Histoire de dix ans,tome 4/Chapitre 4

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CHAPITRE IV.


Expédition de Savoie. — Association de la Jeune Italie ; ses principes ; son organisation son but. — Mazzini et Ramorino. — Rapports de Mazzini avec les républicains français ; sages appréhensions de Buonarotti ; son portrait. — Entrevue de Mazzini et de Ramorino à Genève ; plan adopté. Mouvement sur la Savoie ; comment il échoue. — Influence de cet échec sur l’attitude du gouvernement français. — Une lutte terrible se prépare entre le pouvoir et le parti républicain. — Poursuites contre M. Cabet. — Mort tragique de Dulong. — Loi contre les crieurs publics ; scènes d’horreur. – Loi contre les associations ; une grande bataille se prépare. — Affaire des 25 millions. — Démission du duc de Broglie. — Intrigues secrètes. – Remaniment ministériel. – Symptômes avant-coureurs d’une révolution.


Nous entrons dans une époque remplie de tempêtes. Réduit en 1833 à une sorte de sommeil agité, l’esprit révolutionnaire allait se réveiller à Lyon, impétueux et terrible.

Ce fut en Savoie qu’il éclata d’abord. Il avait eu son point de départ à Genève, et il devait s’étendre sur l’Italie tout entière pour en changer la face. Ces premiers mouvements ne présentent donc pas, à proprement parler, une physionomie française ; mais ils émanaient de la révolution de 1830 : ils étaient de nature à influer puissamment sur le cours de ses destinées ; ils se liaient d’une manière intime aux mouvements de l’esprit français ; ils tenaient en éveil, au milieu de la France attentive, de nobles sympathies et des espérances qui ne demandaient qu’à être encouragées ; enfin, ils se combinaient avec les efforts du parti démocratique dans le Jura, à Lyon, et à Grenoble. Sous tous ces rapports, ils valent que nous leur consacrions quelques pages ; d’autant qu’ils ont été jusqu’ici imparfaitement connus et mal appréciés.

De conspirateur, Charles Albert était devenu roi de Sardaigne. Ses trahisons n’étaient un mystère pour aucun de ses anciens complices. Et cependant quand elle vit un des siens sur un trône, la vieille charbonnerie ne put se défendre d’un tressaillement d’orgueil et d’espoir. Le monarque ne tiendrait-il pas quelques-unes des promesses du prince ? Plusieurs le crurent, et une lettre fut publiée qui lui rappelait son passé. Charles Albert y répondit par des poursuites, par des menaces de proscription. Les patriotes italiens comprirent alors qu’un prince qui les avait eus pour confidents ne pouvait plus être que leur ennemi. L’association, connue sous le nom de la Jeune Italie, s’organisa.

A la différence du carbonarisme qui avait été sceptique et libéral, la Jeune Italie fut profondément religieuse et démocratique. Elle avait pour fondateur et pour chef M. Mazzini, pour but l’indépendance et l’unité de l’Italie, pour symbole une branche de cyprès, pour devise ces mots : Maintenant et toujours (ora e semprè), pour moyens l’insurrection et la propagande, l’épée du conspirateur et la plume du journaliste. Ses principes, la Jeune Italie les répandait par un journal établi à Marseille ; sa campagne révolutionnaire, elle la préparait par des comités mystérieux formés dans la Lombardie, dans la Toscane, dans les États du pape, et en dernier lieu à Naples. La conspiration recruta bientôt dans la jeunesse italienne des soldats nombreux et dévoués ; elle prit racine dans l’armée et, plus particulièrement, dans le corps d’artillerie. Quelques hommes de diverses provinces devaient composer le gouvernement insurrectionnel, pouvoir d’exception qui aurait duré autant que l’insurrection elle-même, c’est-à-dire jusqu’au jour où l’Autriche n’aurait plus possédé un pouce de terrain en Italie. Ce jour là un congrès national, né du suffrage universel à deux degrés, se serait rassemblé à Rome, et devant lui se seraient anéanties toutes les autorités issues de l’orage. Au mouvement intérieur devaient correspondre des tentatives venues du dehors. On adoptait le système de la guerre par bandes, parce que c’était celui qui, selon l’opinion de Mazzini, se conciliait le mieux avec les inspirations du patriotisme, parce qu’il consacrait par une multitude de faits d’armes chaque pierre de la patrie, parce qu’il n’étouffait pas sous le poids de la régularité militaire la spontanéité des vertueux élans, parce qu’enfin, comme l’avait dit Napoléon, ce n’était point par la charge en douze temps qu’on défendait les Thermopyles.

Une idée fausse domina, malheureusement, toutes ces combinaisons. Le sentiment national s’était attiédi en Italie, même parmi les patriotes les plus sincères, par l’habitude où étaient les Italiens depuis 850 de tourner les yeux vers la France et de n’espérer qu’en elle. Mazzini et ses compagnons voulurent réagir contre cette tendance, mais ils la combattirent avec excès. Victimes d’une honorable illusion, ils s’imaginèrent qu’en Italie, où le peuple n’a pas la puissance de l’extrême misère, un appel à l’indépendance suffirait pour faire sortir de terre des bataillons de citoyens ; ils crurent que l’Italie, énervée par un long esclavage que le bien-être matériel dissimulait, trouverait néanmoins en elle la vigueur nécessaire pour substituer son initiative révolutionnaire à celle, de la France, et conduire vers la démocratie la marche du monde. L’erreur était grande et devint funeste. Les chefs de la conspiration se virent arrêtés à chaque pas par l’inexpérience, la méfiance, le défaut d’énergie, l’incertitude, fruits amers de quatre siècles d’espionnage et de servitude. Le gouvernement sarde n’ignorait pas qu’on l’entourait d’embûches, et il veillait. Une circonstance, insignifiante en soi, le mit sur la voie du complot. Deux sous-officiers artilleurs, dont l’un avait reçu de l’autre des ouvertures, se prirent de querelle au sujet d’une femme et tirèrent le sabre. On les arrêta, et, au moment de l’arrestation, l’un d’eux murmura des paroles de vengeance qui étaient un commencement de révélation. Le gouvernement fit faire aussitôt des perquisitions dans les sacs des artilleurs. Quelques fragments d’imprimés, une liste de noms sont trouvés : les arrestations commencent. La terreur est à Gènes, à Turin, à Chambéry. Pour obtenir des révélations, on ose tout : les amis sont, par de-mensongères promesses, sollicites à trahir leurs amis ; on fait servir d’encouragement à l’infamie des dénonciations la tendresse alarmée des sœurs, des épouses, des mères. L’espionnage habite les cachots. Un sergent-sapeur, nommé Miglio, venait d’être arrêté ; on lui donne pour compagnon d’infortune un inconnu qui se dit son comptée et prétend avoir conservé avec ses parents des moyens de communication l’infortuné Miglio tombe dans le piège. Il s’ouvre une veine et écrit avec son sang à des êtres qui lui étaient chers, une lettre qu’il remet à son compagnon. Elle figura au procès et fit traîner Miglio à la mort. L’affreux pouvoir des tortures morales avait été essayé sur un doux et noble jeune homme, M. Jacopo Rumni : il résista, silencieux dans son mépris, calme dans sa colère ; et, la nuit venue, d’un clou arraché à la porte de sa prison, il brisa le lien qui attachait à l’enveloppe mortelle son âme généreuse et indignée. En peu de temps les prisons avaient été remplies, et un grand nombre de victimes furent livrées au bourreau.

La Jeune Italie était frappée cruellement ; elle n’était ni vaincue ni dissoute. Dans le courant de l’année 1833, Mazzini se rendit à Genève où il organisa une expédition qui, traversant la Savoie, devait envahir le territoire italien. Mais, chef de la conspiration, l’insuccès des tentatives précédentes pesait sur lui. On lui adjoignit le général Ramorino, qui, par sa famille, tenait à la Savoie, et qui, depuis la guerre de Pologne, était le héros de la jeunesse italienne. Mazzini eut des doutes. Il se défiait des renommées rapides, il rappela que la Jeune Italie s’était vouée au culte des principes et non pas à celui des noms. Mais le général lui était imposé par les comités de l’intérieur et par les donneurs de fonds, presque tous réfugiés italiens. Il craignait d’ailleurs qu’on ne l’accusât d’avoir, dans son nouveau complice, repoussé un rival. Il l’appela donc à Genève, après avoir envoyé auprès de lui deux émissaires chargés de l’étudier. Dans la première entrevue des deux chefs il fut convenu que le territoire italien serait envahi par deux colonnes : l’une, partie de Lyon, l’autre de Genève. Le général Ramorino se chargea de celle de Lyon, où il croyait avoir de grands moyens d’influence. Une somme de 40, 000 francs fut mise à sa disposition et il partit. Mazzini lui avait recommandé, en qualité de secrétaire, un jeune Modenais par qui ses démarches devaient être secrètement surveillées.

Mazzini organisa la conspiration en Savoie avec une prodigieuse activité. Il se mit en rapport avec les Polonais, avec les Allemands, avec les carabiniers suisses ; il acheta des fusils, étudia le plan de la prochaine campagne, et, dans des lettres ardentes, poussa les démocrates de Paris à tenter une diversion. Il fit plus : pour les y décider, il leur montra l’Italie frémissante et déjà victorieuse, de sorte qu’il exagérait les chances de succès pour les accroître et supposait le triomphe pour l’obtenir. Ce qu’on désire avec violence, on le croit sans peine : les chefs du parti républicain à Paris se préparèrent à seconder énergiquement l’expédition de Savoie. Mais elle avait été condamnée, comme téméraire et entachée d’alliage aristocratique, par le patriarche de la Charbonnerie nouvelle, par Buonarotti.

Qu’on nous permette de ne pas poursuivre, sans avoir peint cet homme si peu connu, et qui est cependant une des plus grandes figures de notre époque.

Né à Pise, Buonarotti descendait de Michel-Ange. La gravité de son maintien, l’autorité de sa parole, toujours onctueuse quoique sévère, son visage noblement altéré par l’habitude des méditations et une longue pratique de la vie, son vaste front, son regard plein de pensées, le fier dessin de ses lèvres accoutumées à la prudence, tout le rendait semblable aux sages de l’ancienne Grèce. Il en avait la vertu, la pénétration et la bonté. Son austérité même était d’une douceur infinie. Admirable de sérénité, comme tous les hommes dont la conscience est pure, la mort avait passé près de lui sans l’émouvoir, et l’énergie de son âme l’élevait au-dessus des angoisses de la misère. Seulement, il y avait chez lui un peu de cette mélancolie auguste qu’inspire au vrai philosophe le spectacle des choses humaines. Quant à ses opinions, elles étaient d’origine céleste, puisqu’elles tendaient à ramener parmi les hommes le culte de la fraternité évangélique ; mais elles devaient être difficilement comprises dans un siècle abruti par l’excès de la corruption. Car il est des vérités qui, bien que fort simples, sont d’une nature tellement sublime que, pour les embrasser, l’intelligence de la tête ne suffit pas : il y faut celle du cœur, sans laquelle il n’y aura jamais, même dans les esprits d’élite, que force apparente et trompeuses lueurs. Buonarotti aimait donc le peuple, mais il l’aimait d’un amour profond, et non de cet amour emporté qui, produit par l’effervescence de la jeunesse, aigri plus tard par les déceptions de l’âge mur, finit par s’imprégner de fiel, souvent dégénère en ambition, et va se perdre dans les violences d’une démagogie sans principes. Buonarotti aimait le peuple, il n’avait cessé de conspirer pour lui, mais avec la défiance d’un observateur expérimenté et le calme d’un philosophe, étudiant les hommes avant de se livrer à eux, armé d’une clairvoyance qui touchait au soupçon, circonspect dans le choix de ses alliés, et tenant à leur nombre beaucoup moins qu’à la sincérité de leur dévoûment. Témoin de notre première révolution, dont il fut sur le point d’être martyr, camarade de lit de Bonaparte pendant sa jeunesse, il avait deviné le nouveau César, et n’ignorait point par quelle pente on va de la liberté au despotisme, des agitations du forum à la discipline des camps. Il savait aussi que, souvent, aux meilleures causes, ceux qui les servent nuisent plus que ceux qui les combattent. Qu’avec de pareilles façons de voir, Buonarotti ne soit pas devenu, en France, où il s’était fixé, le centre d’un parti bruyant, et n’ait fait que traverser, presqu’inaperçu, la scène politique, on le conçoit. Et toutefois, son action était loin d’être sans puissance. Pauvre, et réduit pour vivre à donner quelques leçons de musique, du fond de son obscurité il gouvernait de généreux esprits, faisait mouvoir bien des ressorts cachés, entretenait avec la démocratie du dehors des relations assidues, et, dans la sphère où s’exerçait son ascendant, secondé par Voyer-d’Argenson et Charles Teste, tenait les rênes de la propagande, soit qu’il fallût accélérer le mouvement ou le ralentir. Il refusa son approbation à la campagne révolutionnaire qu’on préparait à Genève, pour deux motifs : connaissant l’Italie, et instruit par ses correspondants de sa situation réelle, il ne voyait dans l’expédition de Savoie qu’une aventure sans issue ; et, d’un autre côté, il se défiait de certains hommes qu’on devait employer au succès de cette expédition. La vérité est que, parmi les complices de Mazzini, tous n’étaient pas guidés comme lui par de saintes croyances et par l’amour de l’humanité. Or, Buonarotti pensait que la vérité veut avoir pour défenseurs des soldats dignes d’elle, et que ceux-là seuls méritent de servir le peuple, qui peuvent lui faire honneur par leur vertu.

Cependant, Ramorino avait quitté Lyon et s’était rendu à Paris. Il fit savoir à Mazzini que ses démarches rencontraient des obstacles imprévus. Il demandait un mois pour les préparatifs. Plus tard, il en demanda un second, puis un troisième. L’impatience de Mazzini s’irritait de ces retards. Car le secret allait s’éventant ; les agents de police affluaient à Genève ; quelques réfugiés, qui ne vivaient que sur l’hospitalité économe des patriotes suisses, menaçaient de partir ; l’ambassade française faisait offrir aux Polonais venus de Besançon des secours et les frais de voyage, s’ils consentaient à rentrer en France ; le soupçon veillait au seuil de la conspiration, où avaient pénétré déjà le découragement et la fatigue… Il fallait agir. Pressé par les émissaires de Mazzini, le général Ramorino déclare enfin que rien n’est organisé à Lyon, qu’il se trouve assailli de difficultés insurmontables, et il rend 10,000 fr. sur les 40,000 qui lui avaient été comptés. On entrait dans le mois de janvier 1834, et le mouvement qui devait éclater en octobre 1833 n’était pas encore commencé.

Inquiet et l’âme en proie aux plus douloureuses défiances, Mazzini résolut de hâter le dénoûment. Il fixa le jour de l’action, et en écrivit à Ramorino. Le général était attendu le 20 janvier : il n’arriva que le 31 au soir, suivi de deux généraux, d’un aide-de-camp et d’un médecin. Entre lui et Mazzini, l’entrevue fut triste et comme troublée par de noirs pressentiments. Mazzini proposa d’assigner pour base aux opérations la prise de Saint-Julien, où se trouvaient réunis les agents des diverses provinces de la Savoie, et où le signal de l’insurrection devait être donné. L’insurrection une fois déclarée, Mazzini pensait qu’il lui serait facile, à supposer qu’il ne se trompât point dans ses défiances, de déjouer le mauvais vouloir de Ramorino. Qu’il eût deviné ou non cette arrière-pensée, le général accepta le plan proposé. L’expédition devait se composer de deux colonnes. On arrêta que les insurgés de la première iraient, de Genève, se réunir à Carouge sur la frontière et que, partant de Nyon, où était un dépôt d’armes, ceux de la seconde traverseraient le lac pour aller rejoindre leurs compagnons sur la route de Saint-Julien. Le commandement de la seconde colonne fut confié par le général Ramorino au Polonais Grabski, brave soldat, mais à qui manquait l’expérience de ces sortes d’expéditions.

Le gouvernement de Genève ne pouvait ignorer la tentative, et il avait pris des mesures pour la faire avorter. Le contingent était sous les armes ; le bruit du tambour retentissait de toutes parts ; des gendarmes stationnaient aux portes de l’Hôtel de la Navigation ; les barques des bateliers avaient été saisies. Mais les insurgés furent protégés par les sympathies de la population et même par celles du contingent. En arrêtant les hommes de l’expédition, les officiers versaient des larmes, et ils se hâtaient de relâcher leurs prisonniers, sur l’invitation des citoyens. L’autorité fut donc frappée d’impuissance, et la première colonne commença son mouvement sous d’heureux auspices.

Il n’en fut pas ainsi de la seconde. Deux barques étaient parties de Nyon, l’une portant les hommes, l’autre les armes. Une barque du gouvernement passa entre les deux ; les armes furent saisies, les hommes arrêtés et conduits sur le territoire génevois.

Alors, soit que le plan primitivement convenu lui parût défectueux, soit que pour l’exécuter il jugeât indispensable la coopération de la colonne de Nyon, le général Ramorino changea tout-à-coup l’itinéraire de la petite troupe placée sous ses ordres. Au lieu de s’avancer sur Saint-Julien, il se mit à longer le lac. On marcha long-temps vers un but ignoré de tous. Le froid était extrêmement vif. Pas un soldat ne paraissait. Composée, les Polonais exceptés, de jeunes gens propres un coup de main, mais peu habitués à faire de longues routes, la colonne se tramait d’un pas pénible. Tous les visages portaient l’empreinte d’une morne préoccupation, et l’on se communiquait de proche en proche des doutes cruels. La colonne passa par de petites bourgades où nul cri d’enthousiasme ne se fit entendre, et où elle ne rencontra que des regards étonnés. Par suite de ses travaux antérieurs, Mazzini était tombé dans un état extraordinaire de lassitude, et la douleur de voir le succès lui échapper se joignant à ses maux, une fièvre ardente l’avait saisi. Il marchait douloureusement, appesanti par la fatigue de plusieurs nuits sans sommeil. Il avait déjà demandé plusieurs fois à Ramorino quelle route, on suivait, pourquoi on n’allait pas à St-Julien, pourquoi on ne se dirigeait pas sur Bonneville ; et, à tort ou à raison, les réponses de Ramorino l’avaient alarmé, lui paraissant évasives. Il l’alla trouver une dernière fois au bivouac de Carra. Le général était couché près du feu, dans son manteau. Mazzini lui dit, dans l’égarement de la fièvre, qu’il fallait aller du côté où il y avait espoir de se battre ; que si vaincre était impossible, il fallait du moins prouver à l’Italie que les patriotes restaient fidèles à leurs engagements et savaient mourir. Ramorino répondit que courir au-devant de dangers stériles serait plus qu’une imprudence, et qu’il y aurait folie à faire moissonner, sans utilité pour la cause commune, la fleur de la jeunesse italienne. Mazzini le regardait d’un œil hagard, le visage altéré et le cœur plein de trouble. En ce moment des coups de feu retentissent. Ramorino se lève précipitamment. Mazzini court au faisceau et saisit sa carabine en remerciant Dieu de leur envoyer l’ennemi. Mais il avait le délire. Ses compagnons lui apparurent comme des spectres. Il chancela, tomba sans connaissance ; et lorsqu’il rouvrit les yeux, il se trouvait en Suisse, où on l’avait transporté sur une charrette. Les coups de feu n’étaient qu’une fausse alerte. Mais Ramorino avait perdu toute foi dans le succès. Il déclara sans détour à ses compagnons que la tentative était, pour le moment, avortée, et qu’on n’avait plus qu’à regagner la frontière. Le corps fut dissous.

Cette expédition, si déplorable par la complète inanité de ses résultats, fut suivie de récriminations non moins déplorables, ainsi qu’il arrive toujours dans les entreprises avortées. Ramorino fut accusé de trahison, mais l’accusation ne fut point démontrée, les faits allégués contre lui pouvant recevoir une interprétation différente de celle que leur donnait le soupçon aigri par le malheur. A son tour, Ramorino se déclara trahi, sans avoir fourni l’ombre d’une preuve et contre toute espèce de vraisemblance.

Les hommes sont faillibles, les idées justes sont immortelles. Mazzini et ses compagnons le comprenaient, et ils surent se garder de tout découragement pusillanime. Mais un regret dut leur rester, celui d’avoir jeté sur la cause qu’ils défendaient une défaveur momentanée. Car l’orgueil de leurs ennemis s’en accrut ; l’Autriche, la Russie, la Prusse, s’unirent à la Sardaigne dans un commun anathême contre les partisans d’une Italie indépendante ; les chancelleries s’irritèrent, menacèrent ; et la Suisse, terre de liberté, suprême asile ouvert à l’infortune des proscrits, la Suisse se vit condamnée, après une glorieuse résistance, à mesurer désormais plus prudemment les bienfaits de son hospitalité. Il est inutile d’ajouter qu’en France le gouvernement redoubla d’audace, bien convaincu que, de longtemps, le parti démocratique ne trouverait au-dehors un efficace et sérieux appui.

Bientôt tout sembla se préparer pour un lamentable dénoûment. Dans des articles passionnés, le Journal des Débats, organe de la Cour, soufflait au ministère les plus sinistres desseins, et à la bourgeoisie toutes les passions de la guerre civile. A l’entendre, pour sauver la société aux abois, il aurait fallu anéantir la presse populaire, mettre hors la loi la République, frapper au cœur le droit même d’association, et couvrir la personne royale d’un bouclier impénétrable à jamais. C’était encourager la résistance à se faire violente et désespérée, c’était ouvrir devant le pays une carrière de sang. Mais les hommes du pouvoir s’agitaient dans leur impatience. Troublés de rencontrer à chaque pas devant eux le parti républicain, poursuivis sans relâche de son qui-vive éternel, et, comme il arrive souvent, de l’excès de la peur précipités dans le vertige de l’audace, ils brûlaient de savoir au juste ce que renfermaient pour eux de périls les profondeurs de cette société qu’ils étaient aussi incapables de calmer que de conduire. Les républicains, de leur côté, sentaient l’imminence d’une agression et ne cherchaient plus qu’à s’assurer l’honneur de l’initiative. La lutte commença donc. On intenta au National, feuille républicaine, un procès fondé sur des chicanes grossières, et qui ne tendait pas à moins qu’à le ruiner en lui enlevant son titre. On attaqua le Populaire dans la personne de son rédacteur en chef, M. Cabet, qui, quoique membre de la Chambre, se vit traîné devant le jury, en vertu d’une autorisation obtenue sans peine des rancunes de la majorité. Le Parlement était une arène, et la discussion des affaires publiques un échange de menaces.

Dans la séance du 26 janvier, M. Larabit dénonçait la dictature militaire du maréchal Soult qui, dans une lettre aux officiers d’artillerie de Strasbourg, avait prétendu interdire aux officiers toute réclamation, même légale. Des murmures s’élèvent, et le général Bugeaud s’écrie : « Il faut obéir d’abord, » et M. Dulong de répliquer vivement : « Faut-il obéir jusqu’à se faire geôlier ? » Le général Bugeaud s’approche alors de M. Dulong, et, séance tenante, obtient une explication dont il se montre satisfait ; car elle mettait également à couvert et la dignité de l’offenseur et l’honneur de l’offensé. Mais les passions d’un parti sont plus difficiles à apaiser que le ressentiment d’un individu. Parmi les amis de M. Bugeaud, plusieurs affichèrent l’inconcevable prétention de ressentir son injure plus profondément que lui-même. On remarqua surtout, à son indignation bruyante, à sa pantomime animée, à ses promenades inquiètes le long des bancs du centre, le général Rumigny, aide-de-camp du roi.

Au milieu du tumulte, M. Dulong avait prononcé, en l’appliquant au genre d’obéissance muette et servile exigée par le ministre, le mot ignominie. Le Journal des Débats s’empare de ce mot, et lui assignant dans le compte-rendu de la séance une place fatale, il reproduit en ces termes l’apostrophe de M. Dulong : « Faut-il obéir jusqu’à se faire geôlier, jusqu’à l’ignominie ? » A quelles intentions rapporter cette inexactitude cruelle ? Pourquoi, seul entre tous les journaux, le Journal des Débats aggravait-il une apostrophe qui pouvait aboutir à un combat ? Ce qui est certain, c’est qu’après avoir jeté les yeux sur ces funestes lignes, le général Bugeaud dut écrire à M. Dulong pour lui demander des explications nouvelles. « Je me mets à votre disposition, répondit celui-ci au général : mes deux témoins sont le général Bachelu et le colonel Desaix. » Les témoins des deux adversaires se réunirent, et il fut convenu que M. Dulong adresserait au Journal des Débats une lettre dans laquelle il démentirait la seconde partie de l’apostrophe si mensongèrement amplifiée, et ne laisserait peser que sur M. Bugeaud homme public, le poids de la première. Rien de plus convenable, de plus conforme à la vérité, de plus digne. La lettre fut envoyée au Journal des Débats, où elle devait être publiée le lendemain, 28. Mais quelles ne furent pas la surprise et l’indignation de M. Dulong, lorsque, dans le bulletin ministériel du 27, il lut : « Le Journal des Débats a rapporté hier une expression outrageante adressée par M. Dulong à l’honorable général Bugeaud. Aujourd’hui on disait ; à la Chambre, que l’honorable général en a demandé raison, et qu’il a exigé de M. Dulong une lettre qui paraîtra demain dans le Journal des Débats. » Ainsi, le système de provocation qu’une feuille ministérielle avait commencé, une autre feuille ministérielle semblait le poursuivre ! Ainsi, l’on avait altéré, en l’aggravant, la portée de l’apostrophe, et maintenant on altérait le caractère des explications dont elle avait fourni le sujet ! Quelle invisible main préparait donc à la querelle un dénoûment funèbre ? Comment le Bulletin ministériel du soir avait-il eu connaissance d’une lettre confiée à la discrétion du Journal des Débats, à son honneur ? La communication venait-elle directement des témoins du général Bugeaud, ou bien n’était-ce qu’un écho lointain des hâbleries de quelques courtisans, traîneurs de sabre ? Voilà ce qu’on commença de toutes parts à se demander, et dans beaucoup d’esprits s’éveilla un soupçon étrange, un soupçon terrible.

Quant à M. Dulong, il n’avait plus à suivre que les inspirations de son courage. Il s’empresse d’interdire l’insertion de la lettre qu’on donnait comme ayant été exigée de lui, et, le premier arrangement étant abandonné, il choisit pour nouveaux témoins deux députés, MM. Georges Lafayette et César Bacot.

Le 28, à trois heures de l’après-midi, ces messieurs se trouvaient au domicile de M. Dulong, avec Armand Carrel, que son noble cœur poussait à intervenir dans la querelle pour l’apaiser, lorsque le général Bugeaud se présenta. Un convenable désir de conciliation éclatait sur son visage et dans ses paroles. Armand Carrel eut avec lui un entretien dans lequel il puisa l’espoir que tout pouvait se terminer par une note qui, soigneuse de la dignité de M. Dulong, satisferait dans M. Bugeaud l’homme privé, sans impliquer aucun désaveu du blâme encouru par l’employé du gouvernement.

A huit heures du soir, seconde réunion. Les témoins du général Bugeaud, MM. de Rumigny et Lamy, y parurent cette fois ; et l’on remarqua que les dispositions du général n’étaient plus les mêmes. M. de Rumigny repoussa l’intervention d’Armand Carrel, comme représentant de la presse opposante ; et il fut le premier à réclamer la publication de la lettre, bien que les lignes insolentes du bulletin ministériel l’eussent rendue manifestement impossible. À cette lettre, les témoins de M. Dulong voulaient qu’on substituât une note dont on ne pût pas dire qu’elle avait été exigée. La proposition fut repoussée obstinément. Un rendez-vous est pris pour le lendemain. On fixe pour théâtre du combat le bois de Boulogne. L’arme convenue est le pistolet. Dulong était un bon citoyen et le meilleur des hommes. Le dévoûment de ses amis pour. sa personne était tel que savent l’inspirer les natures choisies. On s’émut autour de lui du danger qu’allait lui faire courir une exclamation dictée par un sentiment généreux. Mais lui, calme et souriant, il encourageait ses amis. Le 29, il se mit en route avec ses témoins pour le bois de Boulogne. Il était gai, ayant pensé à tout ce qui lui était cher, et tout préparé en vue de l’heure suprême.

La rencontre eut lieu à dix heures. Les adversaires avaient été placés à quarante pas l’un de l’autre, et devaient se rapprocher en s’ajustant. A peine ont-ils fait chacun deux ou trois pas, que le général Bugeaud tire son coup de pistolet. Atteint à un pouce au-dessus de l’œil gauche, le malheureux Dulong tombe sans proférer une parole. Le soir, on dansa au château. A six heures du matin, le blessé était mort.

À cette nouvelle, la consternation règne dans toute une moitié de Paris : pour beaucoup, l’issue du duel de la veille a la gravité d’un malheur public. De sombres rumeurs se mêlent d’abord aux regrets par où se révèle le deuil des âmes. Bientôt un cri s’élève, cri puissant et accusateur : on a voulu la mort de l’infortuné Dulong, on l’a préparée, on a rendu la lutte inévitable, on a fait de tout cela une vengeance de château ! L’indignation s’accroît de chaque détail donné par les feuilles de l’Opposition. M. de Rumigny est dénoncé comme l’instrument d’un complot de camarilla. Là majesté royale elle-même est traînée devant le tribunal de l’opinion.

Une circonstance particulière servit ces attaques. Lorsque les témoins de la victime étaient allés réclamer l’original de la lettre restée aux mains du général de Rumigny, celui-ci avait répondu verbalement, puis attesté dans une déclaration écrite et signée, qu’il n’avait plus cette lettre ; qu’il avait promis à M. Dulong, sur le terrain, de l’anéantir après le combat ; et qu’il l’avait, en effet, brûlée en présence du roi. Il n’était pas vraisemblable qu’au lieu d’exiger la remise immédiate d’une lettre dont il allait si fatalement payer la restitution, M. Dulong eût laissé aux témoins de son adversaire le soin de la détruire. C’est ce qu’Armand Carrel fit très-bien ressortir dans un article qui portait sa signature et l’énergique empreinte de son talent. Que signifiait donc cette accumulation de mystères ? Et comment le nom du roi se trouvait-il mêlé à une querelle qu’on n’avait su étouffer que dans le sang ?

La Cour était mise en demeure de se défendre. Un article rédigé au château, et par un écrivain dévoué à la famille royale, fut publié dans le Journal des Débats. On y repoussait l’attaque avec beaucoup de véhémence, et tous ceux dont le Journal des Débats, représentait l’opinion politique applaudirent. Quelle apparence que le roi se fût fait le provocateur invisible d’un’duel ! Quelle apparence que le plus honnête homme du royaume, le plus intéressé à la conciliation des esprits, qu’un prince ennemi du duel, de là peine de mort, de tous les préjugés qui coûtent du sang, fût descendu, pour faire couler le sang, au rôle d’entremetteur d’intrigues ! M. Bugeaud, qui était un soldat et un homme violent, avait-il besoin qu’on lui apprît à ressentir une offense ? Et lorsque son ressentiment s’expliquait d’une manière si naturelle, on s’acharnait à imaginer une trame aussi absurde qu’odieuse ! M. de Rumigny était intervenu : eh qu’y avait-il là de surprenant ? M. de Rumigny n’était-il pas l’ami du général Bugeaud, son collègue, son compagnon d’armes ? M. de Rumigny, de service au château le jour du duel, ne pouvait s’absenter sans la permission du roi son tort était de l’avoir fait ; mais une infraction disciplinaire de l’aide-de-camp était-elle imputable au monarque ? Le roi n’avait rien su du duel que lorsqu’il n’y avait déjà plus qu’à en déplorer l’issue ; et la supposition contraire était une création monstrueuse de cet esprit de parti, si habile à souiller toute chose de son venin.

A cela les adversaires du château répondirent que, dans l’ex-gouverneur de Blaye, c’était l’oncle de la duchesse de Berri qui avait dû se sentir outragé que le roi n’était point, par conséquent, aussi desintéressé dans la question qu’on voulait bien le dire ; que des éloges n’étaient point des raisons, surtout sous une plume de courtisan ; que cette prétendue horreur du roi pour le duel ne l’avait point porté, après tout, à empêcher celui dont les apprêts se faisaient sous ses yeux, quoiqu’il eût suffi pour cela d’un mot de lui soit à son aide-de-camp, soit au général Bugeaud ; qu’au surplus, c’était par des faits et non par des invectives qu’il fallait ruiner des attaques fondées sur des faits articulés d’une manière précise et nette. Et ils rapprochaient toutes les circonstances de cette déplorable affaire : l’apostrophe de M. Dulong Immédiatement suivie d’une explication dont le général Bugeaud avait paru satisfait ; la querelle, empoisonnée ensuite par une version inexacte du Journal des Débats ; un arrangement convenu, et aussitôt après brisé par les commentaires irritants du bulletin ministériel ; les dispositions du général Bugeaud conciliantes le matin, assombries le soir et changées en aigreur ; l’intervention toute pacifique d’Armand Carrel repoussée par M. de Rumigny, sur un motif frivole ; ce même M. de Rumigny abandonnant indûment son poste au château pour aller remplir un office que pouvait remplir aussi bien tout autre ami du général Bugeaud ; la remise de la lettre différée jusqu’après le combat, comme si l’on se fut réservé d’en faire usage, au besoin, contre Dulong vainqueur ; la lettre brûlée, plus tard, devant le roi ; la fête du soir non contremandée, quoique rien dans la circonstance n’eût été plus convenable, surtout s’il était vrai, comme le Journal des Débats l’affirmait, qu’on eût appris le dénoûment de la querelle avec une vive affliction !

Nous avons dû adoucir la physionomie de cette polémique, qui monta au dernier degré de violence et d’emportement. Ce que nous venons d’en rapporter suffit pour indiquer quelle était alors l’effervescence des esprits, et ce que les partis pouvaient oser.

Le meilleur ami de Dulong, son parent, Dupont (de l’Eure), n’était pas à Paris dans la cruelle journée. Les députés de l’Opposition lui écrivirent une lettre collective pour s’associer à la douleur qui l’attendait. Elle fut poignante. Ne se sentant pas la force de rentrer dans une enceinte où la mort venait de marquer une place vide à jamais, et trop convaincu, d’ailleurs, qu’on n’arrêterait pas de sitôt la France sur la pente où elle se précipitait les yeux fermés, le vénérable Dupont (de l’Eure) donna sa démission de député, voulant gémir dans la retraite sur les maux de son pays et sur ses propres maux.

Les funérailles de Dulong furent, comme sa mort, un véritable événement politique. Une foule innombrable suivit, le long des boulevards, le char funéraire. Le gouvernement craignait une insurrection : il mit sur pied les troupes dont il disposait, et fit couper le convoi par des mouvements de cavalerie et d’infanterie. Autour de la fosse où sur l’homme de bien allait peser l’invincible sommeil, ses amis se rangèrent avec un profond sentiment d’angoisse ; et MM. Salverte, Tardieu, Cabet, Langlois, Armand Carrel, Dupont (avocat), vinrent tour-à-tour prononcer les discours d’adieu. M. Dupont fit entendre, en terminant, ces belles paroles : « Nous vivons dans un de ces temps de corruption où l’homme de conscience, s’il ne veut pas mentir à la vérité doit avoir une épée au service de sa pensée. Dulong avait compris la triste époque où il vivait. Sa vie ne lui appartenait pas plus que la nôtre ne nous appartient. Sa vie appartenait à la vérité ; et quand la vérité lui a demandé sa vie, il a exécuté le pacte, il a donné sa vie. »

Paris était encore sous l’impression de ce tragique événement, lorsque des scènes où l’ignominie se mêle à l’atrocité le remplirent tout-à-coup de douleur et de honte.

Une loi venait d’être rendue qui soumettait à la formalité d’une autorisation préalable accordée par la police, tout écrit vendu, distribué, crié sur la voie publique. Pourquoi ne le dirions-nous pas, puisque la vérité nous le commande ? Les crieurs lancés sur les places et dans les rues par les ennemis du pouvoir ne furent souvent que des colporteurs de scandale, que les héraults d’armes de l’émeute ; dans les libelles qu’ils distribuaient, la mauvaise foi des attaques le disputa plus d’une fois à la grossièreté du langage et à je ne sais quelle flagornerie démagogique. Or, flatter le peuple est une lâcheté, le tromper est un crime. Que le gouvernement fût intervenu pour mettre fin à un tel désordre, il le devait. Mais lui qui s’était accoutumé à repousser le dénigrement par le dénigrement et le mensonge par le mensonge, lui qui jamais n’avait hésité à faire ou à laisser plaider sa cause devant les passants par les libellistes les plus abjects, de quel front livrait-il aux salariés des fonds secrets l’exclusive domination de la voie publique ? Car enfin, c’était créer le monopole de la calomnie ; c’était mettre au-dessus du pouvoir répressif de la magistrature le pouvoir préventif de la police, et, dans la grande question de l’ordre à défendre, abaisser le juge devant l’espion !

Des troubles étaient prévus : ils éclatèrent. L’exécution de la loi sur les crieurs publics était un véritable arrêt de mort prononcé contre certaines feuilles spécialement destinées au peuple ; et elles ne voulurent pas disparaître sans avoir au moins témoigné tout haut de leur colère et de leur courage. Le dimanche 25 février, une distribution générale de ces feuilles devant avoir lieu sur la place de la Bourse, une foule immense s’y était rassemblée, foule inoffensive, peu bruyante, composée presque entièrement de curieux, mais grossie à chaque minute par le flot des promeneurs. Tout-à-coup les grilles du palais de la Bourse s’ouvrent, et sur la place s’élancent, à la suite de quelques sergents de ville en uniforme, des agents de police portant pour la déshonorer la blouse du travailleur, et armés de gourdins. Animés d’une fureur imbécile et basse, ces misérables fondent en rugissant sur la population, qui recule étonnée ; ils frappent sans choix, ils frappent au hasard, ajoutant l’insulte à la cruauté, et se vengeant de l’horreur qu’ils inspirent par des brutalités sans nom. Alors chacun de se précipiter. La rue Neuve-Vivienne est encombrée de fuyards qui remplissent l’air de leurs cris. Des femmes sont renversées et foulées aux pieds ; des enfants tombent sous le bâton et teignent le pavé de leur sang ; des promeneurs paisibles se sont vus assaillis par des forcenés qui les terrassent, les meurtrissent de coups, trépignent sur eux ; un commissaire de police veut arrêter le cours de ces abominations : son autorité est méconnue ; il insiste : on le menace. Et M. d’Argout, M. d’Argout lui-même est sur le théâtre où se joue le drame. On fait avancer de la cavalerie ; mais à l’aspect de leurs hideux auxiliaires, les cavaliers rougissent de honte ; et c’est d’un geste bienveillant, c’est avec des regards amis qu’ils poussent devant eux la multitude.

L’indignation, à Paris, fut universelle. Au nombre des blessés se trouvaient beaucoup de citoyens attachés au gouvernement ; chaque classe de la société, chaque opinion, avait fourni des victimes ; la population tout entière se sentit humiliée ; par pudeur, le Journal des Débats garda le silence ; et M. Salverte, montant à la tribune, somma ministre de rendre compte au pays de ce vil guet-à-pens. M. d’Argout, qui ne manquait ni de fermeté ni d’esprit, resta écrasé, pourtant, sous le poids de l’accusation. Il déclara que c’était pour mieux distinguer l’innocent du coupable qu’on employait des agents de police déguisés ; et ici les citoyens avaient été frappés indistinctement ! Il prétendit que c’était pour éviter les charges sanglantes de la cavalerie qu’on recourait aux brigades de la police ; et les agents de M. Gisquet, armés de bâtons, venaient de déployer une rage qui suppléait à tout ce que peut avoir de plus funeste l’emploi des baïonnettes ! La justification était dérisoire et d’ailleurs, le ministre laissait intact le reproche qu’on lui adressait d’avoir mis l’arbitraire à la place des lois. Malheureusement, les ennemis du pouvoir servirent sa cause, en cette occasion, par des exagérations sans probité et des récits infidèles. C’était offrir à la majorité un prétexte pour amnistier le ministre : elle en profita. On s’empara des faits dont la fausseté était démontrée, pour obscurcir les faits incontestables ; et un bill d’indemnité sortit du sein des ricanements les plus odieux qui aient jamais porté atteinte à la dignité d’une assemblée. Le gouvernement était donc absous par la Chambre ; mais il avait été et resta condamné par l’opinion.

Au reste, tout cela ne faisait qu’annoncer de plus grandes calamités. Une loi, depuis long-temps attendue par les uns et redoutée par les autres, la loi contre les associations fut enfin présentée. Elle aggravait ce fameux article 291 du Code pénal, légué à la Restauration par le despotisme de l’Empire, et contre lequel avait si violemment protesté le libéralisme conduit au combat par MM. de Broglie et Guizot. L’article 291 se bornait à proscrire toute association de plus de vingt personnes, non autorisée : la loi nouvelle étendait les dispositions de l’ancienne à toute association partagée en sections de moins de vingt personnes. L’article 291 n’atteignait que les réunions périodiques : la loi nouvelle ne tenait nul compte de la périodicité. L’article 291 ne menaçait que les chefs des associations contrevenantes : la loi nouvelle pesait sur tous les associés sans distinction. Enfin, par une éclatante dérogation à la Charte, les infractions à la loi nouvelle et à l’article 291 étaient déférées, non au jury, mais aux tribunaux correctionnels.

Ce fut le 11 mars que s’engagea cette discussion célèbre qui devait aboutir à une guerre civile. Pas un cœur qui ne fut rempli de trouble, pas un visage qui ne portât les traces d’une vive anxiété. Il était impossible, on le savait, qu’à une loi semblable, si elle était votée, la Société des Droits de l’Homme ne répondît point par des coups de fusil. Aussi M. de Ludre excita-t-il dans l’assemblée plus d’émotion que d’étonnement, lorsqu’il laissa tomber du haut de la tribune ces paroles audacieuses et terribles : « La Société des Droits de l’Homme ne fera pas d’émeutes mais si elle n’était décidée à attendre que la volonté de la France se manifeste, le nombre et le courage de ses membres lui permettraient peut-être de livrer une bataille… » Voilà par quelle déclaration les débats s’ouvrirent ! Ils portèrent d’abord sur des attaques personnelles. On se montrait, assis au banc ministériel, trois hommes, dont l’un (M. de Broglie) avait ouvert son hôtel, sous la Restauration, à la Société des Amis de la Presse, dont l’autre (M.Guizot) avait dirigé la Société aide-toi le Ciel t’aidera, dont un troisième (M. Barthe) avait fait partie de l’association des carbonari. Le rapprochement fut fait par tous les spectateurs ; et M. Pagès (de l’Arriège) en accabla les ministres, M. Guizot surtout. Et M. Guizot ne sut répondre que par l’apologie des intentions et des vues qui animaient la Société aide-toi, alors qu’il en était membre. Pitoyable pétition de principes, banalité indigne d’un esprit sérieux ! Il le sentait bien lui-même sans doute ; car, humilié dans son orgueil, il fit effort pour se relever par l’excès de la passion. Pâle, la tête haute, le corps frémissant, le bras étendu, on le vit jeter au parti républicain l’insulte pour défi. Prompt à se dédommager par l’insolence de l’attaque de son impuissance à se défendre, il fut superbe de forfanterie et de dédain. « L’homme s’agite, et Dieu le mène, » dit-il en rappelant un mot de Bossuet ; et, selon lui, c’était dans les voies où marchaient les ministres, que Dieu menait la France.

Plusieurs orateurs prirent la parole dans la discussion générale ceux-ci, comme MM. Kératry, Fulchiron, Viennet, Hervé, pour appuyer le projet de loi ceux-là pour le combattre, comme MM. Portalis, Salverte, Garnier-Pagès, Bignon, de Sade, Mérilhou. Un amendement, présenté par M. Bérenger, servit à préciser les débats.

M. Bérenger aurait voulu que le droit d’association fut reconnu en principe, et que l’exercice en fut réglé par l’autorité. Il demandait donc que les associations pussent se former sans autorisation préalable et en se bornant à déclarer à l’autorité les formes de leur constitution et leur but ; mais le maire de la commune aurait eu le droit d’assister aux réunions, d’ordonner la séparation des membres si cela devenait utile ; et, quant à l’autorité, elle aurait dissous les associations jugées dangereuses, à la charge de rendre compte de ses motifs devant les Chambres. Ainsi, l’amendement de M. Bérenger substituait le système répressif au système préventif, consacré par le projet du gouvernement.

Soutenu par son auteur avec beaucoup de sagesse et d’autorité, l’amendement trouva dans M. Odilon Barrot un éloquent soutien. Quoi ! on faisait cet outrage à la civilisation, à la raison humaine, de déclarer anéanti par une loi un droit sans lequel nulle société n’existerait, un droit qui est, de toutes les nécessités, la plus impérieuse, la plus inéluctable ! Quoi ! cet article 291, né de la dictature impériale, et qui, sous la Restauration, avait paru si étouffant, il ne suffisait plus après une révolution faite au nom et pour le compte de la liberté ! Le gouvernement demandait à vivre ? Pour vivre, avait-il besoin de tuer le principe générateur de la société elle-même ? La nécessité de régulariser le droit impliquait-elle la nécessité de le nier, et fallait-il, à l’exemple de certains sauvages, couper l’arbre pour cueillir le fruit ? Soumettre à une autorisation préalable du gouvernement le droit d’association Mais c’était livrer au pouvoir une immensité d’arbitraire devant laquelle tout disparaissait ou pouvait disparaître : et la Charte, et les garanties qu’elle stipule, et le droit électoral, et la liberté de la presse. Car, lorsque des citoyens cherchent à s’entendre sur le candidat qui mérite le mieux leurs suffrages, il y a évidemment association. Lorsque des citoyens, pour créer un journal, pour le rédiger ou en surveiller la rédaction, mettent en commun leurs pensées, combinent leurs efforts, il y a évidemment association. Des électeurs de l’Opposition se réunissant pour élire un député, seraient-ils soumis au bon plaisir ministériel ? Plus de droit électoral. Le joug de l’autorisation préalable serait-il imposé à des écrivains se groupant autour d’un journal ? Plus de presse libre. Le projet du gouvernement, dans la généralité de ses termes, était donc d’une insolence inouïe. Il était, en outre, d’une application impossible. Au moins, sous l’empire de l’article 291, le corps du délit n était pas chose insaisissable : le fait matériel d’une réunion de plus de vingt personnes, la circonstance de la périodicité, la concentration des menaces de la loi sur un nombre déterminé de têtes, tout cela fournissait des éléments de poursuite. Mais ici quels seraient les matériaux de l’accusation ? Poursuivrait-on le délit sous cette infinie variété de formes qu’il lui est si facile d’affecter ? Le frapperait-on dans la personne d’un nombre illimité de coupables ? Le projet du gouvernement, brutal en théorie, était, au point de vue de la pratique, tout-à-fait puéril et insensé.

Dans un discours plein de mesure et de finesse, M. Thiers répondit que tout droit, dans une société civilisée, demandait à être réglé législativement ; que la nécessité de l’autorisation préalable pesant sur les sociétés anonymes, par exemple, et sur les sociétés de bienfaisance, il était étrange qu’on prétendit en affranchir les sociétés politiques, foyers de discordes et écoles de sédition ; que la force du gouvernement, dans un pays de trente-deux millions d’hommes, résultait, non pas de son empire sur quelques milliers de fonctionnaires et sur deux ou trois cent mille soldats, mais de la faculté qu’il avait de faire pénétrer partout sa volonté, d’agir avec ensemble au moyen d’une hiérarchie savamment constituée, d’être, en un mot, partout présent à la fois ; que laisser à de simples individus une faculté aussi précieuse, c’était déplacer le pouvoir à leur profit et leur communiquer toute la force du gouvernement ; qu’il y avait là un danger incalculable ; que l’État était perdu, pour peu qu’on laissât la régularité s’introduire dans la révolte, pour peu qu’on permît à l’anarchie de se discipliner ; que la loi contre les associations était, par conséquent, une loi de salut ; que, quant à l’amendement de M. Bérenger, il mettait entre les mains du pouvoir une arme chimérique, puisque toute association dissoute se reconstituerait aussitôt sous un autre nom, et morte comme Société des Droits de l’Homme, revivrait comme Société des Amis du Peuple ; que, pour ce qui était de l’abus possible de la loi, les esprits devaient se rassurer, le gouvernement n’ayant aucun intérêt à interdire les associations industrielles, scientifiques, littéraires, religieuses, ou de bienfaisance, et n’étant intéressé qu’à la disparition dés sociétés politiques, camps-retranchés de tous les factieux.

Ce discours, que M. Thiers termina par un retour habile et vif sur la politique de l’Empire et sur celle de la Restauration, comparées à la politique du règne de Louis-Philippe, produisit dans l’assemblée l’impression la plus profonde. L’amendement fut rejeté. M. Thiers n’avait certainement pas tort de montrer dans la Société des Droits de l’Homme une armée qui, secouant la guerre sur la nation, pouvait d’un instant à l’autre changer pour la France le cours apparent de la destinée. Sans la loi contre les associations, non telle que l’entendait l’Opposition dynastique, mais telle que le gouvernement la demandait, c’en était fait de la monarchie constitutionnelle ; rien de plus certain, et ceux qui en doutaient, comme MM. Bignon, Bérenger, Odilon Barrot, ne savaient pas combien il y aurait eu dans la démocratie organisée, de puissance et de vigueur. Oui, M. Thiers avait raison de dire : Tout cet arbitraire, il nous le faut, ou nous sommes perdus. Mais cet aveu même était une condamnation sans appel du système représenté par l’orateur. Quel régime, en effet, que celui qui, pour se maintenir, avait besoin d’aussi dévorantes ressources ! Quel régime que celui qu’on déclarait d’avance dissous, si l’on ne se hâtait d’y mettre à la merci de sept ou huit hommes, à la merci de leurs caprices, le plus nécessaire et le plus sacré de tous les droits ! La faiblesse et l’illégitimité d’un pouvoir se mesurent à l’étendue des ressources qu’il épuise. Il est indigne de vivre, si les intérêts qu’il arme contre lui sont assez nombreux et assez forts pour que le contact de la liberté lui soit mortel et s’il ne lui est donné d’exister qu’à la condition d’absorber toute la sève d’un peuple, pourquoi donc existerait-il ?

On le voit, pour combattre efficacement la loi, il aurait fallu porter hardiment la main sur les fondements du système qui avait rendu cette loi si monstrueusement nécessaire. C’est ce que l’Opposition dynastique n’osa pas. Aussi le triomphe du ministère fut-il complet. Divers amendements furent présentés par MM. Taillandier, Corcelles, Anglade, Glais-Bizoin, de la Rochefoucauld, Dubois (de la Loire-Inférieure), Teulon, Roger, Charamaule. Ils avaient tous pour but d’atténuer la portée funeste du projet : ils furent successivement rejetés par une majorité systématique ; et les associations n’eurent plus d’autre légitimité que celles que devait leur donner le bon plaisir des ministres, même celles qui auraient été fondées en vue de l’industrie, ou de la science, ou des lettres, ou de la religion, ou de la charité. Ainsi le voulurent 246 boules sur 400. Mais, du moins, la civilisation ne fut pas à ce point outragée sans avoir eu d’énergiques défenseurs. M. Glais-Bizoin s’attira l’honneur du rappel à l’ordre ; M. Berryer s’écria dans un de ces moments d’émotion qui faisaient si puissamment rayonner son visage et vibrer sa voix : « Il est quelque chose de plus hideux que le cynisme révolutionnaire, c’est le cynisme des apostasies » ; enfin, M. Pagès (de l’Arriège) fit entendre la protestation suivante, dont la loi contre les associations devait à jamais porter le stigmate : « Si un Français, homme de bien veut l’association pour propager et affermir le Christianisme, je suis son homme, malgré vos ministres et votre loi. Si un Français, homme de bien, veut une plus grande diffusion des lumières qui préparent la moralité de l’avenir et le bonheur de l’humanité, je suis son homme, malgré vos ministres et votre loi. Esclave de toutes les lois justes, ennemi de toutes les lois iniques, entre les persécuteurs et les victimes je ne balancerai jamais. Je ne connais pas de pouvoir humain qui puisse me faire apostasier Dieu, l’humanité, la France. Pour obéir à ma conscience, je désobéirai à votre loi. »

Parmi le& députés qui votèrent avec le gouvernement, il y en eut un qui ne le fit qu’après avoir déclaré tout haut qu’il entendait voter la loi présentée, uniquement comme loi d’urgence, comme loi d’inquiétude publique. Ce député était nouveau venu aux affaires ; mais il lui avait suffi de deux discours pour faire saluer en lui un des princes de la parole. Son génie, chacun depuis long-temps en connaissait la moitié. Ce député était M. de Lamartine.

Dans M. de Lamartine, l’homme extérieur appartenait tout entier à la classe aristocratique : car il avait les traits fins, les formes allongées, une dignité facile, une magnificence de gentilhomme, et cette élégance sans effort qui se compose de riens exquis. Seulement, le commerce de la poésie l’ayant accoutumé à la pompe du discours, il ne parlait point la langue des salons, langue vive et légère et d’une futilité charmante. Qu’un pareil homme fut démocrate, quelques-uns s’en étonneront. Rien de plus vrai, pourtant. Et si la démocratie n’avait pas eu son premier culte, c’est qu’elle ne lui était apparue que dans la poussière soulevée par un demi-siècle de combats ; c’est qu’il l’avait vue sanglante, en guenilles, toujours prête à pactiser avec la mort, ne sachant enfin ni se commander à elle-même ni faire durer ses triomphes. Comment un tel spectacle n’aurait-il pas ému outre-mesure le poète des rêveries, poète si calme et si doux, qu’il fut presque une lyre ? Comment tant d’hymnes chantés à la destruction n’auraient-ils pas jeté quelque trouble dans cette âme harmonieuse ? Mais sur les hommes supérieurs le mensonge des dehors n’exerce que passagèrement son influence. Sans peine ils aperçoivent la marche. des grandes idées à travers les manifestations, souvent pleines de désordre, qui, tout en les obscurcissant, les annoncent. Ce n’est point, d’ailleurs, pour les vertus qu’il possède qu’on peut aimer le peuple : on doit l’aimer vicieux et grossier, on doit l’aimer pour les vertus qu’il n’a pas, et qu’il aurait certainement si on ne lui eut ravi sa part d éducation et mesuré d’une manière inique son droit au bonheur. M. de Lamartine était chrétien par les entrailles : ce sentiment de justice envers le peuple n’avait donc rien de trop élevé pour lui. Et puis, comme tous les esprits véritablement doués de force et de grandeur, il était homme à comprendre que ceux-là seuls méritent l’empire, qui sont soulevés et portés par l’acclamation publique ; qu’il y a folie dans la consécration de tout privilége qui donne pour pasteurs aux peuples les élus du hasard, et que l’impiété est grande de livrer le gouvernement des choses humaines à la sottise ou à la bassesse. Malheureusement, M. de Lamartine avait une mobilité d’impressions qui mettait en garde contre lui les cœurs soupçonneux. On le désirait ardemment pour allié ; l’avait-on acquis ? on tremblait de le perdre. Sa magnanimité même dans l’aveu d’une erreur et son intrépidité dans le changement avaient donné à sa politique une couleur indécise il s’en trouvait glorieusement amoindri. D’un autre côté, pas plus qu’à M. de Chateaubriand, le rôle de chef de parti ne semblait lui convenir. Non qu’il négligeât le côté pratique des choses : il s’en préoccupait au contraire, et même avec une sorte d’anxiété un peu puérile ; comme s’il eût craint qu’il ne lui échappât quelque chose des faveurs de la renommée, et que la poésie ne restât exposée en personne au dédain des gens d’affaires. Mais être chef d’un parti, c’est en dépendre à l’excès. Et lorsque le commandement n’est plus qu’une forme hautaine de l’obéissance, il y faut une abnégation de soi, de ses pensées, et, quelquefois, un servilisme d’ambition, dont les hommes d’inspiration sont incapables. Tribun, M. de Lamartine né pouvait l’être. A la Chambre, on ne lui vit jamais ni cette haine du regard, ni ce geste accusateur, ni ce tressaillement du corps et ces emportements soudains, qui répandent la passion, qui la provoquent, et agissent sur une assemblée comme les vents d’orage sur les flots de la mer. Son geste était solennel ; ses paroles, toutes de pourpre et d’or, tombaient de ses lèvres avec une lenteur cadencée ; c’était avec une dignité froide que sa haute taille se balançait ; et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, le battement de cœur de son éloquence était trop constamment tranquille et trop égal. Mais il est une gloire qui appartient sans contestation à M. de Lamartine. A une époque où beaucoup de républicains en étaient encore à renfermer le salut du peuple dans la substitution d’un consul à un roi, lui, légitimiste converti de la veille, il annonçait déjà la réforme sociale. Les anciens, nul ne l’ignore avaient décoré les poètes du nom de vates, qui signifie prophète. M. de Lamartine fut donc un poète dans la plus noble acception du mot. Car, un jour, secouant avec courage les préjugés d’une moitié de sa vie, et déserteur du pouvoir, c’est-à-dire de la force, il devait tenir les hommes attentifs au bruit de son illustre défection, et montrer la route lumineuse qui s’ouvrira devant les générations à venir.

En votant la loi contre les associations, M. de Lamartine avait cédé à la crainte de voir les sociétés politiques livrer bataille au gouvernement et entasser ruines sur ruines. Il ne comprit pas que cette bataille si fort redoutée par lui, la loi qu’il votait en allait donner le signal. Dès ce moment, en effet, tous les glaives se trouvèrent, en quelque sorte, à moitié tirés du fourreau, et d’un bout de la France à l’autre, ce ne furent plus que préparatifs de guerre.

Or, l’imminence d’une crise n’avait jamais trouvé le pouvoir en proie à plus de divisions. La guerre aux portefeuilles était poursuivie avec ardeur, en attendant qu’une guerre plus terrible éclatât. Enveloppés d’intrigues, deux membres du Cabinet étaient à la veille de succomber, et le duc de Broglie, en butte à une animosité persévérante et secrète, allait lui-même sortir du Conseil.

Une demande de vingt-cinq millions adressée au gouvernement français par le gouvernement des États-Unis fut, non pas la cause, mais l’occasion de la retraite du duc de Broglie. La France devait-elle réellement vingt-cinq millions aux États-Unis ? Quelle était l’origine de la créance américaine ? Jusqu’à quel point les prétentions de l’Amérique à notre égard étaient-elles fondées ? Voilà ce que la Chambre eut à examiner. Nous ne nous arrêterons pas ici aux discussions qui s’élevèrent alors dans le parlement, nous réservant d’exposer la question en 1835, époque où elle fut remise sur le tapis. Nous nous bornerons à dire que les premiers débats soulevés eurent pour résultat le rejet absolu de la réclamation.

Le ministère, dans son désir excessif de maintenir la paix, n’avait rien négligé pour amener la Chambre à voter en faveur de l’Amérique. Et cependant, il arriva que les familiers du château laissèrent tomber dans l’urne des boules noires.

Le fait était assurément fort extraordinaire ; car en ne pouvait mettre en doute l’importance que le roi attachait à l’acceptation du traité. Aussi les amis de M. de Broglie ne virent-ils dans ce résultat que le triomphe d’une intrigue ils demeurèrent convaincus que, M. de Broglie pesant au roi, on avait voulu le faire renverser par la majorité. Pour cela, il est vrai, la Cour avait dû se résigner à un rejet qui lui était pénible ; mais la démission de M. de Broglie était au bout. Or, repoussé une fois, le traité pouvait être présenté de nouveau ; tandis qu’une fois donnée, la démission pouvait être aisément rendue définitive. Aux yeux des gens de cour, le bénéfice du calcul en dépassait l’inconvénient.

Ce qui est certain, c’est que la Cour n’avait pas compté vainement sur la susceptibilité de M. de Broglie. Au sortir même de la séance où il venait d’être vaincu, il alla sur-le-champ offrir au roi sa démission.

Le roi comprenait peu les scrupules parlementaires et il s’en moquait volontiers. Apporter de l’amour-propre dans les affaires lui paraissait au plus haut point dangereux et niais. Suivant lui, en faisant de toutes les questions importantes des questions de Cabinet, on élevait la puissance du parlement sur les ruines de la prérogative royale. Cette manière de voir, M. de Broglie était loin de la partager, mais il ne l’ignorait pas. Il devait donc naturellement s’attendre à voir le roi hésiter devant l’offre d’une aussi brusque démission. Ce fut le contraire qui advint. M. de Broglie sortit du ministère dès qu’il en manifesta l’intention. Les efforts que le roi tenta pour le retenir se réduisirent à ces banales objections dont la politesse fait une loi. M. de Broglie ne pouvait s’y tromper, Louis-Philippe ayant un jeu de physionomie dont les ministres s’étaient accoutumés à surprendre le secret.

Que la retraite du duc de Broglie, en cette occasion, ait été, au château, le sujet d’une joie très-vive, rien de moins douteux. D’abord, nous l’avons dit, le roi n’aimait pas la personne de M. de Broglie. Il lui trouvait de la raideur, de la persistance dans les idées, une dignité incommode, une âme trop en garde contre l’influence des petites séductions ; il supportait impatiemment un ministre avec lequel il osait à peine être familier, et qui était homme, dans tous les cas, à déjouer les calculs de la familiarité royale. D’un autre côté, M. de Broglie avait, aux yeux des courtisans, le tort de mettre la main aux affaires, et cela dans un département où le roi s’alarmait de tout contrôle. Enfin, la retraite du ministre des affaires étrangères ne faisait que commencer l’exécution d’un projet couvé depuis longtemps avec complaisance. Unis étroitement, le duc de Broglie, M. Guizot et M. Thiers auraient formé, dans le Conseil, une force contre laquelle se serait trop souvent brisée la politique personnelle du monarque. Il avait donc fallu semer entre eux de sourdes défiances, les armer l’un contre l’autre par un ténébreux et persévérant appel à des sentiments de rivalité. Jusqu’alors le but n’avait été atteint que très-imparfaitement. L’amitié de M. Guizot et du duc de Broglie était restée sans nuages ; et si l’intimité de leur alliance inspirait à M. Thiers quelque inquiétude, il n’en était pas encore venu à croire une séparation profitable pour lui. Mais M. de Broglie sortant du conseil, tout changeait. M. Guizot et M. Thiers se trouvaient face à face, sans lien qui les rapprochât, et avec des caractères différents, des tendances diverses, des talents rivaux, des prétentions égales. Situation qu’il était facile de faire tourner au profit du gouvernement personnel !

Il y avait à remplacer le duc de Broglie comme ministre des affaires étrangères. La présidence resta au maréchal Soult, parce que son illustration militaire était de nature à imposer à l’opinion, et parce que, dans l’intérieur du Conseil, son importance politique n’était point assez grande pour éveiller la jalousie. Quant au portefeuille des affaires étrangères, on l’offrit à M. de Rigny, mais on eut beaucoup de peine à le lui faire accepter. Marin, il se sentait à l’aise dans le ministère de la marine, où sa capacité n’était pas trop au-dessous de sa tache. Se maintiendrait-il au poste où on l’appelait ? Le fil des intrigues diplomatiques ne se romprait-il pas entre ses doigts à chaque instant ? Et comment repousserait-il, à la Chambre, des attaques portant sur tout l’ensemble de la politique européenne ? Le sentiment de son insuffisance le troublait. Il refusa long-temps, et ne se rendit enfin que sur l’espoir de trouver pour appui l’expérience de M. de Broglie et ses conseils. L’amiral Poussin, alors en mission, fut désigné pour le ministère de la marine ; et, sur son refus, lorsqu’on en fut informé, l’amiral Jacob entra dans le ministère.

D’autres changements se préparaient. M.d’Argout, homme très-instruit, très-laborieux, et qui possédait la passion de ces sortes d’affaires qui se font avec des chiffres, M. d’Argout n’avait jeté aucun éclat sur le ministère de l’intérieur, et s’était desservi lui-même dans l’esprit de ses collègues. M. Thiers, au contraire, quoique relégué dans le ministère du commerce, avait partout fait sentir son action et accepter son influence. Ses amis auraient donc volontiers demandé pour lui un portefeuille politique. Mais il tenait sa position pour bonne et n’en voulait point sortir. Peu lui importait que son portefeuille ne fut que secondaire, sa personnalité en ressortait mieux, et il lui suffisait de pouvoir, devant les Chambres, faire sur le domaine de ses collègues de brillantes apparitions. Il se laissa néanmoins entraîner, surtout par M. Bertin-de-Vaux, que le Journal des Débats rendait tout-puissant, et qui regardait l’occupation du ministère de l’intérieur par M. Thiers comme une chose presqu’indispensable. Il se forma, conséquemment, au sein du Conseil, une espèce de complot ayant pour but l’exclusion de M. d’Argout. M. Barthe entra dans ce complot sans se douter qu’il était, lui aussi, l’objet des menées les plus malveillantes. Car on le disait usé, et M. Bertin-de-Vaux poussait secrètement au ministère de la justice M. Persil, magistrat plein de fiel mais courageux, et qu’avait en quelque sorte marqué au front le ressentiment des partis. Nous ne forcerons pas l’histoire à descendre aux détails honteux de la stratégie qui devait aboutir au remaniement du Cabinet. Il nous suffira de dire qu’un jour, pendant qu’à la Chambre M. Barthe, assis au banc des ministres, savourait tranquillement les douceurs d’un pouvoir dont il se croyait sûr, M. Dupin aîné fut prévenu qu’on l’attendait au-dehors pour une communication importante. On venait lui offrir le ministère de la justice, dans l’espérance qu’il le refuserait, et parce qu’on n’aurait pas osé, avant de s’être adressé à lui, s’adresser à M. Persil. Il refusa. Le jour même, M. Barthe apprenait, de la bouche d’un de ses amis, la trame ourdie contre lui par ses collègues. Indigné, il résolut de donner cours sur-le-champ à sa colère, et, le Conseil s’étant assemblé dans la soirée, il éclata. Ce fut le terme de la crise. MM. d’Argout et Barthe furent remplacés par MM.Thierset Persil. Les renvoyer sans dédommagement eût été une imprudence M. Barthe reçut la présidence de la Cour des Comptes qu’il fallut retirer à M. Barbé-Marbois, dont, aussi bien, l’austérité avait déplu dans la fameuse affaire Kesner ; et le duc de Gaëte dut céder à M. d’Argout les magnifiques fonctions de gouverneur de la Banque de France. Le ministère du commerce, que M. Thiers abandonnait, échut à M. Duchatel, un des plus habiles défenseurs du traité des 25 millions. Preuve manifeste qu’on se proposait de revenir à la pensée de ce traité onéreux, et que ce n’était pas à la souveraineté de la Chambre qu’on avait sacrifié M. de Broglie avec tant d’empressement !

Mais tandis que le pouvoir flottait au gré de ces intrigues, la nation bouillonnait au-dessous, et les intérêts qu’avait si directement menacés la loi contre les associations se préparaient de toutes parts à un vigoureux effort. Des réunions avaient lieu à Paris, tantôt chez le général Lafayette, tantôt chez un de ses amis les plus dévoués. La question du combat y fut posée. Que faire si, foulant aux pieds les principes les plus inviolables, le pouvoir en venait à porter la main sur la liberté, d’une manière agressive et violente ? Opposerait-on la force à la force ? « Comment hésiter ? disaient quelques-uns. Le gouvernement commence l’attaque. Il ira jusqu’au bout. Il osera tout contre nous si nous n’osons rien contre lui. Reculons, nous sommes perdus. » La plupart, et à leur tête M. Garnier-Pagès, objectaient l’énormité de l’entreprise, l’insuffisance des préparatifs, l’indocilité des courages à manier, le défaut d’organisation, le nombre des troupes contre lesquelles on aurait à lutter, l’impossibilité absolue de jeter dans l’insurrection le gros de la bourgeoisie. Un avis singulier fut ouvert par un savant qu’avaient fait remarquer dans le parti républicain la sauvagerie de son humeur et son caractère ombrageux à l’excès, mais en même temps sa haute intelligence et son désintéressement poussé jusqu’à l’héroïsme. Voici ce qu’il proposait : partant de ce point de vue qu’il y a dans le martyre une incalculable puissance d’entraînement, un certain nombre de républicains auraient fait pacte avec la mort ; et, renfermés dans une maison, y auraient défendu jusqu’au dernier soupir le principe attaqué. Ce n’étaient pas, du reste, les personnages les plus marquants du parti que l’auteur de la proposition appelait à remplir un rôle dans le drame dont il donnait le plan : « Ceux-là, disait-il ; se réserveront pour l’assaut ; nous serons, nous, les fascines qui servent à combler le fossé. » D’aussi étranges idées ne pouvaient être et ne furent accueillies que par l’étonnement. Chacun se demanda si elles étaient sérieuses ; et, depuis, plusieurs ont pensé que celui qui les avait émises n’avait eu pour but que d’essayer le dévoûment de quelques hommes suspects à sa nature soupçonneuse.

Cependant, le comité de la Société des Droits de l’Homme redoublait d’activité. Par d’infatigables correspondances, il hâtait dans les provinces le travail d’organisation commencé. Par de hardis manifestes, il tenait en haleine dans la capitale les cent soixante-trois sections dont il gouvernait l’ardeur. On fit des cartouches ; on commanda des achats de fusils ; on se mit en rapport avec les soldats en garnison à Versailles et à Vincennes ; les commissaires d’arrondissement furent chargés de faire connaître au comité les ressources des divers quartiers de Paris, et sur quels hommes il était permis de compter. Mais l’argent manquait ; le détournent ne se trouva pas, en général, au niveau de l’agitation et la revue des forces disponibles de l’insurrection fut loin de répondre aux espérances conçues.

Parallèlement à la Société des Droits de l’Homme, marchait l’Association pour la dépense de la Liberté de la Presse. Le général Lafayette en était le patron ; MM. Marchais et Étienne Arago en étaient les secrétaires. Elle avait pour but avoué de protéger la liberté d’écrire, soit en resserrant le lien des divers journaux républicains, soit en assurant aux œuvres des citoyens pauvres le bénéfice de la publicité, soit en organisant par toute la France des souscriptions destinées à couvrir les amendes. Mais, quelque pacifique que fût la nature de son institution, elle favorisait le mouvement par la fougue personnelle de ses membres, par ses affiliations dans les provinces, par son empressement à faire circuler les nouvelles propres à ébranler les esprits. Malheureusement, entre elle et la Société des Droits de l’Homme, il existait une sorte de rivalité sourde, dont il était à craindre que, dans une occasion décisive, l’ennemi commun ne profitât.

Dans les départements, la situation n’était ni moins menaçante ni moins compliquée. Nous dirons dans le chapitre suivant quel était l’état de la ville de Lyon. Le département des Pyrénées-Orientales, patrie de l’illustre François Arago, obéissait à l’action d’un comité central, établi à Perpignan, et correspondant avec le comité de Défense pour la Liberté de la Presse établi à Paris. Le parti républicain dominait dans le Jura, et, dirigé par un neveu du général Bachelu, il se montrait tout-puissant dans la ville d’Arbois. A Dijon, à Clermont-Ferrand, à Châlons-sur-Saône, à Saint-Étienne, à Besançon, à Grenoble, les éléments de résistance étaient nombreux. A Épinal, où M. Mathieu, avocat, exerçait une grande influence, la Charbonnerie et la Société de Droits de l’Homme faisaient chaque jour de nouvelles et importantes conquêtes. A Lunéville, un maréchal-des-logis-chef au 9e régiment de cuirassiers, M. Thomas, avait formé l’audacieux projet d’enlever les quatre régiments de cuirassiers qui se trouvaient à Lunéville depuis la dissolution du camp de manœuvres formé en 1833. Entreprenant, dévoué, plein d’intelligence et de courage, M. Thomas s’était assuré le concours de plusieurs de ses camarades, s’était mis en rapport avec les républicains de Nancy, avait donné avis de ses desseins au comité parisien de la Société des Droits de l’Homme, et n’attendait que le moment d’agir.

Si tous ces mouvements eussent été coordonnés, et soumis à une vigoureuse impulsion, à une impulsion commune, nul doute que le gouvernement n’eût été renversé. Mais les chefs n’avaient pu donner à l’organisation ni le temps ni le soin nécessaires, entraînés qu’ils étaient dans un tourbillon de feu.

C’était de la Société des Droits de l’Homme de Paris qu’aurait dû naturellement partir le signal. Or, elle était elle-même, depuis quelque temps, minée par de fâcheuses divisions. Au milieu d’elle s’étaient glissés des jeunes gens remplis de passions brûlantes, et qui frémissaient sous le joug du comité, qu’ils accusaient de tiédeur parce que son énergie n’excluait pas les conseils de la prudence. Se tenir prêt pour la bataille si le pouvoir la rendait inévitable, telle était la politique du comité : eux, ils jugeaient que c’était trop peu de s’armer pour la défensive et qu’il fallait attaquer. Le comité pensait que, pour avoir raison des iniquités contre lesquelles on protestait, heurter de front et brutalement la bourgeoisie n’était pas indispensable : eux, ils repoussaient comme douteuse toute politique de ménagements. Par suite de ces dissidences, un second comité avait été formé sous le nom de Comité d’Action, et il en était résulté, parmi les sectionnaires, une lutte qu’entretenait avec soin la police, partout présente par ses agents. Après des tiraillements funestes, l’ancien comité l’emporta mais la fusion ne s’opéra point sans avoir amené, comme il arrive presque toujours, des concessions dont profita la fraction des audacieux.

La Société des Droits de l’Homme, au surplus, était loin d’embrasser le parti républicain tout entier. Le journal la Tribune, quoique rédigé avec une véhémence extraordinaire, était indépendant de la Société, dont M. Armand Marrast ne faisait point partie. Il en était de même de MM. Armand Carrel à Paris, Anselme Petetin à Lyon, Martin Maillefer à Marseille ; et ces trois derniers éprouvaient pour toute tentative hasardée une répugnance dont ils ne se cachaient pas. Naturellement ennemi des allures démagogiques et accoutumé à ce qu’il y a de régulier dans la discipline militaire, Armand Carrel assistait avec un trouble secret au spectacle de ces passions déréglées dans leur force et toujours à la veille de dépasser leur propre but. Et cependant, il avait la vue trop perçante pour ne pas apercevoir tous les éléments de puissance cachés à demi dans un tel désordre. Si les exagérations de certains hommes l’alarmaient, il y avait, en revanche, dans la vigueur de leur essor, quelque chose qui plaisait à son courage et remplissait d’émotion son âme passionnée. Souvent il fut sur le point de rompre en public avec eux mais au moment de les attaquer dans le National, son organe, il s’arrêtait tout-à-coup, hésitait, puis renonçait à son dessein, ne voulant pas donner à l’ennemi commun la joie de triompher de la désunion des républicains, et préférant, après tout, le tumulte à l’égoïsme, une colère irréfléchie à une basse insolence, les fautes des rebelles enfin à la sagesse menteuse des oppresseurs.

À cette diversité dans la manière d’apprécier l’énergie du mouvement à imprimer au parti républicain, se joignaient des dissidences d’opinion fort sérieuses. M. Godefroi-Cavaignac dans le Comité de la Société des Droits de l’Homme, M. Armand Marrast dans le journal la Tribune, professaient, sur le principe d’autorité, par exemple, et sur la centralisation, des idées que ne partageaient entièrement, comme nous l’avons déjà dit, ni M. Armand Carrel, ni M. Anselme Petetin, ni M. Martin Maillefer. Armand Carrel, toutefois, chancelait dans son opinion, qu’il finit par abandonner avec cette intrépide bonne foi qui le caractérisait ; mais une conviction plus tenace animait MM. Maillefer et Petetin, que touchait faiblement la nécessité de fortifier et de centraliser le pouvoir après l’avoir rendu tutélaire, et qui se préoccupaient beaucoup plus des moyens d’assurer à la liberté de l’individu des garanties solides et de tenir Paris en respect.

Si le parti républicain s’était senti moins fort, s’il n’avait pas cru toucher à la réalisation de ses espérances, peut-être aurait-il apporté moins de ferveur dans la lutte intellectuelle par laquelle il était intérieurement agité. Mais il y avait alors dans ce parti une résolution de vaincre si impétueuse et une si grande exubérance de vie, qu’on se jugeait à la veille de saisir le pouvoir, et de passer ainsi de la théorie à la pratique, du gouvernement des passions à celui des intérêts. Car il est à noter que, dans le sein même de la Société des Droits de l’Homme, et au plus fort de son effervescence, on voyait s’accomplir un travail d’organisation pacifique très-actif et ayant pour but de subordonner les emportements de la révolte aux procédés de la science. Il fallait donc s’entendre sur la manière dont la nation devait être excitée, dirigée, administrée, défendue ; il fallait tout-à-la-fois se disposer à combattre et à étudier, pourvoir aux nécessités du moment et méditer sur les choses du lendemain : double cause d’enthousiasme, mais aussi de division et de fièvre !

Ajoutez à cela que, quoiqu’il y eût beaucoup de charbonniers dans la Société des Droits de l’Homme, la direction de cette société et celle de la Charbonnerie n’allaient pas tout-à-fait de conserve. La Société des Droits de l’Homme avait dans le vieux Buonarroti un juge bien plus sévère qu’Armand Carrel, et bien plus imposant. Directeur suprême des mouvements mystérieux de la Charbonnerie, Buonarroti n’avait nulle confiance dans une conspiration qui déroulait sa trame en plein jour, qui publiait chaque matin le nom de ses chefs, qui se recrutait à la face du soleil. Il avait raison, au point de vue du combat. Une association hostile au pouvoir ne saurait réussir dans ses projets, même quand elle n’est pas secrète, qu’à la condition d’être conduite par un gouvernement inconnu. Le fait est que la Société des Droits de l’Homme avait tous les inconvénients des sociétés secrètes sans en avoir les avantages. Bonne pour une œuvre de propagande, il était impossible qu’à la veille d’une bataille elle ne fût pas désorganisée par le seul fait de l’arrestation des chefs. Ceux qui la fondèrent avaient donc commis, en isolant leur action de celle de la Charbonnerie, une faute qui allait être expiée cruellement. Car c’était du fond d’un cachot que la plupart des chefs allaient entendre le premier appel aux armes !