Histoire de dix ans,tome 4/Chapitre 3

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CHAPITRE III.


Politique extérieure. – Question d’Orient. — Progrès alarmants de la Russie. — Situation de l’empire ottoman sous Mahmoud. – Situation de l’Égypte sons Méhémet-Ali. — Impossibitité de maintenir, soit par le Sultan, soit par le Pacha, l’intégrité de l’empire ottoman. Système qu’il aurait fallu suivre après 1830. — Fautes du gouvernement français. — La Syrie conquise par Ibrahim. — Efforts de M. de Varennes pour écarter la Russie de Constantinople. — Arrivée à Constantinople de l’amiral Roussin ; sa politique. — L’ambassadeur français à Constantinople protège Mahmoud ; le consul français à Alexandrie favorise Méhémet-Ali. – Une escadre russe entre dans le Bosphore. — Sommation hautaine adressée à Méhémet-Ali par l’amiral Roussin. — Refus de Méhémet-Ali. — Note diplomatique. — Affaire de Smyrne. — Arrangement de Kutaya. — Ibrahim évacue l’Asie-Mineure. — Départ des Russes. — Traité d’Unkiar-Skélessi ; son véritable caractère. — Le droit de visite. — La politique française à l’égard du portugal. — Lutte de don Miguel et de don Pedro. — Mort du roi d’Espagne. — Le gouvernement français reconnaît la reine d’Espagne ; pourquoi. — Discussions dans le conseil : le maréchal Soult et le roi. — Effet produit en Espagne par la nouvelle des dispositions du cabinet des Tuileries. – Coup-d’œil général sur la politique extérieure du gouvernement français en 1833.



La France, en 1833, a été appelée par les événements sur divers points de la scène du monde : en Orient, en Portugal, en Espagne.

Pour donner une idée plus nette de sa politique extérieure, sous le règne de Louis-Philippe Ier, peut-être était-il bon d’en séparer le moins possible les épisodes : c’est ce que nous avons fait. La même pensée ayant présidé à tous les actes de la France, soit à Lisbonne et à Madrid, soit à Constantinople, nous avons cru qu’il convenait de les rapprocher pour qu’on en pût mieux saisir l’enchaînement, le véritable caractère et l’ensemble.

Mais de toutes les questions de politique extérieure, posées en 1833 devant l’Europe, aucune ne l’a émue plus profondément, aucune n’était de nature à exercer sur la destinée des divers états une influence plus décisive, que la question orientale. C’est donc par celle-là que nous commencerons, en la prenant à son origine et en lui consacrant tous les développements que réclame son importance.

Dans le premier chapitre du second volume de cette histoire, nous avons dit quelles avaient été, depuis un demi-siècle, les étapes de la marche des Russes vers Constantinople, marche inévitable et fatale dont Pierre-le-Grand avait conçu la pensée, et Catherine donné le signal. Nous avons dit que, conduits sur les bords de la mer Noire, en 1774, par la paix de Kaidnardji, puis dans le Kouban et la Crimée par le traité de Constantinople, puis sur les rives du Pruth et en Bessarabie par la paix signée à Buckarest en 1812 ; enfin, dans le Delta formé par les embouchures du Danube et sur un littoral de deux cents lieues par le fameux traité d’Andrinople, les Russes, en 1830, frappaient aux portes du sérail. Pour se les faire ouvrir, pour dominer définitivement la mer Noire du haut du Bosphore et surveiller la Méditerranée du haut des Dardanelles, ils n’avaient presqu’à vouloir ; et une seule considération les pouvait arrêter : la crainte de voir se dresser contre eux toute l’Europe occidentale, saisie avec raison de colère et d’épouvante.

Car, pour ce qui est de l’empire ottoman, il ne lui restait plus qu’un souffle de vie. Le sultan Mahmoud, par des réformes accomplies avec plus d’audace que d’intelligence, avait tari sans les renouveler toutes les vieilles sources de la puissance ottomane ; il avait abaissé la domination, si long-temps vénérée, des ulémas, sans remplacer par le dogme de la liberté humaine celui du fatalisme qu’il semblait renier ; il avait exterminé l’aristocratie militaire du janissariat, pour recruter ensuite une armée dans je ne sais quelle cohue de soldats de hasard, parodistes étonnés et pesants des manœuvres européennes ; à ces pachas considérables et permanents, féodalité assise qui faisait quelquefois trembler le sultan, mais qui était une grande force quand elle n’était pas un obstacle, il avait substitué une foule de tyrans de passage, féodalité ambulante qu’il prenait pour l’unité, et qui n’était, à vrai dire, que le despotisme du maître multiplié par le nombre de ses agents. Religion, armée, administration, tout était changé, rien n’était créé, Mahmoud n’avait réussi qu’à faire le vide autour de lui, et sa toute-puissance n’était plus que dans l’impuissance Irrémédiable de son peuple. D’ailleurs, pour garder la Turquie, les Turcs manquaient. Sur une population de près de 17 millions d’habitants, on aurait à peine compté 7 millions, de Turcs, le reste se composant de Grecs, d’Arméniens, d’Arabes, de Juifs, etc… races que n’unissaient ni le lien des traditions historiques, ni celui de la religion, ni celui d’une langue commune ; races qui ne se touchaient que par là servitude ; races conquises, opprimées, acquises d’avance à la révolte, portant dans leur sein la guerre civile, et éparses sur une étendue de terrain de 86 mille lieues carrées. Un tel empire était évidemment à conquérir ou à partager. De quoi se composait-il, en effet ? de la Moldavie et de la Valachie ? Mais déjà le protectorat russe les couvrait ; de la Bulgarie ? mais elle n’attendait plus qu’une occasion pour se soulever ; de la Servie ? mais, entièrement chrétienne et fière d’une insurrection victorieuse, elle voulait vivre sous la domination d’un prince particulier ; de l’île de Chypre ? mais elle ne contenait qu’une centaine de Turcs, perdus dans une population de 50, 000 Grecs cypriotes ; de la Syrie ? mais elle se partageait entre des populations essentiellement diverses : ici, dans les villes du littoral, des chrétiens ; là, dans la partie méridionale confinant au désert, des Arabes ; dans les montagnes, les Druses, peuple idolâtre ; sur le Liban, les Maronites, peuple catholique… Restait donc Constantinople, mise d’avance à la merci de toute flotte russe, partie de Sébastopol. Ajoutez à cela que, pour rendre plus courte encore l’agonie de cet empire si peu compact, un homme s’élevait en Égypte qui nourrissait l’impatient désir de le démembrer, homme à la fois prudent et hardi, magnanime et rusé, soldat parvenu, dont les veines étaient remplies de ce sang qui donne la soif des conquêtes, novateur en despotisme, apprenti-missionnaire de la civilisation en Orient, trop artificieux pour nier son maître, mais trop orgueilleux, trop grand et trop fort pour le subir. Une révolte de Méhémet-Ali contre la Porte, en fallait-il davantage pour jeter aux pieds des Russes la Turquie épuisée et mourante ?

Voilà sous quel aspect l’Orient se présentait, quand la révolution de juillet vint tout-à-coup remettre en question le partage insolent qu’avaient fait de l’Europe les traités de 1815.

Pour bien faire comprendre jusqu’à quel point fut inepte et insensée la politique du gouvernement français à l’égard de l’Orient, il est absolument nécessaire de bien poser la question et d’examiner, avant d’entrer dans le récit de ce qui a été fait, ce que la France aurait pu faire.

« Maintien de l’intégrité de l’empire ottoman » étaient des mots en usage depuis long-temps dans la grammaire des chancelleries de l’Europe.

Toutes les Puissances, en effet, et notamment la France, l’Angleterre et l’Autriche, avaient intérêt à protéger l’inviolabilité de Constantinople, à lui conserver, vis-à-vis des Russes, son surnom de Stamboul la bien gardée.

La possession du détroit des Dardanelles par la Russie, à moins de compensations énormes stipulées en notre faveur, eût à jamais mis obstacle aux vues de la France sur la Méditerranée, champ de bataille où doit tôt ou tard se vider la grande querelle de notre suprématie intellectuelle et morale.

La position géographique de l’Autriche lui commandait de ne point se laisser trop complétement envelopper par la Russie. C’était déjà un grave danger pour le cabinet autrichien que l’établissement russe, fondé aux embouchures du Danube, en vertu du traité d’Andrinople, puisque cet établissement compromettait, et la navigation intérieure de l’Autriche, et ses communications avec la mer Noire. Les Russes une fois en possession des principautés situées au sud du territoire autrichien, combien n’eût pas été dangereux pour la Cour de Vienne leur contact avec les colons militaires de l’Illyrie, gardiens de la frontière hongroise ? Les Russes une fois en possession de Constantinople et des Dardanelles, combien le voisinage de leurs vaisseaux n’eut-il pas été embarrassant pour la marine marchande de l’Autriche, qui exploite le commerce de l’Adriatique ?

Quant à l’Angleterre, nous l’avons dit au commencement du second volume, elle eût perdu, à l’occupation de Constantinople par les Russes, une partie de son influence dans la Méditerranée, ses moyens de communication avec l’Inde par la Turquie, une partie de l’importance de ses possessions du Levant, et un débouché ouvert à l’exportation annuelle de trente millions de produits anglais. D’où ces paroles de lord Chatam, déjà citées par nous : « Avec un homme qui ne voit pas les intérets de l’Angleterre dans la conservation de l’empire ottoman, je n’ai pas à discuter. »

L’Europe occidentale avait donc pour mot d’ordre, en 1830, le « maintien de l’intégrité de l’empire ottoman. » Mais cette intégrité pouvait-elle être maintenue  ? Et s’il était bon qu’elle le fût, pourquoi la France et l’Angleterre avaient-elles si long-temps souffert l’ambition militante de la Russie ? Pourquoi avaient-elles poussé l’aveuglement jusqu’à la favoriser ? Pourquoi les avait-on vues se réunir à la Russie pour anéantir, dans le guet-à-pens de Navarin, la marine turque, et accélérer par l’émancipation de la Grèce le démembrement définitif de l’empire ottoman ? Pourquoi enfin avaient-elles si vivement applaudi aux victoires qui avaient poussé les Moscovites au pied des Balkans et dicté ce traité d’Andrinople, testament imposé à la race turque ? Chose étrange ! c’était après avoir toléré, secondé, la marche triomphante des Russes vers Constantinople, que l’Europe occidentale s’apercevait de la nécessité de conserver entre les mains du sultan la double clef de la Méditerranée et de la mer Noire ! Ceux-là même qui avaient appuyé l’épée russe sur le flanc de la Turquie, demandaient à la Turquie de vivre, pour que l’équilibre européen ne fut pas trop violemment rompu L’inconséquence était monstrueuse.

L’équilibre de l’Europe par l’intégrité de l’empire ottoman n’était donc plus qu’un vain mot. Le vent du nord qui, dans ces parages, souffle huit mois de l’année sur douze, poussait irrésistiblement les Russes vers Constantinople. Le statu quo oriental ne retardait leur conquête que pour mieux l’assurer[1].

Mais si l’empire ottoman ne pouvait être sauvé par le statu quo, n’aurait-on pu le sauver par une révolution ? Si l’élément turc y était sans vigueur, n’aurait-on pu chercher une vie nouvelle dans l’élément arabe ? Si la Turquie était impossible par Mahmoud, ne fallait-il pas essayer de la rendre possible par Mébémet-Ali ? Tel est le système qui, comme nous le verrons par la suite de cette histoire, obtint en France le plus de faveur. Et pourtant il était chimérique aussi.

Méhémet-Ali avait, sans nul doute, accompli de grandes choses. Il avait extirpé, en l’absorbant dans sa famille, la domination des Mameluks, sujets du sultan ; il avait fait de son pachalick d’Égypte une souveraineté presqu’indépendante il avait tiré en quelque sorte du néant une armée instruite et disciplinée à la façon des armées d’Europe ; dans un pays qui manque de chanvre, de fer, de bois de construction, il était parvenu, au moyen de ses trésors, à créer une marine ; l’Égypte, à sa voix, s’était couverte d’ateliers et d’établissements dirigés par des Européens et surtout par des Français ; en un mot, il avait su mettre au service de sa puissance orientale l’expérience, la science, l’industrie et les arts de l’Occident. Puis, au-dessous de sa gloire, brillait celle de’son fils-Ibrahim, guerrier terrible et intelligent, plein de confiance dans le sort des batailles, plein de foi dans le génie paternel, bras de cette —Égypte dont Méhémet-Ali était le cœur et la tête.

Il y avait là, certes, de quoi éblouir, et il était naturel que la France, dont Méhémet-Ali aimait à se dire le protégé et l’élevé, ne vît en lui qu’un continuateur de l’œuvre commencée sur les bords du Nil par le vainqueur des Pyramides, que le vicaire oriental de Napoléon il était naturel qu’elle cherchât à consolider son influence au Caire et à Alexandrie, pour étendre le long des rives méridionales de la Méditerranée cette souveraineté nouvelle dont la prise d’Alger venait de fixer le point de départ et le centre.

Cependant, pour peu que la France eût approfondi la situation, elle aurait vu que les créations de Méhémet-Ali reposaient sur la plus odieuse, la plus dévorante tyrannie qui fut jamais ; que, pour recruter une armée, il avait eu recours à la presse des jeunes gens, et n’avait pu traîner les malheureux fellahs sous ses étendards que les mains liées derrière le dos et la chaîne au cou ; qu’il avait dû, pour se former un trésor, non-seulement établir, en matière d’impôts, un abominable système de solidarité, mais encore se substituer, lui tout seul, à la nation égyptienne tout entière, se rendant ainsi l’unique propriétaire, l’unique industriel, l’unique commerçant de l’Égypte, monopole gigantesque qui avait fait du gouvernement un chaos, de l’administration un pillage organisé, et de chaque cultivateur égyptien une machine souffrante surveillée par un soldat. La splendeur dont Méhémet-Ali se montrait entouré ne cachait donc que misère et ruines. A force de pressurer, d’exténuer la population, il en avait extrait de quoi jeter un vif éclat ; mais il se trouvait avoir escompté, au profit de quelques années, les ressources de plusieurs générations successives. Toute la vitalité d’une race s’était épuisée à faire paraître grande la vie d’un seul homme. Méhémet-Ali n’était beaucoup en Égypte que parce qu’il y était tout. Derrière lui, par conséquent, que pouvait-il y avoir ? rien.

A supposer que la civilisation, telle que Méhémet-Ali l’avait entendue et pratiquée, méritât les encouragements de la France, comment l’empire ottoman aurait-il pu revivre par l’intervention d’un pareil bornée ? Se révolter contre le sultan, envahir la Syrie par Ibrahim, la soumettre, courir sur Constantinople l’épée à la main, il le pouvait assurément, et la suite le prouva. Mais, arrivé au seuil du sérail, aurait-il osé le franchir pour aller s’asseoir sur le trône de son maître abattu ? Il lui eût été impossible d’en concevoir la pensée. L’eût-il osé, son entreprise serait-elle restée impunie ? Un soldat macédonien aurait-il pu ceindre le sabre d’Osman, dans un pays où le respect du sang d’Osman est la religion même ? S’il se fût présenté comme le vengeur des vrais croyants, comme le préservateur armé de la religion musulmane, outragée par les réformes de Mahmaud, détrôner le sultan eut été permis peut-être à son audace ; mais le remplacer ?… Ceux qui connaissent l’Orient ont toujours jugé cette hypothèse inadmissible. Et, même en l’admettant, qu’aurait donc apporté à l’empire ottoman l’usurpation de Méhémet-Ali ? Turc jusqu’au fond de l’âme, il savait mieux que personne combien peu valait ce prétendu élément arabe dont on a tant parlé depuis. Cette race arabe, qu’il méprisait, qu’il avait trouvée abrutie par la mollesse et la misère, qu’il avait abrutie encore davantage par la misère et l’excès du travail cette race arabe qu’il ne triturait depuis si long-temps que comme la matière inerte de sa gloire, et qui n’avait jamais fourni un colonel à ses armées, croit-on qu’il en eût fait, au détriment des Turcs, la race dominante, et qu’il eût tenté par elle de régénérer l’empire ? Il y a folie à l’imaginer. Et puis, de quelle manière cette régénération se serait-elle accomplie ? Est-ce que, sous Méhémet-Ali comme sous Mahmoud, il n’y aurait pas eu en Turquie une masse confuse de populations diverses, ennemies, tendant par un effort continuel à se disjoindre et à s’affranchir ? Méhémet-Ali aurait-il empêché les Maronites du Liban d’être catholiques, et les Druses d être idolâtres ? Aurait-il enlevé aux Grecs, aux Juifs, aux Arméniens, leur caractère de Grecs, de Juifs, d’Arméniens ? Par quel excès de tyrannie, par quel procédé d’administration en serait-il venu à substituer l’unité à cette diversité fatale que les populations avaient sucée avec le lait et qui coulait dans leur sang ? Le peuple conquérant, le peuple turc, n’ayant cessé de s’appauvrir et de se démoraliser, pendant que les différents peuples conquis croissaient en importance et en richesses, le seul moyen d’unité qui eût existé en Turquie, la violence combinée avec la force, avait évidemment péri, et il avait péri pour Méhémet-Ali aussi bien que pour Mahmoud. Méhémet-Ali, à Constantinople, n’eût donc été, quoiqu’on en ait pu dire, qu’un homme plein de vie à la tête d’un empire mort.

L’empire ottoman ne pouvant subsister, venait la question du partage. Mais ce partage aurait-il pu se faire sans injustice ? oui. Car, où les Turcs avaient-ils puisé leurs droits de souveraineté sur les provinces occupées par eux ? dans la conquête. Or, la conquête ne se légitime qu’en effaçant ses violences par ses bienfaits. Lorsque le peuple conquérant n’a pas su s’assimiler les races conquises en leur faisant aimer sa civilisation ou en acceptant la leur, sa domination resté à l’état de tyrannie : forte, qu’on la subisse, ce sera bien ; faible, qu’on la renverse, ce sera mieux. Les Turcs avaient-ils cherché à effacer entre eux et les populations subjuguées la ligne de démarcation tracée par la victoire ? Loin de là : ils n’avaient songé qu’à rendre permanente la brutalité originaire de leur conquête, refusant aux peuples qu’ils avaient soumis l’égalité des droits civils et politiques, les traitant d’infidèles, les foulant aux pieds comme des vaincus. C’en était assez pour justifier l’intervention de l’Europe occidentale, d’autant que l’Europe était chrétienne, et qu’en dépossédant les sectateurs de. Mahomet, elle affranchissait en Orient les adorateurs du Christ.

La dépossession des Turcs était en outre réclamée par le plus profond et le plus sacré des intérêts de la civilisation. En effet, 7 millions d’hommes épars sur 86 mille lieues carrées, voilà ce qu’était la Turquie d’Europe et d’Asie. 97 millions d’hommes resserrés dans un espace de moins de 86 mille lieues carrées, voilà ce qu’étaient la France, l’Angleterre, l’Espagne, la Belgique et la Suisse réunies. De sorte que, sous l’influence du fatalisme, des mœurs auxquels il s’associe et des vices qu’il couve, de magnifiques contrées étaient devenues presque désertes, tandis que sous l’influence d’un régime de liberté trop absolu, l’Europe en était venue à plier sous le poids d’une population exubérante. L’indication était suffisamment claire, et présentait tous les caractères d’un fait providentiel : nul doute que le vide fait en Orient ne demandât à être comblé par le trop-plein des populations occidentales[2].

Dans cette situation, la France aurait eu devant elle une voie toute tracée, si sa politique n’avait pas été embarrassée et rapetissée par les préoccupations égoïstes d’un intérêt dynastique. Avec l’aide de la Russie, et au moyen de l’Orient partagé, nous pouvions anéantir à jamais les traités de 1815 et refaire la carte géographique de l’Europe.

Mais aux dépens de quelles nations ? La réponse était fournie par notre histoire.

La vieille politique de la France, on le sait, a toujours eu pour but l’abaissement de la maison d’Autriche. Henri IV tomba sous le poignard de Ravaillac, au moment même où il allait se mettre, contre l’Autriche, à la tête de toute l’Allemagne protestante. La guerre de trente ans, soutenue contre Ferdinand II par l’héroïque Gustave-Adolphe appuyé sur l’électeur de Saxe et les luthériens allemands, fut le chef-d’œuvre de la politique de Richelieu. Et Louis XIV essaya de porter le dernier coup à la puissance, autrichienne, en plaçant son petit-fils sur le trône de Charles Quint. De fait, il y avait pour la France un intérêt vital à ce qu’on ne lui enlevât pas, au midi, la liberté de ses mouvements ; et tel était le danger dont la menaçait l’Autriche, se rendant nécessaire au pape, pesant sur l’Italie et donnant la main à l’Espagne.

Plus tard, Napoléon ne fit que reprendre et exagérer la politique de Henri IV et de Richelieu, lorsqu’il se déclara le protecteur de la confédération germanique. C’était toujours l’Allemagne opposée à l’Autriche. Seulement, il aurait fallu opposer à l’Autriche une Allemagne indépendante et non pas une Allemagne en tutelle.

Au reste, ce ne fut là qu’un des aspects de la politique de Napoléon, et personne n’ignore qu’à l’abaissement de l’Autriche se liait dans sa pensée la ruine de l’Angleterre. Son esprit était trop élevé, sa vue trop perçante, pour qu’il ne comprît pas que le principe de concurrence introduit depuis 1789 dans notre ordre social, nous commandait impérieusement d’étendre de plus en plus nos marchés, de conquérir au loin des comptoirs, de, devenir une grande puissance maritime enfin, et, par conséquent, d’arracher aux Anglais la dictature des mers. Napoléon a dit dans ses mémoires : « Le principal but de l’expédition des Français en Orient était d’abaisser la puissance anglaise. C’est du Nil que devait partir l’armée qui allait donner de nouvelles destinées aux Indes. L’Égypte devait remplacer Saint-Domingue et les Antilles, et concilier la liberté des noirs avec l’intérêt de nos manufactures. La conquête de cette province entraînait la perte de tous les établissements anglais en Amérique et dans la presqu’île du Gange. Les Français, une fois maîtres des ports d’Italie, de Corfou, de Malte et d’Alexandrie, la Méditerranée devenait un lac français. »

Eh bien, par un merveilleux concours de circonstances, en admettant que l’empire ottoman ne pût échapper à un partage, et que l’occupation de Constantinople par les Russes fût inévitable, les deux seules Puissances intéressées à nous repousser de l’Orient et à nous exclure de tout partage, étaient précisément celles qu’avait poursuivies la politique de Henri IV, de Richelieu de Louis XIV, de Napoléon : l’Angleterre et l’Autriche.

Nous n’aurions pu, en effet aider les Russes à s’installer à Constantinople, qu’autant qu’ils nous auraient aidé à nous établir en Syrie et en Égypte, en vertu d’un échange qui, leur donnant la mer Noire, nous eût donné la Méditerranée. Or, il était impossible que l’Autriche consentît à notre prépondérance dans la Méditerranée, à cause de ses intérêts en Italie ; et quant à l’Angleterre, elle savait bien qu’elle serait perdue le jour où, devenus maîtres du cours de l’Euphrate et de l’Isthme de Suez, nous pourrions lui fermer la porte de son domaine indien.

La France, après 1830, était donc naturellement amenée à tenir à la Russie le langage que voici :

« La révolution de juillet qui vient de s’accomplir est plus que le dénoûment d’une lutte politique engagée entre la Chambre et la royauté c’est 1 explosion du sentiment national refoulé outre-mesure par les traités de 1815. Nous sommes résolus à secouer le joug de ces traités et à refaire l’équilibre européen. Nous le pouvons en associatif nos intérêts aux vôtres, après avoir cherché le lien qui les unit. Vous penchez vers l’Asie, cela est évident ; vous voulez cette moitié de l’empire du monde : quel est l’ennemi qui vous la dispute ? L’Angleterre. Il vous faut la mer Noire tout entière et Constantinople quelles sont les Puissances qui, de ce côté gênent votre marche et enchaînent votre ambition ? L’Angleterre et l’Autriche. Contre elles, nous vous offrons notre appui, mais aux conditions suivantes à vous Constantinople et ses dépendances ; à nous l’Égypte, qui attend des maîtres, et la Syrie, où notre domination a été préparée par un protectorat religieux de trois siècles… Mais, dans un tel partage du monde, la Pologne appartient à l’Occident quelle couvre. Nous stipulons pour elle ; et songez qu’il y règne un esprit d’indépendance que vous n’y étoufferez que par l’extermination des habitants ; songez que vous avez là, non pas un royaume à exploiter, mais un foyer de haine et de révolte à surveiller sans cesse songez enfin que, dans une guerre générale, la Pologne soulevée deviendrait le plus grand de vos périls, le plus insurmontable de vos embarras, et qu’il vous faudrait des flots de sang pour conserver une conquête qui importe peu, après tout, à votre domination asiatique. »

Une alliance franco-russe basée sur des données semblables eût-elle paru acceptable à la Russie ? Cela n’est pas douteux. Il suffit de jeter les yeux sur la carte pour comprendre ce que serait Constantinople aux mains de la Russie. Pour Constantinople, Alexandre laissait l’Europe à Napoléon ; et Napoléon ferma l’oreille à d’aussi brillantes avances, jugeant d’un prix inestimable la possession du Bosphore ![3]

D’un autre côté, l’alliance franco-russe appelait l’accession de la Prusse ; et en abandonnant à la Prusse une part des dépouilles de l’Autriche, nous étions autorisés à revendiquer la ligne du Rhin, en même temps que nous secondions le mouvement qui pousse l’Allemagne vers l’unité et tend à lui donner Berlin pour capitale.

Ainsi donc, et pour nous résumer : En présence de l’empire ottoman condamné à une mort inévitable, la politique de la France révolutionnaire, faisant suite à celle de Henri IV, de Richelieu et de Napoléon, consistait à contracter avec la Russie et la Prusse, contre l’Angleterre et l’Autriche, une alliance d’intérêts ayant pour résultats voulus et prévus : rétablissement définitif des Russes à Constantinople et la consécration de leur prépondérance en Asie ; l’établissement de la France en Syrie et en Égypte et la consécration de sa prépondérance sur la Méditerranée devenue un lac français ; la reconstitution du royaume de Pologne, avec adjonction de la Galicie ; l’agrandissement de la Prusse aux dépens de l’Autriche, pour prix de la ligne du Rhin cédée à la France ; et, comme conséquence nécessaire de la ruine de l’Autriche, l’indépendance de l’Italie.

Ce plan, tout en fournissant pour la guerre des ressources incalculables, revenait à faire de la France la protectrice de toutes les Puissances secondaires Injustement opprimées, et de la Russie elle-même l’instrument intéressé de leur affranchissement. Combattre l’Angleterre, n’était-ce pas sauver l’Irlande et venger le Portugal ? Combattre l’Autriche, n’était-ce pas relever la nationalité italienne ? Obtenir la ligne du Rhin, n’était-ce pas substituer, pour les Belges, une association toute fraternelle à un asservissement odieux ? Amener la Russie à accepter, pour la Pologne rendue à l’indépendance, les plus magnifiques dédommagements, n’était-ce pas du même coup pourvoir à la sécurité de l’Europe et remplir le devoir de reconnaissance qui nous était imposé ?

Donc, ici, la guerre d’intérêts se trouvait associée, par la seule force des choses, à la guerre de principes[4].

Il est à remarquer aussi, et nous insistons sur ce point, — que le plan qui vient d’être exposé n’aurait eu rien de forcé, rien d’arbitraire. Car il découlait du mouvement naturel des peuples et il se combinait avec les tendances générales dans chaque partie de l’Europe. N’y avait-il pas, en effet, tendance logique et presque irrésistible : de la France à s’étendre sur la Méditerranée, de la Russie à occuper Constantinople, de la Prusse à donner une tête à l’Allemagne reconstituée, de la Belgique à se séparer de la Hollande, de la Pologne à reprendre sa nationalité, de l’Italie a proclamer son Indépendance ?

Mais hélas ! les destinées de notre pays se trouvèrent égarées, après 1830, aux mains d’hommes sans portée, sans vues, sans élévation d’esprit, sans force d’âme. Ces hommes qui se croyaient pratiques parce qu’ils étaient médiocres, et habiles parce qu’ils n’osaient rien de grand, ne virent pas que la question d’Orient renfermait le sort du monde ; il leur échappa que si la France ne profitait point, pour rendre l’Égypte française, du désir violent et victorieux qui poussait les Russes à Constantinople, les Anglais, tôt ou tard, feraient ce que nous avions négligé, s’établiraient à Alexandrie, prendraient la Méditerranée en échange de la mer Noire abandonnée à la Russie, et nous feraient tomber de la sorte au rang des Puissances secondaires.

Puisque le Cabinet des Tuileries ne voulait que le statu quo, puisqu’il prenait pour point de départ l’intégrité de l’empire ottoman, au moins aurait-il dû mettre de la suite à faire prévaloir cette idée. Eh bien, il ne sut même pas rester conséquent avec lui-même. On se rappelle avec quelle colère insensée le général Sébastiani destitua le général Guilleminot, parce que cet ambassadeur avait activement travaillé à miner l’influence des Russes en Turquie ; on se rappelle ces paroles prononcées à la tribune par le ministre des affaires étrangères : « L’empire ottoman n’est plus qu’un cadavre. » Voilà quelle conduite, voilà quel langage tenaient, à la face de l’Europe, ceux qui avaient pris pour point de départ de leur politique la conservation de la Turquie, le statu quo oriental ! La postérité croira difficilement à un tel excès d’imprévoyance. Mais le récit des faits subséquents va montrer jusqu’où le gouvernement français sut aller dans cette carrière de fautes et de folies.

Vers la fin de 1831, Méhémet-Ali avait envoyé Ibrahim à Saint-Jean-d’Acre pour en faire le siège. Le pacha d’Acre, Abdallah, était un homme pétri de présomption et de ruse. Révolté contre la Porte et menacé par sa vengeance, il avait accepté auprès d’elle le patronage artificieux du pacha d’Égypte, et s’était lié à sa fortune par des engagements qu’il viola. Mais le ressentiment de Méhémet-Ali n’était que le prétexte de cette guerre. Elle avait une cause plus profonde. Méhémet-Ali convoitait la Syrie, annexe presqu’indispensable de l’Égypte. Il la convoitait pour s’agrandir, et aussi pour se défendre. Car le sultan le redoutait, l’enviait ; et l’homme le plus puissant de l’empire après Mahmoud, Khosrew-Pacha, que Méhémet-Ali avait supplanté en Égypte, brûlait de l’anéantir. En butte à de sourdes machinations et enlacé par l’intrigue, un coup de poignard pouvait avoir raison de sa gloire. Il le savait ; et le sultan, dont il recevait les ordres en s’inclinant jusqu’à terre, il le tenait pour son plus irréconciliable ennemi. Ibrahim arriva donc devant ces murs de Saint-Jean-d’Acre qui, franchis par Napoléon, lui eussent valu la conquète de l’Asie et la domination du globe. Abdallah opposa aux Égyptiens une longue résistance, succomba enfin, et fut traîné captif en Égypte, où Méhémet-Ali, qui n’avait pas besoin de lui pour esclave, se plut à le traiter en souverain déchu. La Porte s’était émue. Elle envoie contre Ibrahim Husseïn-Pacha, l’exterminateur des janissaires. Ibrahim invoque le dieu de son père, marche contre les Turcs, les taille en pièces à Homs, achève de les disperser à Beylan et parle en maître aux Syriens frappés d’admiration. L’épouvante règne au sérail. Mahmoud s’adresse alors, pour sauver la Syrie, pour sauver peut-être Constantinople, au vainqueur de Missolonghi, à Reschid-Méhémet, grand-visir, et le premier entre tous les hommes de guerre de l’empire. Reschid-Méhémet part à la tête d’une armée nombreuse, bien résolu à ne point courir les chances d’une bataille rangée, et préparant tout pour cette guerre irrégulière, dont il avait le génie. Mais il laisse derrière lui Kosrew-Pacha, qui, jaloux du grand-visir et impatient de sa chute, entrave, en sa qualité de séraskier, tous les plans de Resehid-Méhémet et lui fait imposer par le sultan la nécessité d’une action d’éclat. La France s’étant arrêtée à l’idée de maintenir intact, pour mieux l’opposer aux Russes, l’empire de Mahomet II, elle aurait dû faire des vœux pour Reschid-Méhémet elle fit des vœux pour Ibrahim. La rencontre eut lieu à Koniah, le 21 décembre 1832. D’un côte, dix mille Égyptiens, de l’autre soixante mille Turcs, et, entre les deux armées, un brouillard épais. Les Turcs engagèrent l’action par une vive canonnade qui, perçant le brouillard et jetant sur le champ de bataille des lueurs rapides, révéla leurs positions au regard perçant d’Ibrahim. Les deux armées se choquèrent prévue dans les ténèbres, et la déroute des Turcs fut complète. Le grand-visir, que des cavaliers égyptiens avaient rencontré courant, tout effaré, sur le champ de bataille, et jouant sa vie en soldat, le grand-visir était prisonnier. Il se croyait perdu : par une bizarrerie qu’expliquent les mœurs orientales, Ibrahim le salua comme son chef, but dans la coupe dont Reschid-Méhémet hésitait à approcher ses lèvres, craignant qu’on n’y eût mis un breuvage empoisonné, et lui donna toutes les apparences du commandement dont il gardait la réalité. La bataille de Koniah décidait tout. Ibrahim n’eut qu’à étendre la main sur la Syrie. Il pouvait plus encore. Qu’il criât : en avant ! et Constantinople était à lui.

Telle était, au commencement de l’année 1833, la situation des choses en Orient. Pour peu qu’Ibrahim tardât à détrôner Mahmoud, les véritables vainqueurs à Koniah, c’étaient les Russes. Ne venait-on pas de leur fournir l’occasion d’aller, comme protecteurs du sultan, dresser leurs tentes sur les rives du Bosphore ? Et en effet, à la première nouvelle du désastre de Koniah, Mahmoud, glacé d’effroi, s’était tourné vers Sébastopol. Qui le croirait ? En présence de ces graves complications, si lentement préparées, le Cabinet des Tuileries se trouva pris au dépourvu. Il n’avait pas d’ambassadeur auprès de la Porte ; et son chargé d’affaires, M. de Varennes, était sans instructions.

Il fallait pourtant que le gouvernement français prît un parti ; et, puisqu’à tort ou à raison il jugeait possible l’inviolabilité de Constantinople, il devait, ou se prononcer avec énergie contre Méhémet-Ali. ou encourager résolument Ibrahim à compléter le succès de sa révolte. Car, dans le premier cas, l’intervention égoïste des Russes cessait d’être nécessaire et, dans le second, Ibrahim triomphant était donné pour défenseur à Constantinople.

Rien de tout cela ne fut compris, et M. de Varennes resta livré à ses inspirations personnelles. Son rôle était difficile. Il avait à écarter de Constantinople les Russes qui étaient impatients de s’y montrer et que les terreurs du sultan y appelaient. Et comment atteindre ce résultat, si l’on n’arrêtait pas Ibrahim ? Or, M. de Varennes pouvait bien employer auprès du conquérant de la Syrie et auprès de Méhémet-Ali, la voie des conseils et des sollicitations ; mais, pour réussir, il aurait fallu être en mesure de parler avec autorité, de menacer si les prières ne suffisaient pas. Et c’est ce que l’imprévoyance du cabinet des Tuileries mettait M. de Varennes dans l’impossibilité de faire. Il parvint néanmoins à contrebalancer pendant quelque temps l’influence russe, et la manière dont il mit à profit les circonstances témoigna d’une grande dextérité.

La Russie s’était hâtée d’offrir au sultan le secours de cinq vaisseaux et de sept frégates, et elle avait envoyé à Mahmoud. Le général Mourawieff, chargé ’de disposer tout pour l’intervention et de pousser jusqu’à Alexandrie. Le général Mourawieff eut le tort de faire un~peu trop sentir aux Turcs l’injure de sa présence. Il parcourut les casernes, il affecta avec’les soldats turcs le ton du commandement. C’était souffler sur des cendres, mais sur des cendres encore brûlantes. Il se trouva que les sujets avaient le cœur moins servile que leur maître. Une agitation alarmante se déclara dans la capitale. Le pacha d’Égypte, du moins, n’aurait pas humilié à ce point devant l’aigle noir à deux têtes la majesté du croissant ! Voilà ce que beaucoup pensèrent ; et Méhémet-Ali compta dans le divan plus d’un partisan caché. Mahmoud, d’ailleurs, semblait prendre je ne sais quel téméraire plaisir à braver son peuple. Au moment même où il lui donnait le spectacle d’un abaissement sans exemple, il se livrait avec des chrétiennes à de profanes amours et, plus hardi de jour en jour, il insultait aux vieilles croyances en se plongeant dans l’ivresse. On eût dit qu’il voulait s’étourdir sur sa faiblesse à l’égard de l’étranger, en redoublant d’audace à l’égard de la nation ; sortes de dédommagements naturels aux âmes qui se partagent entre. la pusillanimité et l’orgueil !

M. de Varennes s’empara de toutes les ressources que lui offrait ce concours de circonstances. Il réchauffa ce qu’il y avait encore de patriotisme dans le divan ; il entretint dans des sympathies toutes françaises le reis-effendi, dont il possédait l’amitié et qui était l’ennemi secret des Russes ; enfin, il fut heureusement servi dans sa lutte contre M. de Boutenieff, ministre plénipotentiaire de Russie, par la mort d’Antoine Franchini, drogman[5] fameux dont les services étaient fort utiles au Cabinet de Saint-Pétersbourg.

Méhémet-Ali avait fait savoir qu’il n’était pas éloigné de traiter avec la Porte : M. de Varennes profita de cette ouverture pour pousser a un arrangement direct, et, soutenu par le reis-effendi, par les secrètes dispositions de plusieurs membres du divan, par les mécontentements de Constantinople, par le nom de la France, qui n’avait pas encore tout-à-fait perdu à cette époque le respect du monde, il décida le sultan à faire partir pour l’Égypte Halil-Pacha. Les propositions portées par Halil à Méhéntet-Ali consistaient dans la cession des petits pachaliks de Seyde de Jérusalem, de Naplouse et de Tripoli. Cette démarche mettait la Russie en dehors des affaires turques. Aussi le général Mourawieff s’élança-t-il sur les traces du négociateur, le Cabinet de Saint-Pétersbourg ne voulant à aucun prix que l’empire ottoman s’accoutumât à pourvoir lui-même à son salut !

Jusque-là l’influence française avait gagné du terrain. Mais la médiation de la France n’avait été acceptée et ne pouvait l’être qu’à une condition : c’est qu’Ibrahim serait sommé de retirer la menace qu’il tenait perpétuellement suspendue sur Constantinople. Ici commençait pour nous la difficulté, parce qu’encore une fois le gouvernement français n’avait rien prévu, rien préparé pour une solution. M. de Varennes avait bien, il est vrai, pris l’engagement d’écrire à Ibrahim et à Méhémet-Ali pour que les Égyptiens suspendissent leur marche ; mais le pacha d’Égypte et son fils s’étaient avancés si loin qu’il leur était impossible de s’arrêter devant des prières que n’appuyait pas l’appareil de la force. Là était l’écueil. Ibrahim se contenta de répondre qu’il ne pouvait qu’exécuter les ordres de son père, et, sous prétexte qu’à Koniah son armée manquait de vivres, il annonça qu’il allait se porter en avant. Il eut soin de donner en même temps la liberté au grand-visir, qu’il chargea de demander pour lui au sultan la permission d’arriver jusqu’à Brousse ; acte dérisoire de soumission qui, partout ailleurs qu’en Orient, eût été une ironie insolente et grossière !

Le mouvement d’Ibrahim renversait l’œuvre de M. de Varennes. Plus effrayé que jamais, le sultan sollicita d’une manière furtive les secours de la Russie, entraîné qu’il était vers cette dépendance honteuse, non-seulement par ses inquiétudes, mais encore par les intrigues d’Achmet-Pacha, instrument de l’ambition étrangère. Il importe de noter ici, comme une preuve de l’hostilité sourde qui animait contre les Russes plusieurs des plus hauts personnages de l’empire, que ce fut par un membre même du divan que M. de Varennes fut mystérieusement instruit des démarches nouvelles de Mahmoud. Il se mit aussitôt en mesure de les combattre, et, cette fois encore, les circonstances lui vinrent en aide.

La négociation ouverte à Alexandrie était terminée. Méhémet-Ali avait accueilli le général Mourawieff avec politesse, mais sans s’incliner devant sa médiation. Quant aux propositions du sultan, il les avait nettement repoussées. Il demandait toute la Syrie et le pachalik d’Adana. Halil accepta ces conditions, sauf la sanction du divan, et Méhémet-Ali envoya ordre à son fils de s’arrêter à Kutaya.

Le retour du général Mourawieff à Constantinople où il venait répandre la nouvelle de la paix prochaîne, et la halte d’Ibrahim, changèrent encore une fois la face des choses. Les secours russes furent contremandés.

Sur ces entrefaites, l’amiral Roussin arriva, comme ambassadeur, à Constantinople. Il y apportait d’autres idées que M. de Varennes. Toute la politique de M. de Varennes avait consisté à écarter la Russie des rives du Bosphore, sans entrer précisément dans la question turco-égyptienne. L’amiral Roussin arrivait en Turquie avec des vues plus complètes ; il y arrivait résolu à la défendre tout-à-la-fois contre la Russie et contre Méhémet-Ali. C’était renoncer aux bénéfices que la France attendait de la consolidation de son influence en Égypte ; mais, outre que les éléments de cette influence avaient été fort mal analysés, le système de l’amiral Roussin avait L’avantage d’être net et logique. Puisqu’on ne parlait même pas de reconstituer par Méhémet-Ali l’unité de la Turquie et qu’on la regardait, maintenue dans son intégrité, comme une digue opposée aux Russes, comme un boulevard nécessaire de l’Europe occidentale, il fallait évidemment refouler Méhémet-Ali en Égypte : d’abord pour enlever tout prétexte aux Russes d’intervenir et ensuite pour empêcher l’irrémédiable affaiblissement de l’empire, coupé en deux.

Malheureusement, l’amiral Roussin ne devait être en Turquie que le représentant de ses propres idées. Par une insouciance vraiment inouïe dans les fastes de la diplomatie, pendant que le gouvernement français envoyait à Constantinople un ambassadeur pénétré de la nécessité de protéger Mahmoud contre Méhémet-Ali, ce même gouvernement avait pour consul général à Alexandrie un homme convaincu de la nécessité d’agrandir Méhémet-Ali aux dépens de Mahmoud. Jamais plus pitoyable anarchie ne s’était introduite dans les relations extérieures d’un grand peuple. Les conséquences ne se firent pas attendre.

L’amiral Roussin était entré à Constantinople le 17 février 1833. Son premier soin fut de demander au reis-effendi une entrevue que, malgré la solennité du Bairam, il obtint sans peine. La rudesse du marin s’alliait chez lui à la dignité de l’ambassadeur : il exigea impérieusement que les secours russes fussent contremandés, et on lui donna sur ce point toutes les assurances convenables.

Mais la Russie avait pris ses mesures pour ne pas recevoir à temps les contre-ordres, et le 20 février, trois jours après l’arrivée de l’ambassadeur français, une escadre russe de dix bâtiments de guerre entrait dans le Bosphore.

L’ambassadeur français déclara aussitôt que, si l’escadre n’était pas renvoyée, II suspendait le déchargement de ses bagages. La Porte répondit qu’elle s’empresserait de renvoyer les Russes, si, de son côté, l’amiral Roussin sauvait Constantinople d’Ibrahim. Il s’y engagea par écrit le 21 février, prit sur lui de conclure la paix aux conditions que Halil avait portées à Alexandrie ; et, fidèle à sa promesse, il écrivit à Méhémet-Ali, pour le sommer de se contenter des pachalicks de Seyde, de Tripoli, de Jérusalem, de Naplouse, une lettre pressante et hautaine.

Rien n’est plus offensant et plus téméraire que l’impuissance qui menace. L’amiral Roussin avait, pour toute flotte, le navire qui l’avait amené ; et le consul de France à Alexandrie, M. Mimaut, secondait de son mieux les vues du pacha d’Égypte. Enhardi par la faiblesse réelle de la France à Constantinople, faiblesse que dissimulait mal l’orgueil de notre attitude, et encourage par l’étrange désaccord qui régnait entre les représentants du Cabinet des Tuileries, Mébémet-Ali n’hésita pas à résister à notre ambassadeur. Dans une réponse mesurée, mais ferme, il lui fit savoir qu’il n’était pas le moins du monde disposé à perdre le fruit de ses conquêtes. En même temps il soumettait à l’attention des chancelleries de l’Europe une note dans laquelle il s’attachait à prouver que, sous l’administration anarchique du sultan, la Syrie n’était qu’une plaie creusée dans les flancs de l’empire ; que la Syrie ne pouvait redevenir prospère et forte que par l’action d’un gouvernement régulier, tel qu’était le gouvernement égyptien ; que c’était par conséquent bien mal servir les intérêts de l’empire ottoman, dont il était, lui Méhémet-Ali, le soutien le plus sincère, que de vouloir relever entre la Syrie et l’Égypte une barrière désormais impossible. Ce n’était là qu’un sophisme, mais il effaçait les projets ambitieux du pacha sous des apparences de modération et de sagesse qui devaient naturellement plaire à l’Europe, et qui ôtaient tout caractère de vaine bravade au refus dont l’amiral Roussin venait d’affronter l’humiliation.

Cette humiliation était grande et ne fut pas tout-à-fait compensée par l’heureux succès de l’énergie que l’ambassadeur français déploya dans l’affaire de Smyrne. Pour faire passer cette ville sous le pouvoir égyptien, il avait suffi d’un homme qui s’y était présenté au nom d’Ibrahim. L’amiral Roussin envoya sur-le-champ au consul de France à Smyrne, l’ordre d’abaisser son pavillon ; et la présence de quelques vaisseaux arrivés inopinément de l’Archipel, sous le commandement du contre-amiral Hugon, décida du rétablissement des autorités turques.

Cependant, les Russes n’avaient pas encore ployé leurs tentes, insolemment dressées au pied de la montagne du Géant. Lors de l’engagement du 21 février, le reis-effendi avait bien fait passer à M. de Boutenieff une note ayant pour but le renvoi de l’escadre russe, mais M. de Boutenieff avait refusé de recevoir cette note, sous prétexte qu’elle était inconvenante, et elle ne lui avait pas été de nouveau présentée. D’un autre côté, Ibrahim n’avait pas remis l’épée dans le fourreau, et il parlait toujours d’aller faire boire son cheval dans les eaux de Scutari.

De sorte qu’il n’y avait de nouveau dans la situation, depuis l’arrivée de l’amiral Roussin, que le déclin de notre influence, et auprès de la Porte, et en Égypte : en Égypte, parce que l’ambassadeur français avait pris parti contre Méhémet-Ali sans l’intimider ; auprès de la Porte, parce que le refus de Méhémet-Ali avait décrédité notre intervention, et aussi parce que, dans sa première entrevue avec le sultan, l’amiral Roussin avait eu l’idée plus généreuse qu’opportune de plaider la cause des populations malheureuses de l’Orient. Les ennemis de l’influence française n’avaient pas manqué d’en prendre texte pour effrayer Mahmoud sur ce qu’avait de fatalement révolutionnaire notre politique ; et, dans l’esprit d’un réformateur despote, cette mauvaise impression n’avait pu être entièrement effacée par la protection manifeste et sincère dont l’amiral Roussin couvrait la Porte.

Pourtant, comme il fallait en finir, ce fut à la médiation française qu’on eut recours. M. de Varennes n’était plus, depuis la nomination-de l’amiral Roussin, que premier secrétaire d’ambassade. Rechid-Bey depuis Réchid-Pacha, et le prince Vogoridi s’adressèrent à lui, au nom du sultan. Le sultan désirait qu’accompagné de Réchid-Pacha, M. de Varennes se rendît à Kutaya pour y négocier la paix avec Ibrahim. Au point où en étaient les choses, remettre sur le tapis les conditions que l’amiral Roussin avait essayé vainement d’imposer à Méhémet-Ali, c’eût été tout-à-la-fois une faute et une puérilité. La paix ne pouvait plus se conclure qu’au profit de Méhémet-Ali, et la France ne pouvait intervenir dans la négociation qu’en donnant un démenti à la politique adoptée d’abord par son ambassadeur. N’importe, il fallait à tout prix délivrer Constantinople du voisinage des Russes : on ne crut pas acheter leur départ trop cher par la plus éclatante, la plus malheureuse des contradictions. Réchid-Bey et M. de Varennes se mirent en route.

M. de Varennes avait reçu de l’amiral Roussin une lettre qui contenait quelques indications sur la marche à suivre : il la parcourut d’un regard distrait et indifférent, bien décidé à ne prendre conseil que de lui-même.

Ainsi, le nom de la France allait être engagé dans la conclusion d’une paix dont la portée était immense, d’une paix qui n’était pas moins que l’arrangement provisoire du monde ; et rien n’avait été réglé par le gouvernement français qui, tout entier à ses préoccupations égoïstes et à ses passions d’un jour, ne savait même pas de quelle manière on allait mettre en jeu sa responsabilité et dans quelle route on allait précipiter sa politique !

Arrivés à quelques lieues de Kutaya, M. de Varennes et Réchid-Bey s’arrêtèrent dans un petit village et tinrent conseil. Quelles bases donneraient-ils à la négociation ? Réchid-Bey aurait voulu qu’on ne proposât d’abord à Ibrahim que la cession des quatre pachaliks de Seyde, de Jérusalem, de Tripoli et de Naplouse, sauf à accorder davantage dans le cours des débats. Mais M. de Varennes répondit qu’il était imprudent et dérisoire d’assigner pour point de départ à la négociation, des offres déjà refusées si péremptoirement, et qu’on ne pouvait se dispenser d’offrir à Ibrahim toute la Syrie. Réchid-Bey n’insista pas. Il avoua même à M. de Varennes que lorsqu’il avait pris congé du sultan, Mahmoud lui avait dit : « Entendez-vous avec M. de Varennes et arrangez cette affaire comme vous pourrez. » D’où le négociateur français conclut que le sultan voulait sortir à tout prix de la cruelle situation à laquelle il était depuis si long-temps enchaîné. Du reste, cette facilité de Mahmoud n’avait rien de surprenant. Car, comme presque tous les princes investis d’une autorité théocratique, le sultan ne faisait à son serviteur aucune concession qu’il n’eût l’arrière-pensée de lui retirer, à la première occasion favorable. Sa résignation n’était que l’hypocrisie de sa faiblesse.

Quant à Ibrahim, calme et confiant dans sa force, il attendait, sans témoigner aucune impatience, la sanction de ses victoires. Prévenu de l’approche des négociateurs, il leur envoya courtoisement une escorte. M. de Varennes, qui voyageait à cheval, avait devancé Réchid-Bey, qu’une maladie passagère mais douloureuse condamnait à se faire porter en litière. Cette circonstance, futile en soi, mit en relief l’audacieux mépris qu’affectaient pour le gouvernement turc Ibrahim et ses partisans. M. de Varennes ayant le premier rencontré les gens de l’escorte, il eut beaucoup de peine à les décider à attendre Réchid-Bey. « C’est pour vous, semblaient-ils dire, et non pour lui, que nous sommes venus. »

A Kutaya, la ligne de démarcation fut tracée par Ibrahim d’une manière bien plus blessante encore pour l’envoyé turc. M. de Varennes fut admis seul devant le vainqueur de Koniah, qu’il trouva déjeûnant et se livrant sans scrupule à l’usage de la boisson si rigoureusement proscrite par Mahomet. Ibrahim accueillit le négociateur français avec une sorte de grâce sauvage. Pour lui faire honneur, il avait ordonné qu’on célébrât sa visite par la Marseillaise, qu’exécuta en effet une musique barbare, et dont les paroles furent ensuite grossièrement chantées par des Arabes, qui s’évertuaient à imiter de leur mieux les consonnances françaises. Le tangage d’Ibrahim ne démentit pas la politique qu’indiquaient ces adroites prévenances. Le fils de Méhémet-Ali s’étendit sur les sentiments d’affection et de reconnaissance qu’il nourrissait pour le peuple de Napoléon. « Les Égyptiens, dit-il à plusieurs reprises, sont les enfants des Français. » Tout au contraire. il se montra fort animé contre les Russes, et, avec cet esprit de vanterie qui le caractérisait, il manifesta le désir de mesurer ses forces contre eux. Il parla du sultan, de ses tentatives de réforme de sa soumission à la Russie, de son gouvernement, avec un singulier mélange de compassion et d’insulte. Son père, c’était son dieu. Seulement, il lui reprochait, mais sur le ton du plus profond respect, d’avoir employé une partie des trésors de l’Égypte à construire une flotte qui, quoiqu’on fît, ne serait jamais en état de tenir la mer contre la marine européenne. « L’Égypte, disait-il avec raison, ne saurait être une puissance maritime puisque tous les éléments d’une véritable force navale lui manquent. L’intérieur des terres, voilà notre vrai champ de bataille. » M. de Varennes étant entré en matière sur l’objet de son voyage à Kutaya, Ibrahim commença par couper court à toute discussion, en déclarant qu’il n’était que l’exécuteur docile des ordres de son père. Or, Mehémet-Ali demandait plus que la Syrie ; il demandait le pachalik de Diarbékir, les districts d’Itchyla et d’Alaya, et, surtout le pachalik d’Adana, c’est-à-dire un pied dans l’Asie-Mineure. De telles prétentions étaient exorbitantes : M. de Varennes les combattit avec fermeté. Mais Ibrahim lui opposa une obstination qui semblait invincible.

Découragé et irrité, le négociateur français fut au moment de rompre la négociation et de quitter Kutaya : Les prières de Réchid-Bey le retinrent. De son côté, Ibrahim consentit enfin 1° à renoncer aux districts d’Itchyla et d’Alaya ; 2° à remettre à des arrangements ultérieurs le sort du pachalik de Diarbékir. Relativement à la cession d’Adana, il fut intraitable. Ce pachalik était comme une porte ouverte sur l’Asie-Mineure, il complétait le système de défense de la Syrie, et, de plus, il produisait en abondance dés bois de construction, ressource précieuse pour les chantiers de Méhémet-Ali.

Dans une dernière conférence, M. de Varennes employa tout, jusqu’à la menace, pour faire céder Ibrahim. Il avait remarqué, dans le cours des précédentes discussions, que le mot protocole, prononcé devant le fils de Méhémet-Ali, suffisait pour le faire tressaillir : il s’attacha donc à lui mettre sous les yeux, comme conséquence inévitable de son obstination à abuser de la victoire, les protocoles de l’Europe occidentale coalisée contre l’ambition du pacha d’Egypte ; il fit plus : il lui rappela Navarin ! Pendant que M. de Varennes parlait, Ibrahim faisait des efforts visibles pour mettre un frein à sa colère ; le sang lui était monté au visage il avait l’œil en feu ; et toute son attitude trahissait la violence des sentiments dont il était agité. Il parvint néanmoins à se contenir, mais il demeura inébranlable ; et, sur le dernier point en discussion, M. de Varennes dut fléchir.

Ibrahim ne tarda pas à lui envoyer de riches présents. Le négociateur français était trop mécontent de son œuvre pour les accepter ; il répondit : « On croirait que je vous ai vendu la paix. » Il craignait, en effet, que les conditions accordées à Ibrahim ne parussent exagérées à la diplomatie européenne et n’amenassent des complications funestes.

Dans le temps même où l’on concluait à Kutaya l’arrangement qui rendait l’intervention russe inutile, cette intervention prenait des proportions de plus en plus effrayantes. Un corps d’armée, évalué à 24,000 hommes, se mettait en mouvement, et une division de l’escadre d’Odessa venait jeter 5,000 hommes de débarquement sur la côte d’Asie, vis-à-vis de Bujukdéré et de Thérapia. Il y avait dans un tel luxe de secours superflus une rare insolence. Le sultan les reçut néanmoins avec une affectation de gratitude qui, moins mensongère, n’en eut pas été moins honteuse. Il combla les officiers de marques d’estime et afficha pour la tenue des troupes une admiration bruyante, les flattant par des comparaisons injurieuses pour ses propres sujets, et, jusque dans les plus petites choses, sacrifiant sa dignité impériale au désir de plaire à ses dangereux protecteurs. C’est ainsi qu’après avoir fait promettre son portrait à M. de Varennes, ce qui est considéré en Turquie comme une haute faveur, il n’hésita pas, l’arrangement de Kutaya une fois conclu, à revenir sur sa promesse, de peur de mécontenter la Russie, qui feignait d’être irritée de l’importance des concessions obtenues par Ibrahim. Instruit de ce manque de parole et de ce que Mahmoud avait l’intention de faire pour en adoucir l’injure, M. de Varennes refusa d’avance tout dédommagement et répondit « Je vois bien que, décidément, la Turquie n’est plus qu’une province turque. »

Et en effet, le 5 mai, c’est-à-dire le lendemain du jour où la grande querelle de Mébémet-Ali et de Mahmoud se terminait d’une manière définitive e par la solution de quelques difficultés relatives à la cession d’Adana, le comte Orloff arrivait à Constantinople, muni de pouvoirs extraordinaires. Était-ce un défi ? L’empereur Nicolas avait-il voulu nous faire peur de son ascendant oriental ? On eût malaisément assigné une cause sérieuse à une mission d’une solennité aussi tardive ; car déjà Ibrahim se disposait à évacuer l’Asie-Mineure. Le 24 mai il abandonna Kutaya, et, avant le mois de juillet, il avait laissé le Taurus derrière lui.

Les Russes se décidèrent alors à délivrer Constantinople du poids de leur présence : il ne leur restait même plus l’ombre d’un prétexte. Toutefois, ils ne lâchèrent leur proie qu’après avoir obtenu de la condescendance du sultan un traité[6] qui valable pour huit années, nouait entre la Russie et la Turquie une alliance défensive, et fermait aux vaisseaux de toutes les nations autres que la nation russe, le détroit des Dardanelles. L’Europe prit ombrage de ce traité sans en avoir saisi la signification véritable. Au fond, les Russes n’avaient nul besoin — leur récente expédition le prouvait de reste — qu’une stipulation diplomatique leur conférât le droit d’occuper le Bosphore quand bon leur semblerait. Ce droit, ils le puisaient dans leurs précédentes conquêtes, dans leur prépondérance, dans leur voisinage dans leur force. Le traité d’Unkiar-Skelessi n’avait donc que la valeur d’une bravade, mais d’une bravade habile ; car elle parlait vivement à l’imagination des Turcs, et elle accoutumait l’Europe à trouver naturelle la suzeraineté de Saint-Pétersbourg sur Constantinople.

On peut voir maintenant combien fut fatale aux intérêts de la France la manière dont s’engagea cette question d’Orient, source de tant d’orages. Nous ne saurions trop le répéter : dès qu’à tort ou à raison, le gouvernement français adoptait pour principe l’intégrité de l’empire ottoman et son maintien sous un prince légitime, il y avait folie ou mauvaise foi à permettre que Méhémet-Ali s’agrandit aux dépens de la Porte. La politique de l’amiral Roussin était, par conséquent, dans le système auquel on se résignait, et la plus loyale et la plus sage. Malheureusement, cette politique oscilla et se démentit d’une façon déplorable, grâce à l’inconsistance du gouvernement français et au désordre diplomatique qui en fut le fruit. Entre le système que représentaient les mesures arrêtées en faveur de Mahmoud le 21 février par l’amiral Roussin, et les conditions consenties plus tard à Kutaya en faveur de Méhémet-Ali, il y a un abîme. Or, de ces deux systèmes, le premier, qui avorta, ébranlait notre crédit auprès du pacha d’Égypte ; le second, qui prévalut, ruinait notre influence auprès du sultan. Le premier tendait à nous aliéner Alexandrie, le second Constantinople. Il est vrai que c’était à notre médiation que Méhémet-Ali semblait devoir le couronnement de ses conquêtes ; mais quel mérite une pareille médiation pouvait-elle avoir à ses yeux, après nos sommations menaçantes et sa déclaration formelle qu’il ne céderait pas ?

Quant au résultat matériel des négociations, et en laissant de côté leurs conséquences morales, il faisait évidemment les affaires, non de la France, mais des Russes. Car livrer à Méhémet-Ali toute la Syrie et les portes de l’Asie-Mineure, c’était couper en deux l’empire ottoman, c’était l’affaiblir, c était rendre la dépendance de Mahmoud à l’égard de l’empereur Nicolas plus nécessaire et plus complète, c’était avancer pour Constantinople, et sans compensations pour nous, l’heure fatale de la servitude. Si, malgré tout cela, le cabinet de Saint-Pétersbourg se montra contraire aux prétentions de Méhémet-Ali et mécontent des avantages qu’on lui faisait, c’est qu’il entrait dans la politique russe de protéger Mahmoud. D’ailleurs, de quel prétexte la puissance moscovite aurait-elle couvert son irruption dans le Bosphore, si elle n’y avait paru en qualité de protectrice ?

Ainsi se termina notre première campagne diplomatique en Orient. La suite, comme on le verra, répondit au début !

Vers la même époque, le cabinet des Tuileries contractait envers celui de Saint-James un engagement qui passa presqu’inaperçu alors, enseveli qu’il était dans l’ombre des chancelleries, mais qui devait, quelques années plus tard, réveiller en France des haines mal éteintes et y soulever de formidables débats.

Nul n’ignore en quoi consiste la traite, cet infâme recrutement d’esclaves, ce hideux commerce de chair humaine, que Mirabeau flétrissait si énergiquement lorsqu’il donnait aux vaisseaux négriers le nom de bières ambulantes. Le 16 pluviôse an II (1794), la Convention française avait eu la gloire d’abolir, par une décision qu’annula Bonaparte, non seulement l’esclavage, mais la traite, qui perpétue l’esclavage au moyen du vol des nègres africains. L’exemple fut suivi par l’Angleterre : en 1808, le parlement anglais, à une très forte majorité, proscrivit la traite. il ne faisait en cela que compléter la politique à laquelle les nègres des colonies anglaises avaient dû leur liberté. On a cru et on a dit, dans presque tous les pays de l’Europe, qu’en décrétant l’abolition de l’esclavage, le gouvernement anglais avait caché sous le manteau de la philantropie les calculs d’un égoïsme profond ; qu’il avait voulu, par l’émancipation des nègres, ruiner la culture du sucre des Antilles, pour assurer à son sucre indien la possession du marché de l’univers. Les combinaisons machiavéliques sur lesquelles l’aristocratie anglaise a fondé sa domination et le maintien de l’esclavage dans les Indes-Orientales, autorisent l’hypothèse, mais ne suffisent pas pour permettre l’affirmation. Attribuer avec légèreté à des motifs sordides les actes qu’expliquent naturellement des raisons puisées à ces grandes sources du cœur qui ne sont jamais tout-à-fait taries, c’est tenir en trop petite estime et soi-même et l’humanité. Il faut, d’ailleurs, reconnaître que c’est la nation anglaise, et non le gouvernement anglais, qui l’a poussé enfin, ce cri d’émancipation, l’un des plus solennels et des plus puissants qui aient jamais retenti dans le monde. Sans les efforts des quakers et des diverses sectes religieuses dé l’Angleterre, sans leurs prédications et lé mouvement imprimé à l’opinion publique, la résistance opposée à l’immortelle motion de Welberforce n’eût peut-être pas été vaincue. Quoi qu’il en soit, après avoir proclamé l’émancipation des esclaves dans ses propres colonies, lé gouvernement anglais se trouvait amené à vouloir que l’émancipation eût lieu dans les colonies étrangères, et la question d’humanité devenait ainsi pour lui une question d’intérêt. Aussi n’avait-il cessé de poursuivre l’abolition de l’esclavage et la destruction de la traite, avec cette persévérance qui caractérise les Anglais. Après la révolution de 1830, l’occasion lui parut bonne pour faire servir la France à l’accomplissement de ses desseins ; et, le 30 novembre 1831, le comte Horace Sébastiani et le vicomte Granville signaient, au nom de leurs Cours respectives, un traité ayant pour objet la répression de la traite des noirs.

Ce traité portait que, dans des parages qu’il déterminait en les spécifiant, chacune des deux nations aurait le droit de visiter les navires de commerce dé l’autre ; que le nombre des bâtiments à investir de ce droit serait fixé, chaque année, par une convention spéciale ; qu’il pourrait n’être pas le même pour l’une et l’autre nation, mais que, dans aucun cas, le nombre dès croiseurs de l’une ne devrait être de plus du double de celui des croiseurs de l’autre ; que les navires capturés pour s’être livrés à la traite, ou comme soupçonnés d’être armés en vue de ce barbare trafic, seraient, ainsi que leurs équipages, remis sans délai à la juridiction de la nation à laquelle ils appartiendraient, sauf à n’être jugés que d’après les lois de leurs pays respectifs.

Rien de plus sacré, rien de plus auguste que le but avoué de ce traité. L’Europe ne saurait tolérer, sans s’avilir, un commerce de marchandises humaines. Il lui est commandé de flétrir les négriers comme des misérables, de les poursuivre et de les châtier comme des assassins. S’il a été admis par toutes les nations civilisées qu’en temps de guerre on pourrait visiter les vaisseaux neutres soupçonnés de porter des armes à l’ennemi, pourquoi ne serait-il pas admis qu’en temps de paix on pourra visiter les navires soupçonnés de porter à la servitude sa pâture vivante ? Si le pirate, qui vole de l’or, n’est point protégé par le pavillon dont il cherche à couvrir ses rapines, pourquoi n’en serait-il pas de même du négrier, qui fait métier de voler des hommes ? Malheureusement, le traité passé à ce sujet entre la France et l’Angleterre tendait à la réalisation d’un bon principe par un moyen détestable. Pour avoir raison de la traite, il aurait fallu en appeler, contre une telle infamie, à une croisade de toutes les Puissances, unies cette fois par le double lien de la religion et de l’humanité ; il aurait fallu pourvoir à l’établissement d’une flottille neutre, commissionnée, non par telle ou telle nation en particulier, mais par l’Europe[7]. Et en effet, pour rendre inefficace la convention du droit de visite, ne suffisait-il pas qu’une seule nation refusât son concours ? L’Amérique, par exemple, qui se déshonore en tolérant l’esclavage, elle qui se dit républicaine, l’Amérique ne fournissait-elle pas aux négriers un moyen infaillible de se soustraire à toute poursuite en arborant le pavillon américain ? Le traité signé entre MM. Sébastiani et Granville était donc attaquable sous ce rapport. Il avait, de plus, l’inconvénient grave de donner aux Anglais, tyrans bien connus, tyrans incorrigibles des solitudes de la mer, le prétexte de vexer notre marine, d’entraver notre commerce, d’humilier nos matelots, de contrôler nos mouvements avec insulte, et tout cela au nom de la philantropie, artificieusement invoquée. Il est vrai que, le droit étant réciproque, la voie des représailles nous restait ouverte ; mais, outre que le traité rétrécissait devant nous cette voie en autorisant l’Angleterre à entretenir deux fois plus de croiseurs que la France, tout système de représailles mène a la guerre, et la témérité est grande de déposer au fond d’une alliance le germe d’inévitables discordes[8]

Et pourtant, ce fut ce traité, si mal conçu et si dangereux, que le gouvernement français, en 1833, consentit à confirmer et à étendre. S’il avait pu rester un doute sur les arrière-pensées de l’Angleterre, il aurait été levé par les clauses de la convention supplémentaire que signèrent à Paris, le 22 mars 1833, le vicomte Granville et le duc de Broglie, notre ministre des affaires étrangères. Car la convention supplémentaire ne se bornait pas, comme on l’a prétendu depuis, à développer les principes posés et à résoudre les difficultés qui s’étaient présentées dans l’exécution du traité primitif ; elle tendait à en modifier la nature et les effets. C’est ainsi qu’il était stipulé dans l’article 6 que tout bâtiment de commerce des deux nations serait présumé de plein droit s’être livré à la traite des noirs ou avoir été armé pour ce trafic, si l’on trouvait à son bord des écoutilles en treillis et non en planches ordinaires, ou des planches en réserve propres à établir un pont volant, ou des chaînes et des menottes, ou une plus grande provision d’eau que les besoins d’un bâtiment marchand n’en exigent, ou trop de gamelles et de bidons, ou trop de riz, de farine, de manioc du Brésil, de blé des Indes…[9]

Considérer comme indices du crime, des chaînes et des menottes, on le pouvait assurément mais permettre d’avance qu’un navire fut détourné de sa destination, enlevé à son commerce, traîné dans un port pour y subir les lenteurs et les désagréments d’un procès, parce qu’il aurait plu à un étranger de trouver à bord un peu trop de farine ou de riz, n’était-ce pas donner au droit de visite une extension dérisoire et propre à en changer le caractère ? N’était-ce pas exposer la marine marchande à des vexations de toute espèce, contre lesquelles il n’y aurait de recours que dans des représailles brutales ? Il était fort étrange que le cabinet des Tuileries, si passionné pour la paix, l’eût mise ainsi à la merci de tous les hasards ! il était étrange qu’il la fit dépendre de l’injustice ou de la grossièreté du premier marin venu ! Et en faut-il davantage pour indiquer combien était impérieuse, à cette époque, l’influence de l’Angleterre aux Tuileries ?

L’attitude des ministres français vis-à-vis du Portugal ne révélait pas moins clairement le fond de leur politique, toute de condescendance et de peur. Depuis long-temps, le Portugal était troublé par la lutte de deux frères, don Pédro et don Miguel ; et l’un et l’autre, avec un acharnement implacable, ils poursuivaient la victoire : une couronne en était le prix. Après de nombreuses vicissitudes, le père de dona Maria s’était rendu maître de Porto, et don Miguel l’y assiégeait. Porto n’était qu’un point bien petit sur la carte, et cependant l’Europe entière avait l’œil fixé sur ce point, d’où pouvaient jaillir les premières étincelles d’un embrasement général. Contempteur déclaré des chartes modernes, et franchement despote, dont Miguel avait les sympathies des Puissances ultra-monarchiques du Continent, il en recevait des encouragements, des secours ; et il s’appuyait, en outre, sur le peuple, dont l’ignorance fait si aisément pacte avec le despotisme, dans tout pays où la superstition a passé. Don Pédro apportait au Portugal une charte à la façon des Anglais ; il invoquait, par conséquent, à l’appui des droits de dona Maria, sa fille, la Grande-Bretagne et la France.

Le gouvernement français fit des vœux pour don Pédro, et n’osa faire davantage. Appelé à Porto pour y soutenir de ses talents militaires et de sa vieille expérience la cause constitutionnelle, le général Solignac n’avait trouvé dans le cabinet des Tuileries que réserve et froideur. Aucune somme d’argent ne fut mise, même en secret, à sa disposition ; on voulut bien couvrir d’une tolérance timide les démarches auxquelles il se livrait pour rassembler autour de lui des compagnons de guerre, mais on eut soin de se ménager le moyen de désavouer toute participation officielle au mouvement. La duchesse de Bragance, qui était alors à Paris, et qui eût volontiers mis ses diamants en gages pour obtenir des secours efficaces, dut se résigner à cette situation d’esprit où l’espérance tient moins de place que l’inquiétude ; enfin, le général Solignac n’eut à jeter dans la balance que le poids de son nom et de son épée.

Il faut le dire, la conduite du cabinet de Saint-James fut ici plus pusillanime encore et plus incertaine que celle du cabinet des Tuileries. Dirigée en 1833 par le comte Grey et les whigs, que le triomphe de la réforme avait portés aux affaires, la politique anglaise semblait avoir perdu sa clairvoyance et sa vigueur ordinaires. Les whigs ne pouvaient ignorer de quelle haine don Miguel était animé contre eux ; ils s’exposaient donc, en ne prêtant point à don Pédro un appui décisif, au danger de voir un prince ennemi s’installer définitivement sur le trône du Portugal, royaume qu’ils regardaient, depuis le traité de Méthuen, comme une colonie anglaise. Au reste, lord Wellington et lord Aberdeen, prédécesseurs du comte Grey et de lord Palmerston, n’avaient pas eu, à l’égard du Portugal, une politique moins inconsistante. Car ils avaient flétri et soutenu don Miguel tour à tour. Tantôt c’était lord Aberdeen faisant tomber, du haut de la tribune anglaise, sur la cruauté et la lâcheté de don Miguel, un retentissant anathème ; tantôt, c’était lord Wellington ordonnant aux croisières anglaises de foudroyer le navire monté par le général Saldanha et quelques autres partisans de don Pédro. Ordre barbare qui a fait dire que l’Angleterre avait tenu en réserve, pour le service de don Miguel des boulets dérobés au bombardement de Copenhague !

Dans cet état de choses, don Pédro ne s’abandonna pas lui-même. Guidé par le général Solignac, et puissamment secondé par les aventuriers intrépides que lui avait fournis ce sol de France, nid de soldats, il soutint le siège de Porto avec une remarquable constance. Mais ses efforts tendaient à l’épuiser ; appuyé, au sud du Douro, corps de 6,000 hommes, don Miguel comptait, au nord, 17,000 combattants, et c’est à peine si le nombre des assiégés s’élevait à 13,000 ; la famine avait un moment sévi dans Porto ; le choléra y avait marqué cruellement son-passage ; la patience des habitants menaçait de se lasser ; pas de main assez forte pour tenir noués long-temps les liens de la discipline, dans une garnison composée de tant d’hommes appartenant à des nations diverses ; Sartorius, commandant de la flotte de don Pédro, s’était mis en pleine révolte, s’était éloigné de la côte, et il avait fallu l’apaiser d’abord, le remplacer ensuite… Que de raisons pour qu’on se résolût à précipiter le dénoûment ! Ce fut l’avis du général Solignac. Dans un conseil de guerre assemblé en vue de quelque décision énergique et définitive, il proposa d’aller droit à l’ennemi, de lui passer sur le ventre et de paraître à Lisbonne l’épée à la main. Toutes ses dispositions étaient prises, il avait étudié le terrain, pesé de part et d’autre les courages, il répondait de la victoire. La majorité du conseil en décida autrement on pensa qu’il valait mieux envoyer dans les Algarves qui ne demandaient qu’un signal pour se soulever, un corps de 4, 000 hommes, tandis que don Pédro attendrait dans la place le résultat de cette diversion. Le général Solignac avait vu germer autour de lui de sourdes hostilités ; il ne possédait pas, quoique major-général de l’armée, toute la force qui lui eût été nécessaire ; dans le dernier conseil de guerre, il avait eu le chagrin d’entendre son propre aide-de-camp, M. Duverger, combattre son opinion : il se démit du commandement et quitta Porto, craignant bien que le père de dona Maria ne perdît là partie, faute d’audace et de nerf.

Mais de nouvelles et heureuses circonstances étaient venues en aide à la fortune de don Pédro. Le duc de Palmella qui, comme instrument des Anglais, était au Portugal ce que M. de Talleyrand était à la France et M. Van de Weyer à la Belgique, le duc de Palmella s’était occupé de réunir en Angleterre, pour le compte de la cause constitutionnelle, des ressources financières. Le succès couronna ses démarches comme il avait, une fois déjà, couronné celles que, dans le même But et dans le même pays, avait-faites M. Mendizabal. L’argent obtenu servit à des levées de volontaires, et des marins anglais se montrèrent à Porto, commandés par le capitaine Napier, véritable homme de mer. A dater de ce moment, tout ne fut pour don Pédro que triomphes et prospérités. Les couleurs de dona Maria ne tardèrent pas à flotter sur le royaume des Algarves, que le duc de Terceire venait de soumettre en courant. Avec trois frégates, une corvette, un brick, un petit schooner, Napier avait rencontre, à la hauteur du cap Saint-Vincent, la flotte miguéliste, composée de deux vaisseaux de ligne, de deux frégates, de trois corvettes, de deux bricks et d’un chebec. Malgré l’inégalité des forces, Napier n’hésita pas à présenter le combat. Il attaque la flotte ennemie avec une impétuosité irrésistible, la disperse, s’en empare. La marine de don Miguel anéantie, une consternation profonde se répand dans son armée. Le duc de Terceire hâte le pas vers la capitale, emporte la ville de Sétubal, et taille en pièces un corps de six mille miguélistes, dont le chef, Telles Jordao, reste sur la place. Le duc de Cadaval, gouverneur de la capitale, s’enfuit plein d’épouvante ; Lisbonne ouvre ses portes ; la population se presse au devant du vainqueur, avec ces cris confus qui saluent toutes les victoires ; et, à la tête de quinze cents hommes, le duc de Terceire prend possession de la ville au nom de dona Maria. C’était le 24 juillet 1833. Le lendemain 26, M. de Bourmont, arrivé depuis quelques jours au camp de don Miguel, livrait à la ville de Porto un assaut furieux et inutile. Des flots de sang y coulèrent, les tranchées furent comblées de morts. Mais M. de Bourmont dut rentrer dans son camp l’âme navrée bien que la lutte pût se prolonger long-temps encore, tout semblait présager la chute de don Miguel, et les légitimistes français le voyaient déjà emportant avec lui le dernier lambeau des monarchies.

La nouvelle de ces événements fut doublement agréable à Louis-Philippe : ils servaient ses intérêts dynastiques sans l’avoir compromis aux yeux des Puissances continentales. Mais l’Espagne lui préparait de graves inquiétudes.

A voir les brusques péripéties, les revirements soudains qui rendaient si changeante, dans ce pays, la physionomie de la politique, on se fut volontiers persuadé que le sort de la nation y dépendait du temps que son vieux roi malade mettrait à mourir. Et rien ne paraissait mieux le prouver que la scène extraordinaire dont le palais de la Granja, l’année précédente, avait été le théâtre. Ferdinand VII était sur le point d’expirer. Un ancien domestique, devenu successivement ministre et favori du roi d’Espagne, M. Calomarde, s’empare du chevet de l’agonisant. Gagné par les apostoliques, il épie le moment où la raison déjà si faible de Ferdinand s’affaisse et succombe, le moment où autour de lui les ténèbres de la mort s’épaississent… Il le presse alors, il le domine, il arrache à sa main défaillante la révocation de la pragmatique qui laissait à la jeune Isabelle, au détriment de don Carlos, l’héritage de la couronne d’Espagne. Cela fait, on répand que Ferdinand est mort, que don Carlos lui succède. Aussitôt le peuple de s’agiter, les ambitieux de composer leur attitude, les libéraux de craindre, et les apostoliques d’insulter à leurs ennemis abattus. Dans son inexpérience et dans son trouble, Christine ne savait ni ce qu’on devait faire, ni ce qu’on pouvait oser. Tout-à-coup, du midi de l’Espagne, accourt l’infante Louise Charlotte. Aussi indignée que Christine et plus résolue, elle paraît inopinément au palais de la Granja, pousse à Calomarde, l’apostrophe en termes violents, le menace ; et même on raconte qu’elle porta la main sur lui. De sorte qu’autour du lit sur lequel gisait, dans tout le néant de son humaine grandeur, un monarque à demi-éteint, parents, ministres, serviteurs, s’étaient réunis en tumulte pour se disputer les bénéfices de son agonie ! Genre de spectacle bien digne du régime des monarchies pures ! Vint un coup de théâtre Ferdinand n’était pas mort ! On devine le reste. Ce fut le tour des apostoliques de. trembler, et des libéraux de se montrer insultants. Ferdinand peu à peu sembla se ranimer, la pragmatique fut remise en honneur et Calomarde envoyé en exil, Christine reprit la direction des affaires.

Mais en même temps, M. Zéa-Bermudez était appelé au pouvoir. Or, son système se réduisait aux deux points que voici : 1° maintien du régime absolu combiné avec certaines réformes administratives ; 2° consécration des droits d’Isabelle. En effet, quelques améliorations secondaires furent tentées, et les Cortès par états convoquées à Madrid pour y prêter à Isabelle II, déclarée princesse des Asturies, le serment de fidélité. Vouloir le despotisme, c’était armer contre soi les partisans de la jeune reine, qui tous voulaient une constitution ; reconnaître Isabelle, c’était armer contre soi les partisans du despotisme, qui tous s’étaient rangés sous la bannière de don Carlos. Rien n’était donc plus impolitique et moins durable que le système de M. Zéa. Les conséquences en furent d’une incroyable bizarrerie. Quoique la querelle de don Carlos et d’Isabelle en Espagne, celle de don Miguel et de dona Maria en Portugal, celle de Louis-Philippe et du duc de Bordeaux en France, ne découlassent point des mêmes causes et n’eussent point la même nature, il existait néanmoins entre don Carlos, don Miguel, le duc de Bordeaux d’une part, et de l’autre, Isabelle, dona Maria, Louis-Philippe, un lien politique fortement noué. C’est ce que M. Zéa fut conduit à méconnaître. Comme sujet d’Isabelle, il avait a combattre don Carlos : comme fauteur du despotisme, il eut à soutenir don Miguel par qui don Carlos était encouragé et secouru. Jamais résultats plus contradictoires ne dénoncèrent la fausseté d’un système politique. N’importe : ce système tenait tant de place dans les convictions de M. Zéa, qu’il mit à en poursuivre le succès une fermeté calme et noble dont auraient pu s’honorer les plus grands ministres. L’Angleterre lui ayant adressé des représentations assez vives sur la forme qu’il donnait à ses sympathies pour don Miguel, il n’hésita pas à répondre avec hauteur, déclarant que, si les Anglais entraient en Portugal au nom de don Pédro, lui, au nom de don Miguel, il y ferait entrer sur-le-champ les Espagnols.

Voilà sur quels principes reposait la politique de l’Espagne, lorsque, le 29 septembre 1833, Ferdinand VII rendit le dernier soupir. Sa vie n’avait été qu’un tissu de basses bouffonneries associées à des instincts de cruauté. Son imbécillité sanguinaire l’avait fait tour-à-tour esclave de son entourage et tyran de son peuple. Il mourait, léguant à sa jeune femme une régence orageuse ; à sa fille, encore enfant une royauté en litige à son pays, la guerre civile.

La mort du roi d’Espagne ne fut pas plus tôt connue à Paris, que le Conseil s’assembla. Reconnaîtrait-on la jeune Isabelle ?

C’était renverser l’œuvre accomplie par Louis XIV, lorsqu’il avait fait passer les Pyrénées, non-seulement à son petit-fils, mais encore à ce droit salique, si essentiellement français. Or, le maintien du droit salique en Espagne était du plus haut intérêt pour la France, puisqu’il écartait d elle tous les périls d’un mariage qui aurait pu rendre l’Espagne anglaise, ou faire revivre à Madrid l’influence autrichienne. Convenait-il de rendre possible quelque autre Charles-Quint ? Y avait-il prudence à tenir ouverte aux Anglais, pour qu’ils vinssent nous attaquer par terre, la porte des Pyrénées ? Nous menacer en débarquant sur nos côtes, l’Angleterre ne le peut sans courir risque d’être jetée à la mer ; mais, du côté des Pyrénées, ses agressions sont bien plus sûres pour elle, bien plus dangereuses pour nous. Au point de vue national, il importait donc d’empêcher, en prenant parti pour don Carlos, qu’une femme n’appelât un beau jour sur le trône d’Espagne un prince étranger, et ne nous privât ainsi d’une alliance indispensable.

D’un autre côté, l’on avait à répondre : d’abord, que cette éventualité d’un mariage pouvait tourner en notre faveur aussi et plus aisément qu’en faveur d’une Puissance étrangère ; ensuite, que soutenir en Espagne les droits de la branche masculine, c’était couronner, dans don Carlos, le plus cruel ennemi de la maison d’Orléans et de sa royauté de fraîche date.

La première considération touchait faiblement Louis-Philippe : il avait trop peur du Continent pour nourrir l’espoir de marier un de ses fils à la jeune Isabelle ; mais l’idée que le triomphe de don Carlos était un acheminement au retour du duc de Bordeaux, avait suffi pour le décider.sa politique étant tout entière dans sa passion dynastique. L’opinion du roi fut celle de ses ministres. La reconnaissance de la reine d Espagne obtint leur adhésion unanime, bien qu’un partisan de don Miguel, M. Zéa, eut été conservé au ministère par Christine. Et M. Mignet reçut mission d’aller porter à Madrid cette importante nouvelle.

M. Thiers commençait à exercer dans le Conseil, même pour les questions qui ne concernaient pas son département, l’influence à laquelle l’appelaient son aptitude universelle, sa nature insinuante, son activité, et l’incontestable supériorité de son talent. Le roi l’aimait d’ailleurs, parce que lui trouvant un esprit léger et un caractère facile, il se flattait de le dominer. M. Thiers mit donc à profit les circonstances pour engager la politique du Cabinet dans les voies où il se proposait de la conduire, conformément à des vues que nous aurons occasion plus tard d’exposer et de développer. Il fit entendre à ses collègues et au roi que reconnaître la reine d’Espagne impliquait l’obligation, de la secourir au besoin ; qu’il était digne d’un pays tel que la France de donner à son assentiment la valeur d’un bienfait et l’autorité d’un haut patronage ; qu’il ne fallait pas se laisser prendre au dépourvu par la tempète qui se formait au-dessus des Pyrénées et pouvait fondre, du haut des montagnes ; sur nos provinces du midi ; qu’en un mot il était utile, nécessaire même de lever un corps d’observation de 50, 000 hommes.

Quoique systématiquement opposé à tous les actes de vigueur, le roi approuva le projet. Il jugeait que lever un corps de 50, 000 hommes, ce n’était pas s’imposer l’engagement de l’envoyer à l’ennemi ; et c’en était assez pour le décider. Car le roi manquait complétement de prévoyance. Doué d’une sûreté de jugement peu commune lorsqu’il ne s’agissait que de statuer sur les choses du quart-d’heure, sur les accidents isolés de la politique, il était incapable d’apprécier les événements dans leur ensemble et de saisir leur enchaînement logique. La faculté de généraliser lui était étrangère à un point extraordinaire. Souvent, il lui arrivait d’admettre le principe, sauf à éluder ensuite la tyrannie des conséquences par de pénibles détours ou des artifices dangereux. Sa politique, pour tout dire, était un provisoire éternel. La proposition que lui faisait M. Thiers n’ayant rien d’impérieux, rien d’actuellement décisif, il n’hésita pas à l’admettre, faute d’en apercevoir la portée et les résultats lointains. Il convient d’ajouter qu’en thèse générale Louis-Philippe, qui avait pris racine dans la paix, se prêtait cependant, et très-volontiers, à toute mesure ayant pour but l’augmentation de l’armée. « Qu’il est beau, disait-il un jour à un de ses ministres qui lui montrait le chiffre des troupes disponibles, qu’il est beau d’avoir sous la main des forces aussi considérables, et de ne s’en point servir ! » Mot qui eût pu paraître philosophique et profond, si, en France, la garde nationale eût été seule employée à contenir les mécontents !

Après avoir obtenu l’agrément du roi pour la levée des 50, 000 hommes, M. Thiers n’eut pas de peine à obtenir l’assentiment du maréchal Soult, ministre de la guerre. Il déplaisait au maréchal, pour lequel il n’avait, de son côté, aucune sympathie ; mais il lui prêtait, devant les Chambres, avec une complaisance si utile le secours de sa brillante parole qu’il avait fini par s’imposer à lui.

Il n’y avait plus à gagner que M. Humann, ministre des finances ; et ici la résistance fut opiniâtre. M. Humann faisait consister le génie d’un grand financier dans l’art des petites économies ; et, de toutes les dépenses, celles qui lui répugnaient le plus étaient celles qui avaient trait à l’augmentation de l’armée. Aussi eut-il soin d’objecter que les fonds manquaient pour la mesure proposée ; qu’il y aurait lieu, par conséquent, à une demande de crédit qu’on n’était pas sûr de voir accueillie avec faveur ; qu’on s’exposait gratuitement à des orages parlementaires dont on ignorait les suites que, pour son compte, il ne se souciait nullement de jouer sa responsabilité sur un coup de dé. M. Thiers insista, il représenta que la cause de Christine était la cause de la révolution de juillet elle-même, il se fit fort d’en convaincre la Chambre, et l’emporta enfin.

Les débats duraient depuis plusieurs jours : le Conseil s’assembla une dernière fois pour arrêter d’une manière définitive la mesure en discussion. Quel fut l’étonnement du roi et de M. Thiers, quand tout-à-coup le maréchal Soult s’écria, en parlant des nouvelles troupes qu’il s’agissait de lever : « Je n’en ai pas besoin ! » Cette sortie à laquelle personne ne s’attendait, émut vivement le roi, qui, à ce qu’on raconte, s’emporta jusqu’à dire : « Monsieur le maréchal, vous faites du gâchis. — Le maréchal Soult ne fait pas de gâchis », répliqua le ministre, en proie à un ressentiment contenu. Et il sortit brusquement. Le changement imprévu qui s’était manifesté dans son opinion fut attribué par certains de ses collègues à des préventions que lui aurait bassement suggérées un agent subalterne. Cet agent lui aurait fait croire qu’on n’avait mis la mesure sur le tapis que pour le compromettre devant les Chambres et le laisser tomber sous le coup d’un vote improbateur. Rien n’était plus invraisemblable. Quoi qu’il en soit, la démission du maréchal Soult paraissant imminente, le roi lui écrivit, pour le calmer, une lettre convenable. Lui, recevant le message avec humeur, il se contenta de répondre qu’il verrait ce qu’il avait à faire. Il fallait songer à lui donner un successeur : on jeta les yeux sur le maréchal Maison. Mais cédant bientôt à des conseils autres que ceux de la colère, le vieux ministre de la guerre remit à temps le pied dans les affaires publiques ; et la bonne harmonie rentra au sein du Conseil.

Telle se présente au jugement de l’histoire la politique extérieure suivie en 1833 par le gouvernement français. En Orient, elle fut incertaine, irréfléchie, aveugle, pleine de contradictions. Vis-à-vis de l’Angleterre, elle se résuma dans un engagement d’une témérité rare. Absolument nulle à l’égard du Portugal, elle prit a l’égard de l’Espagne un caractère de décision qu’il faudrait louer si l’on y eût donné suite. Au fond, l’année 1833 ne fut marquée ni par le nombre ni par l’éclat des événements. Mais beaucoup de solutions y furent préparées, et la Providence y posa devant les passions des hommes plus d’un problème important et redoutable.



  1. Le seul moyen, pour la France, de raffermir, en 1830, l’empire des sultans, eût été de tirer l’épée contre les Russes, en armant Constantinople et en prêtant appui à Varsovie soulevée. Mais si on ne voulait pas du système qui eût opposé à la ligue de toutes les Puissances principales, la France s’appuyant sur toutes les Puissances secondaires système plein de périls mais plein de grandeur, l’unique parti à prendre pour détruire les traités de Vienne et conserver à la France le rang qui lui convient, était celui que nous proposons dans ce chapitre.
  2. C’est ce qu’a fort bien vu M. te docteur Barrachin qui a vécu en Orient, qui connaît la Turquie, et qui a omis sur la question des idées saines. Malheureusement, M. Barrachin a cru devoir conclure, non pas à une fusion de l’Orient avec l’Occident, mais à une division nouvelle de la Turquie, division purement géographique, qu’il a voulu fonder sur les intérêts combinés de toutes les Puissances, mais qui, selon nous, n’aboutirait qu’à faire prévaloir en Orient l’intérêt exclusif de la Russie.
  3. Mais n’y aurait-il pas eu là pour l’ensemble des intérêts européens représentés par la France un danger immense ? Oui, si nous n’avions pas eu soin de stipuler pour nous des compensations propres à garantir à jamais notre indépendance. Et voilà pourquoi ce n’eut pas été trop de l’Égypte, de Rhin, en échange de Constantinople.

    Ces conditions admises, le danger disparaissait. D’autant que la pente de la Russie est vers l’Asie, suivant l’expression de M. de Lamartine.

    M. de Lamartine est de tous nos hommes d’État celui qui a vu le plus clair dans la question d’Orient. Il ne pouvait échapper à cette haute et noble intelligence que la chute de l’empire ottoman était le signal de la régénération du monde oriental par le monde occidental. Seulement et sur ce point nous ne pouvons être d’accord avec lui il aurait voulu le protectorat de la Russie à Constantinople, celui de la France en Syrie, et celui de l’Angleterre en Égypte. Ce serait donner la Méditerranée aux Anglais et leur laisser les Indes. Nous maintiendrions-nous en Syrie, resserrés entre les Russes et les Anglais ? Et combien petite serait la compensation que nous réserverait un système qui livrerait aux premiers Constantinople et aux seconds Alexandrie. Car ce que M. de Lamartine appelle un protectorat se changerait bien vite en souveraineté. La France réduite au protectorat orageux de la Syrie ? Mais, pour Constantinople abandonnée aux Russes, Napotéon trouvait que l’Égypte elle-même, devenue française, n’eut pas été un dédommagement suffisant !

  4. On objectera peut-être au système que nous venons d’exposer qu’il eût été fort étrange de préférer, après la révolution de juillet, l’alliance d’un despote à celle d’une monarchie constitutionnelle, et d’une monarchie constitutionnelle par qui cette révolution avait été ardemment applaudie, Certes, plus que personne nous estimons et admirons, pour peu qu’on le sépare de son gouvernement ce grand peuple de l’Angleterre. Mais franchement, nous ne voyons pas pourquoi nous sympathiserions avec le régime constitutionnel anglais qui consacre la plus exécrable tyrannie qui ait jamais existé. Quel lien politique y a-t-il entre une nation qui comme la nôtre, a consenti pour extirper le régime aristocratique, à passer par toutes les convulsions de la plus formidable anarchie, à s’épuiser par une guerre-sans exemple et sans nom, à se noyer à demi dans le sang de l’Europe et dans son propre sang… et une nation qui, comme la nation anglaise, ne vit que des excès et des usurpations permanentes de l’aristocratie ? Avons-nous sitôt oublié que c’est contre les principes de notre immortelle révolution que l’Angleterre a poussé tout le continent dont elle seule salariait la colère ?

    Et quant à l’accueil fait en Angleterre à la révolution de juillet, depuis quand de pareilles manifestations sont-elles décisives aux yeux d’un homme d’État Lorsque la question belge s’est présentée, la sympathie des Anglais pour notre révolution les a-t-elle empêchés de faire obstacle à nos prétentions même les plus légitimes ? Et n’ont-ils pas tout mis en œuvre pour faire faire revivre, à notre détriment, autant qu’il était possible, la pensée de défiance et de haine qui, en 1815, avait présidé à la formation du Royaume des Pays-Bas ?

    S’imaginer que la Russie eût repoussée une alliance d’intérêts, éminemment favorable pour elle, et cela par zèle monarchique, alors surtout qu’elle avait si peu de chose à craindre de la propagande de nos idées, c’est une véritable puérilité.

  5. Interprète.
  6. Voir aux documents historiques, n°5.
  7. Cette solution, lorsque plus tard le droit de visite fut débattu, cette solution a été celle de tous les esprits sincères et élevés. Mais hélas ! c’est sur la difficulté d’exécution que les adversaires de la mesure ont triomphé ! Les souverains s’entendent aisément et n’ont pas de peine à former des congrès, lorsqu’il s’agit pour eux de tyranniser les peuples avec ensemble ou de se les partager ainsi qu’un vil bétail ; mais il paraît qu’entre ces mêmes souverains l’union devient très-difficile, lorsqu’il ne s’agit plus que d’arracher à quelques brigands des milliers de pauvres victimes ! …
  8. Voilà ce que n’a peut-être pas suffisamment pesé M. Schœlcher le plus noble assurément et le plus sérieux de tous les défenseurs de ce traité du droit de visite, devenu si célèbre.
  9. Voir aux documents historiques, n° 6.