’homme qui seul pouvait donner le mot de cette redoutable énigme.

Le soleil du 28 se leva sur la ville, effrayée déjà par de sourdes rumeurs et comme oppressée. Vainement le tambour avait-il appelé, de grand matin, la garde nationale sous les armes. On remarquait partout une sorte d’apathie où entrait quelque défiance. Vers dix heures, les légions s’étendaient sur une ligne immense, le long des boulevards, fanant face à quarante mille soldats, fantassins ou cavaliers. Le boulevard du Temple ayant été désigné, dans les rumeurs étranges dont nous avons parlé, comme le théâtre du crime prévu, des agents de police avaient reçu ordre de longer les maisons et de surveiller les fenêtres. Il paraît même que, la veille, M. Thiers avait fait fouiller, de ce côté, un assez grand nombre de maisons ; mais les réclamations des habitants du quartier s’étaient produites avec tant de violence, qu’il avait fallu abandonner les perquisitions commencées.

L’horloge du château marquait dix heures, lorsque le roi sortit à cheval des Tuileries. Il était accompagné de ses fils : les ducs d’Orléans, de Nemours et de Joinville ; des maréchaux Mortier et Lobau, des ministres, et d’une foule nombreuse de généraux, d’officiers supérieurs, de fonctionnaires. Sur toute la ligne parcourue régnait un silence morne, qu’interrompaient seulement, d’intervalle en intervalle, les acclamations obligées des soldats. A midi et quelques minutes, le cortége royal arriva devant le front de la 8e légion, stationnée sur le boulevard du Temple, à la hauteur du Jardin-Turc. Là, le roi se penchant pour recevoir une pétition des mains d’un garde national, on entend tout-à-coup comme un feu de peloton bien nourri. En un instant, la terre est jonchée de morts et de mourants. Frappés à la tête, le maréchal Mortier et le général Lachasse de Vérigny tombent baignés dans leur sang. Un jeune capitaine d’artillerie, M. de Villate, glisse du haut de son cheval, les bras étendus, ainsi qu’un Christ en croix : il a été atteint à la tête, il expire. Au nombre des victimes, on compte le colonel de gendarmerie Raffé ; M. Rieussec, lieutenant-colonel de la 8e légion les gardes nationaux Prudhomme, Benetter, Ricard, Léger un vieillard plus que septuagénaire, M. Labrouste ; une pauvre ouvrière en franges, nommée Langeray ; et une jeune fille à peine âgée de quatorze ans, nommée Sophie Rémy. Le roi n’est pas blessé ; mais, dans la confusion, son cheval s’est cabré, et il a lui-même reçu au bras gauche un choc violent. Le duc d’Orléans a une légère contusion à la cuisse. Une balle a frappé la croupe du cheval du duc de Joinville. Ainsi, l’affreuse tentative a manqué son but : la famille royale est sauvée ! Quelle parole humaine pourrait exprimer l’horreur produite par cet épouvantable et lâche attentat ? On envoya sur-le-champ rassurer la reine, et le roi continua sa marche au milieu des plus ardents témoignages de sympathie et d’enthousiasme. Réaction bien naturelle et qui, pour la centième fois venait prouver que la théorie de l’assassinat n’est pas moins stupide qu’odieuse ! Car, même en admettant le succès, nous l’avons déjà dit dans ce livre et nous le répétons : quand le mal existe, c’est qu’il est dans les choses, et là seulement il le faudrait poursuivre ; si un homme le représente, en faisant disparaître cet homme, on ne détruit pas la personnification, on la renouvelle : César assassiné renaquit plus terrible dans Octave.

Des personnages graves ont raconté, d’après le maréchal Maison, et pour donner une idée du sang-froid de Louis-Philippe, qu’ayant entrevu tout d’abord le parti qu’il était possible de tirer de la situation, il avait dit, au plus fort des préoccupations nées de l’attentat : « Maintenant, nous sommes surs d’obtenir nos apanages. » Mais on ne doit accueillir ce fait, qu’avec la défiance que mérite tout ce qui est invraisemblable.

Cependant, au moment de la détonation, on avait vu des flots de fumée s’échapper d’une fenêtre du troisième étage de la maison n° 50. Un homme s’y élança, saisit une double corde qui s’y trouvait suspendue, et se laissa glisser jusqu’au niveau d’un petit toit. L’inconnu était à demi-vêtu, et avait le visage couvert de sang. Un pot de fleurs qu’entraîna le mouvement de la corde lorsqu’il l’abandonna, fit, en se brisant sur le pavé, lever les yeux à un agent de police posté dans la cour. « Voilà l’assassin qui se sauve par le toit, » s’écria l’agent, et un garde national somma le fugitif de se rendre, le menaçant de faire feu. Mais lui, écartant de sa main le voile de sang étendu sur ses yeux, il poursuivit sa route, et s’élança, par une fenêtre ouverte, dans une maison voisine. Renverser une femme qui fuyait devant lui échevelée et gémissante, traverser la maison, descendre l’escalier, tout cela ne fut pour l’assassin que l’affaire d’une minute ; mais une traînée de sang indiquait son passage, comme si son propre crime l’eût poursuivi. Il arriva trop tard dans la cour et fut arrêté.

Dans la chambre d’où il s’était enfui on trouva les débris fumants de la machine qui avait servi au forfait. Elle était montée sur une espèce d’échafaudage que soutenaient quatre pilastres liés entre eux par de fortes traverses en bois de chêne. Vingt-cinq canons de fusil s’appuyaient par la culasse sur la traverse de derrière, plus élevée que celle de devant de huit pouces environ. Les bouts des canons posaient sur des entailles. Les lumières étaient en haut et rangées sur la même ligne, de manière à pouvoir s’enflammer d’un seul coup, au moyen d’une tramée de poudre. Telle était la disposition des fusils, que la mitraille qu’ils renfermaient devait prendre le cortège en écharpe et embrasser un vaste carré, en s’élevant des pieds des chevaux à la tête des cavaliers. La charge de chaque fusil était quadruple. Heureusement, les prévisions de l’assassin furent trompées. Deux fusils ne prirent pas feu, quatre crevèrent, et ce hasard fut sans doute ce qui sauva le roi.

La chambre contenait une alcôve, et dans cette alcôve un matelas, plié en deux, laissait lire sur un de ses coins le mot Girard, nom du locataire de l’appartement. Girard, d’après les informations prises, habitait la maison depuis quelques mois. Il se donnait pour mécanicien. Jamais la concierge n’était entrée chez lui : il n’y avait reçu qu’un homme, qu’il faisait passer pour son oncle, et trois femmes qu’il disait ses maîtresses. Le 28 juillet, on l’avait vu aller et venir, monter et descendre, dans un état manifeste d’agitation, et il était entré dans un café voisin pour y boire, contre son habitude, un petit verre d’eau-de-vie. Au corps-de-garde où on l’avait conduit après son arrestation, un garde national lui ayant demandé : « Qui êtes-vous ? — Cela ne vous regarde pas, avait-il répondu avec assurance : je le dirai quand je serai interrogé. » Il portait sur lui de la poudre interrogé sur l’usage qu’il en voulait faire, il dit : Pour la gloire. Plus tard, à l’époque de son procès, nous ferons connaître ce misérable, dont le véritable nom était Fieschi, et nous dirons les manœuvres à jamais honteuses qui furent pratiquées pour lui arracher des aveux. Nous n’arriverons, hélas ! que trop tôt à des détails que nous ne pourrons transcrire sans que le rouge nous monte au front !

Tout Paris connaissait déjà les malheurs de la journée, et la consternation qu’ils y avisent répandue est plus facile à concevoir qu’à décrire. L’affliction était universelle, profonde, et, chez quelques-uns, mêlée d’effroi. Sur les places, dans les rues, on ne s’abordait que par des questions sinistres. Que signifiait cette rage aveugle ? Comment un aussi exécrable forfait avait-il été possible dans un pays qui était la France ? Et l’on disait le nombre des victimes, combien elles différaient par l’âge, combien par le rang et la renommée, ce qui les avait séparées durant la vie, et l’affreuse nouveauté du crime qui les réunissait pour toujours. Aux calamités irréparables on ajoutait les calamités possibles. On parlait du duc de Joinville menacé de si près ; du duc d’Orléans légèrement blessé ; de M. de Broglie atteint d’une balle qui ne l’avait épargné que parce qu’elle avait glissé sur la plaque de sa décoration de grand-croix. Quelques-uns frémissaient en songeant aux désordres que la mort inopinée du roi aurait peut-être déchaînés sur la France. Car, telle est la misère des monarchies, tel est le vice de l’engrenage politique dont elles forment le principal ressort, que la destinée d’un grand peuple y semble dépendre de l’existence d’un seul homme, c’est-à-dire d’un coup de poignard, d’une maladie aiguë, d’une roue de voiture qui se brise, d’un cheval qui s’emporte ! Aussi peut-on dire que le régime monarchique abaisse outre mesure le niveau de l’humanité !

Quant à la responsabilité de l’attentat, les partis se montrèrent un moment disposés à se la renvoyer l’un à l’autre, par une tactique trop commune et qui n’en est pas moins dégradante. Parce qu’on avait trouvé dans la chambre de l’assassin une lithographie représentant le duc de Bordeaux, les légitimistes furent accusés. Et à leur tour, certaines feuilles légitimistes s’abaissèrent, contre les républicains, à des allusions dont la cruauté égalait à peine la bêtise. Hâtons-nous de le dire, à la gloire de notre nation, ces mutuelles récriminations furent passagères, et bientôt, grâce un généreux sentiment de pudeur publique, le cri qui domina fut celui-ci : « C’est le crime d’un fanatique isolé. » Mais ce qu’un pareil cri avait de noble et de vraiment français, les courtisans, race obstinément vile, les courtisans étaient hors d’état de l’apprécier. Ils ne comprirent pas qu’en essayant d’étendre la solidarité de l’attentat, ils calomniaient leur pays ; et, comme c’était le parti républicain qu’ils redoutaient le plus, ce fut à lui que s’adressa d’abord l’outrage de leurs soupçons. Un loyal militaire, le général Morand, s’était rendu au château. Il y annonce que certains détails, à lui communiqués, tendent à assigner au complot une origine légitimiste, et qu’il est prêt à en faire part à la justice. Aussitôt on s’indigne, on l’interpelle avec aigreur. Pourquoi ne pas laisser sur un parti qu’on a un intérêt spécial à noircir, l’odieux d’un semblable crime ? « Ce sont les républicains, » murmurent les courtisans ; et une voix qu’on n’avait pas coutume de contredire s’écrie : « Nous savons d’où le coup est parti ; les légitimistes n’y sont pour rien. Ce sont les républicains, » s’était aussi écrié Bonaparte, après l’attentat de nivôse.

Quant aux ministres, ils avaient hâte de mettre à profit l’événement. Sans autre guide que le soupçon, sans autre règle que la haine, ils ordonnent visites domiciliaires, arrestations préventives, poursuites. Qui le croirait ? M. Thiers étant ministre, Armand Carrel se vit enveloppé dans une persécution ayant pour but ou pour prétexte la recherche des complices d’un assassin ! M. Thiers, pourtant, avait connu Armand Carrel dans l’intimité, et il le savait loyal jusqu’au scrupule. S’il le fit arrêter par calcul ou par vengeance, c’est ce qu’il importe peu d’examiner : dans l’un et l’autre cas, le fait n’admet pas d’excuse, et il restera comme une tache sur la mémoire de M. Thiers.

Les ministres ne s’en tinrent pas là. Il y a dans la vie d’un peuple des moments de stupeur si étranges, qu’il n’est rien qui, alors, ne se puisse obtenir de son imbécillité. Les ministres virent bien que la France était dans un de ces moments de surprise épaisse, et ils en profitèrent pour lui ravir ses libertés. « Mon gouvernement connaît ses devoirs, et il saura les remplir, » avait dit une proclamation royale. Et les journaux ministériels de commenter la menace : il était temps enfin de pourvoir au salut du chef de l’Etat par des mesures énergiques ; il fallait rendre la justice plus prompte dans son action et plus terrible dans ses vengeances ; il fallait rendre l’institution du jury plus dure aux accusés ; il fallait museler la presse et placer définitivement au-dessus de toute discussion non-seulement la personne du roi, mais encore la monarchie constitutionnelle. Que tardait-on ? L’attentat du 28 juillet ne venait-il pas de révéler la source empestée du mal ? Voilà ce que les feuilles du gouvernement soutenaient à l’envi. Comme s’il existait le moindre rapport entre le droit de discussion et les inspirations de la perfidie ! Comme si l’acte d’un fou sanguinaire suffisait pour faire mettre en interdit la raison humaine !

Elle n’était pas nouvelle, au surplus, cette insolente exploitation de l’étourdissement d’un peuple, et les ministres de Louis-Philippe n’étaient ici que les plagiaires de la Restauration. Après l’assassinat du duc de Berri par Louvel, les royalistes n’avaient-ils pas dit : « C’est de la presse de l’Opposition que le coup est parti. Le prince vient d’être poignardé par une idée libérale. » Or, ceux à qui s’adressait la calomnie, à cette époque, c’étaient, entre autres libéraux, MM. de Broglie, Thiers, Guizot, aujourd’hui ministres ! Le dernier fut même frappé alors du coup qui atteignit M. Decazes, son patron, proclamé par M. Clauzel de Coussergues le complice de Louvel. Et maintenant, M. Guizot ne rougissait pas de se faire l’artisan d’une iniquité dont il avait jadis souffert lui-même ! Si cela s’appelle la politique, je ne saurais exprimer jusqu’à quel point la politique me fait pitié.

Il avait été décidé qu’on ferait aux victimes de l’attentat du 28 des funérailles magnifiques, de vraies funérailles nationales. Auguste et touchante pensée, si le ministère n’y eût associé le projet de faire servir la douleur publique au triomphe des mesures qu’il méditait ! Le 5 août (1835), les funérailles eurent lieu. Elles offrirent un inconcevable caractère de tristesse et de grandeur. De l’église Saint-Paul, où les corps avaient été provisoirement déposés, jusqu’à l’hôtel des Invalides, leur destination suprême, ce n’était qu’un océan de têtes, océan dont aucune tempête ne devait, cette fois, troubler les profondeurs, et qui roulait lentement à travers la ville, en la remplissant de son silence. Quatorze chars funèbres furent vus s’avançant l’un après l’autre sur le boulevard. Le premier était celui de la jeune fille si cruellement moissonnée par un hasard terrible ; le dernier, celui du vieux soldat impérial que la mort était venue surprendre dans les distractions d’une fête, après tant et de si dévorantes mêlées ! Venait ensuite, tout couvert de noires draperies, le cheval de bataille, accompagnant son cavalier immobile à jamais. L’église des Invalides reçut sous ses voûtes en deuil et inondées de clartés sépulchrales, les dépôts mortels qu’on lui venait confier. Puis, le roi, suivi de ses enfants, jeta l’eau bénite sur les corps. Et la foule s’écoula peu à peu, toujours silencieuse et recueillie.

L’attitude du clergé dans ces circonstances eut quelque chose de manifestement hostile à la dynastie d’Orléans. Après des hésitations offensantes pour la royauté, l’archevêque de Paris s’était enfin décidé à rendre au roi une visite, et même à officier au service funèbre qui devait être célébré dans l’église des Invalides. Mais les regrets du clergé pour la branche aînée se trahirent dans ces paroles singulières de l’archevêque au roi : « Sire, en voyant aujourd’hui le chef et les corps de l’Etat, doublement avertis par le malheur et le bienfait, venir apporter aux pieds des saints autels un juste tribut de remerciments et d’hommages, la religion espère ! Elle espère pour la France. Car, si l’ingratitude envers Dieu a le funeste privilége d’arrêter le cours de ses dons, la reconnaissance de la foi a le pouvoir, au contraire, de les multiplier et de les faire couler avec abondance sur les princes et sur les peuples. »

S’il est une règle d’éternelle sagesse, c’est celle qui prescrit au législateur de se garder, lorsqu’il médite la loi, de toute précipitation passionnée, de toute impression de nature à altérer la sérénité de son jugement. Cependant, dès le 4 août 1835, la Chambre des députés était saisie des projets de lois annoncés par la polémique ministérielle. Dans un exposé des motifs qui démentait l’idée qu’il avait donnée de son caractère, M. de Broglie fit de l’état de la France, sous l’empire de la presse, un tableau qui présentait, avec le fameux rapport de M. de Chantelauze en 1830, des analogies frappantes. Comme conclusions de l’exposé des motifs, trois projets de lois furent présentés par M. Persil.

L’un, relatif aux cours d’assises. investissait le ministre de la justice, à l’égard des citoyens accusés de rébellion, du pouvoir de former autant de cours d’assises que le besoin l’exigerait, et chaque procureur-général d’abréger, en cas de besoin, les formalités de la mise en jugement. Il donnait aussi au président de la cour d’assises le droit de faire amener de force les accusés qui troubleraient l’audience et de faire passer outre aux débats en leur absence.

L’autre, relatif au jury, lui attribuait le vote secret, statuait que la majorité des voix nécessaire pour la condamnation serait réduite de 8 à 7, et aggravait la peine de la déportation.

Le troisième, relatif à la presse, déclarait punissables de la DÉTENTION ET D’UNE AMENDE DE 10, 000 à S0, 000 fr. l’offense à la personne du roi et toute ATTAQUE CONTRE LE PRINCIPE DU GOUVERNEMENT, COMMISES PAR VOIE DE PUBLICATION. Il défendait aux citoyens, sous des peines exorbitantes, quoique moins sévères, de prendre la qualification de républicain, de mêler la personne du roi à la discussion des actes du gouvernement, d’exprimer le vœu ou l’espoir de la destruction de l’ordre monarchique et constitutionnel, d’exprimer le vœu ou l’espoir de la restauration du gouvernement déchu, d’attribuer des droits au trône à quelqu’un des membres de la famille bannie, de publier les noms des jurés avant ou après la condamnation, de rendre compte des délibérations intérieures du jury, d’organiser des souscriptions en faveur des journaux condamnés… Il enlevait aux gérants la faculté de donner des signatures en blanc ; il leur imposait l’obligation de dénoncer les auteurs des articles incriminés ; il les privait de l’administration des journaux durant le cours de l’emprisonnement. Il statuait qu’aucun dessin, aucun emblème, aucune gravure, aucune lithographie, ne pourraient être exposés, publiés, mis en vente, qu’après avoir subi la censure préalable ; et qu’à cette seule condition un spectacle pourrait être établi et une pièce de théâtre jouée.

Quand on songe que cet effrayant ensemble de dispositions despotiques était motivé sur les fureurs solitaires d’un misérable ; quand on songe que c’était une nation tout entière qu’on punissait ainsi du crime d’un scélérat qui lui faisait horreur ; et que c’était d’une situation exceptionnelle, passagère, qu’on faisait sortir la permanence de pareilles lois dans le pays le plus civilisé du monde, le plus jaloux de sa liberté, le plus éprouvé par les révolutions… L’esprit reste confondu d’étonnement, et l’on se demande si tout cela n’est pas un rêve.

Mais ce qui n’est pas moins triste à rappeler, c’est que les Chambres répondirent avec une sorte d’impatience grossière à l’appel qui leur était fait. Les projets du gouvernement ne rencontrèrent qu’une approbation convulsive dans les trois commissions nommées, dont les rapporteurs furent : pour la loi sur les cours d’assises, M. Hébert ; pour la loi sur le jury, M. Parent ; pour la loi sur la liberté de la presse, M. Sauzet. Et même, tant était grand le vertige la dernière commission ne craignit pas d’ajouter aux lois proposées des dispositions qui en exagéraient les rigueurs, déjà excessives. Elle demanda qu’on déclarât punissables de l’amende et de la prison les attaques contre la propriété, le serment et le respect dû aux lois ; que le taux du cautionnement des journaux fût élevé de 48,000 fr. à 200,000 (le chiffre de 100,000 fut adopté par la chambre) ; qu’on en exigeât le versement en numéraire, et que le gérant ne pût entrer en fonctions sans en posséder le tiers en son nom propre.

La discussion s’ouvrit à la Chambre des députés le 13 août. Elle souleva une lutte ardente mais courte, et eut le résultat prévu on avait délibéré sous le joug de la passion. Le ministère obtint donc plus encore qu’il n’avait demandé. Le concours de la Chambre des pairs ne pouvait manquer aux ministres elle s’empressa de donner la consécration de son vote à ces lois fameuses qui devaient rester dans la mémoire du peuple et dans l’histoire sous le nom de lois de septembre. Pour les flétrir, M. Royer-Collard avait rompu un long silence, et son discours commença le châtiment des ministres.

Les lois de septembre dépouillèrent les accusés de leurs garanties les plus précieuses. Elles faussèrent l’institution du jury. Elles assimilèrent à un attentat la discussion d’une théorie. Elles firent de la puissance de la presse l’arme exclusive de la haute bourgeoisie, et enlevèrent tout organe à la défense des intérêts sacrés du pauvre. C’était à cela que la révolution de juillet était venue aboutir !

Les lois de septembre rétablissaient aussi la censure, cette censure contre laquelle les libéraux, aujourd’hui vainqueurs, avaient si énergiquement élevé la voix, du temps de la Restauration. Qu’on eût essayé d’imprimer aux théâtres une direction sociale, rien de mieux, suivant nous. De tous les moyens de gouvernement, il n’en est pas de plus efficace et de plus légitime que le théâtre. Permettre à un simple particulier d’agir, au gré de son caprice, sur les hommes rassemblés, par les séductions de la scène, l’intérêt du drame, la beauté des femmes, le talent des artistes, l’enchantement des peintures et des flots de lumières, c’est livrer au premier corrupteur venu l’âme du peuple en pâture c’est abandonner au passant le droit d’empoisonner les sources de l’intelligence humaine. Dans un pays où le gouvernement serait digne de ce nom, l’État ne saurait renoncer à la direction morale de la société par le théâtre, sans abdiquer. Mais si les ministres du 11 octobre s’étaient proposé pour but la réalisation d’une aussi noble pensée, au lieu de revenir à ce que la censure avait eu de plus tyrannique et de plus inepte, ils auraient demandé qu’on retirât aux spéculateurs, pour la confier à l’Etat, l’exploitation des théâtres et ils en auraient attribué la surveillance à un jury véritablement national, c’est-à-dire électif, temporaire amovible par le peuple et responsable. C’est le contraire qu’ils firent, dominés qu’ils étaient par des passions mesquines et des idées sans profondeur.

Ainsi, les droits de la raison et ceux de la presse étaient foulés aux pieds de la manière la plus brutale : par M. Thiers, que la presse avait poussé au faîte des grandeurs ; par M. de Broglie, qui, sous la Restauration, s’était fait ouvertement le protecteur de la liberté d’écrire ; par M. Guizot, qui, soit comme publiciste, soit comme professeur, n’avait cessé de proclamer la souveraineté de la raison. Et ces trois hommes venaient gravement affirmer, à la face du monde, qu’au-delà de la monarchie qu’ils voulaient et qu’ils avaient intérêt à vouloir, il n’était plus de progrès possible ; que l’intelligence, ici-bas, s’arrêtait fatalement aux limites tracées par eux ; que l’humanité devait rester emprisonnée jusqu’au bout dans leur formule ; qu’il y avait crime, enfin, à les importuner, ne fut-ce que par un vœu, que par un espoir, dans la jouissance de leur fortune constitutionnelle ! Et ces prétentions, d’une bouffonnerie à peine croyable, elles devenaient lois de l’Etat Et toutes ces choses se passaient au milieu des ruines de cinq ou six gouvernements renversés l’un sur l’autre, parce que tous, ils avaient eu l’insolence de s’écrier : « Je suis inviolable, indiscutable, immortel ! » Qu’ajouter au tableau d’un pareil désordre ? On avait décrété en France l’anarchie des cultes, et l’on y déclarait factieuse la lutte pacifique des systèmes il n’était plus permis de se dire républicain là où il l’était de se dire athée ! Discuter Dieu restait un droit ; discuter le roi devenait un crime !