Histoire de dix ans/Tome 2/Chapitre 1

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CHAPITRE PREMIER.


Tableau de la situation générale de l’Europe en 1830.


Un peuple déchaîné, victorieux et maître de lui ; trois générations de rois fuyant sur les mers ; la bourgeoisie apaisant la foule, l’éconduisant, se donnant un chef ; les nations qui s’agitent trompées dans leur espoir et regardant du côté de la France, immobile sous un roi nouveau ; l’esprit révolutionnaire flatté d’abord, comprimé ensuite, et finissant par éclater en efforts prodigieux ou en scènes terribles ; des complots, des égorgements ; trois cents républicains livrant bataille dans Paris à toute une armée ; la propriété attaquée par de hardis sectaires ; Lyon soulevé deux fois et inondé de sang ; la duchesse de Berri ressuscitant le fanatisme de la Vendée et flétrie par ceux de sa famille ; des procès inouïs ; le choléra ; au dehors, la paix incertaine, quoique poursuivie avec une obstination ruineuse ; l’Afrique dévastée au hasard, l’Orient abandonné ; au dedans, nulle sécurité ; toutes les révoltes de l’intelligence et des essais fameux ; l’anarchie industrielle à son comble ; le scandale des spéculations aboutissant à la ruine ; le pouvoir décrié ; cinq tentatives de régicide ; le peuple sourdement poussé à de vastes désirs ; des sociétés secrètes ; les riches alarmés, irrités, et à l’impatience du mal joignant la peur d’en sortir… Tel est le tableau que présente l’histoire des dix dernières années.

Sous le rapport purement politique, elle se partage en trois grandes périodes :

Dans la première, qui s’étend depuis l’établissement de la dynastie d’Orléans jusqu’à la chute du ministère Laffitte, le pouvoir se montre inquiet, faible, chancelant ; il ne vit que de concessions trompeuses, il ne se développe qu’au moyen de la ruse. Rapprochées par des intérêts communs, par de communes espérances, la bourgeoisie et la royauté se prêtent un mutuel appui le principe parlementaire et le principe monarchique s’allient momentanément. C’est l’époque de fondation.

La seconde période embrasse le ministère de M. Casimir Périer, continué par le ministère de MM. Thiers et Guizot. Le pouvoir, attaqué violemment, se défend avec violence. Entre la bourgeoisie et la royauté des dangers communs resserrent l’alliance déjà conclue : le principe parlementaire et le prince monarchique semblent se confondre. C’est l’époque de lutte.

Dans la troisième et dernière période, les vices du régime se manifestent. Le pouvoir, cessant d’être menacé d’une manière sérieuse, s’affaisse sur lui-même d’abord, puis se divise. La bourgeoisie et la royauté commencent à se séparer. La chambre devient factieuse, et le ministère corrupteur. La rivalité des deux principes se déploie avec tous ses inconvénients, tous ses dangers. C’est l’époque de décadence.

Mais, avant de raconter les détails de ce grand drame, il importe de montrer dans quel état la révolution de juillet surprenait l’Europe.

La révolution de juillet produisit dans le monde un tressaillement universel. Les peuples que les traités de 1815 avaient asservis, s’agitèrent. L’apparition du drapeau tricolore flottant sur l’hôtel du consulat de France à Varsovie, fit battre d’espoir le cœur fidèle des Polonais, nos anciens frères d’armes. A Bruxelles, à Liège, à Anvers, on se demanda enfin en vertu de quel droit deux millions de Hollandais commandaient à quatre millions de Belges. Les provinces rhénanes qui, sans parler notre langue, voulaient garder nos lois, désirèrent nous appartenir, par orgueil. Une fermentation redoutable se manifesta au sein des universités allemandes, jusqu’alors tourmentées par de vagues aspirations vers la liberté. Mais rien de comparable au mouvement dont l’Italie se sentit animée. Jusque dans les États-Romains l’enthousiasme fut immense. La foule se pressait dans les rues, sur les places, dans tous les lieux publics, autour des voyageurs français ; on leur faisait lire à voix haute les journaux de leur pays ; et lorsqu’ils avaient raconté de cette sorte à la foule avide et recueillie quelques-uns des prodigieux événements dont les bords de la Seine venaient d’être le théâtre, des applaudissements unanimes retentissaient, mêlés à des cris et à des sanglots. Il est presque littéralement vrai que, durant plusieurs jours, les Italiens ne cessèrent de regarder du côté des Alpes, croyant à toute heure en voir descendre les Français. La révolution de 1830 empruntait de l’éloignement je ne sais quel caractère merveilleux ; et le peuple de France revivait aux yeux de l’Europe étonnée, dans les gigantesques proportions que lui avaient données la République, et, après la République, l’Empire.

En Angleterre l’émotion fut profonde. Les journaux y célébrèrent à l’envi l’héroïsme des Parisiens, et de toutes parts on y ouvrit des souscriptions en faveur des blessés. Ces démonstrations n’étaient sincères et désintéressées que de la part des radicaux. Les whigs éclatèrent en joyeux transports, parce que, dans leurs espérances, ils avaient toujours associé au mouvement qui les porterait aux affaires, le triomphe du libéralisme français. Mais les tories, chose étrange en apparence, les tories eux-mêmes se montrèrent insensibles au malheur qui frappait une famille royale, et le ministère Wellington sembla sourire à une crise qui, pourtant, devait entraîner sa chute.

C’est qu’il y avait ici, pour les tories, une question plus haute que toutes les questions de parti : celle de la suprématie de l’Angleterre en Europe. L’aristocratie anglaise, comme toutes les aristocraties, apporte dans l’accomplissement de ses desseins beaucoup de clairvoyance et de suite. Elle savait que, sous Charles X, il avait été question de livrer aux Français la rive gauche du Rhin, et aux Russes Constantinople. Elle savait aussi que le duc d’Orléans était anglais par goût et par inclination, comme il l’avait écrit lui-même[1]

Aussi vit-on tous les partis en Angleterre se réunir, sinon pour célébrer la victoire remportée en France sur la monarchie, au moins pour insulter au monarque vaincu. Lorsque le navire qui portait Charles X et sa famille, entra dans la rade de Portsmouth, les Anglais accoururent en foule sur le port avec la cocarde tricolore. En même temps, on montrait dérisoirement au peuple, dans les rues de Portsmouth, des vues du Great-Britain, et on tapissait les murs de la ville de placards offensants pour les exilés. Sur un de ces placards on avait écrit : « Quel est le véritable sentiment des Anglais pour l’individu infortuné qui a violé les lois qu’il avait juré de maintenir ? — Horreur et mépris. » Le duc de Raguse étant débarqué, après avoir fait ses adieux à la famille royale, la douane déploya, envers lui, une rigueur puérilement exagérée ; et il ne se fut pas plus tôt avancé sur le rivage qu’une multitude furieuse entoura sa voiture en proférant des menaces. Charles X n’ayant pu descendre à Portsmouth, le Great-Britain et le Charles-Caroll allèrent mouiller à Cowes. Eh bien, des Anglais venaient, à bord, se placer en face des princes déchus ; et, le chapeau sur la tête, les bras croisés, ils se mettaient à les contempler avec une curiosité ironique et si insultante, que le capitaine dut, sur la prière de Charles X, interdire l’entrée du navire.

Loin de s’opposer à ces démonstrations, aussi dépourvues de bonne foi que de dignité, le gouvernement anglais les encourageait, et il y ajouta le mensonge de ses propres dédains. Charles X avait demandé la permission de débarquer en Angleterre. Les ministres tories lui firent répondre qu’il n’était autorisé à toucher le sol anglais qu’en se dépouillant de son titre de roi. Pour trouver asile chez une nation qui avait toujours mis son orgueil à paraître hospitalière, Charles X fut obligé de prendre le nom de comte de Ponthieu.

Le baron d’Haussez, qui avait précédé son vieux maître sur cette terre ennemie, et qui n’y avait reçu de lord Wellington qu’un accueil grossier, le baron d’Haussez suivit Charles X dans la demeure assignée à son exil. Le château d’Holyrood était dans un état de délabrement complet. On n’avait rien fait pour le rendre habitable ; les fauteuils y étaient encore couverts de la poussière dont le temps les avait chargés ; les tapisseries y tombaient en lambeaux tout y rappelait le côté mélancolique et sombre de l’histoire des Stuarts.

Dans un pays gouverné alors par des tories, fils de Jacobites, comment Charles X n’aurait-il pas songé à la généreuse et magnifique hospitalité que Jacques II avait jadis trouvée à Saint-Germain ? Mais à Holyrood aucun monarque ne vint, comme à Saint-Germain, au bas du grand escalier, recevoir le visiteur attendu. Au lieu d’un prince, ce fut un concierge qui parut, des clefs dans la main, et montrant d’un air dur des appartements solitaires. À la place de cette cassette remplie d’or qu’avait offerte au dernier des Stuarts la munificence de Louis XIV, on ne voyait sur la table que des papiers couverts de caractères à peine lisibles : assignations de créanciers, arrêts de saisie, qui, dans un royaume inhospitalier, attendaient déjà les fugitifs. Pas un soldat n’avait été ajouté au poste de la principale entrée, et la sentinelle ne présentait point les armes quand passait ce vieillard qui avait été un roi.

En prodiguant ou en laissant prodiguer l’outrage aux cheveux blancs d’un prince coupable, mais infortuné, l’aristocratie anglaise avait un double but : elle voulait, d’une part, se venger des préférences de Charles X pour la Russie ; et, de l’autre, elle espérait attirer à son alliance la France nouvelle qui lui faisait peur.

Tout entière à l’orgueil de son triomphe, et peu initiée aux mystères de la diplomatie britannique, la bourgeoisie française ne pénétra point le sens de cette politique artificieuse et profonde ; elle prit pour un hommage désintéressé ce qui n’était qu’un calcul d’égoïsme et une forme hypocrite donnée à des haines immortelles.

Quoi qu’il en soit, les mêmes motifs qui portaient l’Angleterre à se réjouir jetèrent le deuil à la cour de Saint-Pétersbourg. La Russie était trop éloignée du centre des idées modernes, et trop durement façonnée à l’esclavage, pour que l’empereur Nicolas redoutât beaucoup la contagion de l’exemple donné par la France. L’esprit de propagande ne pouvait guère l’effrayer que relativement à la Pologne. Mais la révolution de juillet venait couper court à une alliance qui promettait aux Russes, sur les confins de l’Asie et de l’Europe, une position qui les aurait rendus souverains arbitres des destinées du monde. Voilà ce que l’empereur Nicolas ne put voir sans un amer dépit. L’obstacle inattendu opposé à sa politique extérieure le touchait plus vivement que l’atteinte portée à l’inviolabilité des races royales. Il dissimula néanmoins la nature de ses ressentiments, fidèle en cela aux traditions de la Russie qui, depuis un demi-siècle, n’avait cessé de mettre en avant les questions de droit et de principes, pour masquer ses intrigues diplomatiques ou ses projeta d’agrandissement.

Pour ce qui est de l’Autriche et de la Prusse, toute distinction entre la politique de principes et la politique d’intérêt y eût été puérile ; car, que le dogme de la souveraineté du peuple fût admis en Allemagne, c’en était fait du despotisme de la diète, despotisme dont la Prusse et l’Autriche se partageaient le honteux bénéfice. La cour de Vienne, surtout, était intéressée à repousser ce brûlant appel à la liberté, qui devait si aisément trouver des échos en Italie et y devenir un appel à l’indépendance.

Tels étaient les sentiments contraires que la révolution de juillet devait faire naître. Mais leur manifestation fut précédée par une sorte de stupeur étrange, immense. Rien de pareil ne s’était encore vu dans l’histoire. Les puissances les plus hautaines se montraient attérées. On eût dit que désormais les nations n’allaient plus vivre qu’avec le secours et par la permission de la France. Le lendemain de l’Europe était soudain devenu un mystère formidable.

Pour comprendre combien le rôle de la France alors pouvait être fécond et glorieux, il faut connaître quelle était, au moment de la révolution de 1830, la situation générale de l’Europe.

La Turquie était une proie préparée pour les Russes. En montant sur le trône, Mahmoud avait trouvé les provinces de son empire livrées au gouvernement anarchique des pachas, et l’autorité des sultans avilie sous le joug des ulémas et des janissaires. Bien décidé à briser cette triple tyrannie, il l’avait attaquée par d’audacieuses réformes, mais en sacrifiant au désir de l’abattre l’indépendance et l’intégrité de la Turquie. C’est ainsi qu’en 1812, pour marcher plus librement à la destruction de ses ennemis intérieurs, il avait signé le honteux traité de Bucharest, qui abandonnait à la Russie les bouches du Danube. Plus tard, la Grèce s’étant soulevée, il y avait envoyé, par faibles détachements et de manière à les faire exterminer, les plus braves d’entre les janissaires, attisant de ses propres mains une révolte qu’il aurait pu étouffer, et faisant égorger les plus vaillants défenseurs de la maison d’Osman par ses plus cruels ennemis. Politique inexorable, dont la journée du 15 juin 1826 devait assurer le triomphe en faisant couler à flots dans Constantinople le sang des janissaires ! Mais c’est par des victoires semblables que périssent les empires. Les puissances chrétiennes étant intervenues en faveur de la Grèce par le traité du 28 juillet 1827 et par le combat de Navarin, Mahmoud chercha vainement autour de lui une armée ; il se vit réduit à prêcher contre la Russie une croisade qui attirait sur lui la tempête, sans lui fournir les moyens de la conjurer : la milice nouvelle, favorisée d’abord par la fortune, ne put cependant interdire aux Russes le passage des Balkans ; et le traité d’Andrinople, arraché à l’épouvante du réformateur, vengea les janissaires en donnant à la Russie victorieuse une plus large part des dépouilles de la Turquie.

Ainsi Mahmoud, en 1830, se trouvait avoir accru son pouvoir en détruisant son peuple ; et à chaque réforme conquise sur les ennemis du dedans répondit une perte de territoire consentie au profit des ennemis du dehors. La caserne des janissaires était brûlée, mais la Grèce affranchie ; le divan était arraché à la domination mystique des ulémas, mais, dans les traités de 1815, le cabinet de Saint-Pétersbourg avait fait rayer le nom de la Turquie, comme celui d’un royaume à partager. Les Turcs portaient un costume européen, et faisaient l’exercice à l’européenne ; mais, déjà vassale de cette civilisation dont elle semblait n’avoir adopté les traditions que pour en subir la souveraineté, Constantinople entendait les Russes frapper à ses portes. Mahmoud n’était plus que le chef tout puissant d’un empire réduit à l’impuissance. Des efforts prodigieux n’avaient pu le conduire qu’à régner en dictateur sur des ruines faites par lui-même.

La Russie touchait donc au but de son ambition, qui était grande, car elle ne se bornait pas à la conquête de la Turquie. Faire de la mer Noire un lac intérieur, tenir en échec dans la Méditerranée les flottes de l’Angleterre et de la France, dominer l’Adriatique, ranger sous sa dépendance l’Égypte, la Grèce et les îles, se frayer enfin une route jusqu’aux possessions anglaises de l’Inde, voilà le plan gigantesque que la Russie avait tracé ; et, pour le réaliser, qu’avait-elle à faire ? Occuper le détroit des Dardanelles.

D’ailleurs, la possession du Bosphore lui était indispensable pour compléter son système de défense. Protégée, au Nord, contre ses ennemis, par la longueur des chemins, les neiges et le désert, elle n’avait qu’un point vulnérable, au Midi. Or, pour toucher à ce point, placé au centre de ses possessions, ne fallait-il pas traverser le détroit des Dardanelles ? Que ce détroit lui appartînt c’en était assez pour qu’elle fut inattaquable. Présente partout, et partout inaccessible, elle pressait alors de toutes parts l’Europe occidentale, sans pouvoir être elle-même directement menacée ou atteinte. L’occupation du Bosphore, pour elle, c’était l’empire du monde.

Aussi n’avait-elle cessé, depuis soixante ans, de fixer ses regards sur ce point de la carte. Conduite sur les bords de la mer Noire, en 1774, par le traité de Kaïnardji ; mise en possession du Kouban et de la Crimée, en 1774, par le traité de Constantinople ; maîtresse, en 1812, par la paix de Buckarest, des rives du Pruth et de la Bessarabie, elle venait de couronner, par le traité d’Andrinople, toutes ses victoires diplomatiques, lorsqu’éclata la révolution de juillet.

En vertu du traité d’Andrinople, la Russie acquérait le delta formé par les embouchures du Danube, plusieurs positions militaires et deux cents lieues de côtes ; elle isolait de la Porte les principautés, par l’établissement d’une quarantaine ; elle s’assurait le droit d’intervenir administrativement dans les affaires de la Turquie elle imposait à ses ennemis un tribut onéreux ; et, comme gage du paiement, elle se faisait livrer la forteresse de Silistrie.

On dût comprendre, enfin, pourquoi le cabinet de Saint-Pétersbourg avait encouragé l’insurrection des Grecs, excité le sentimentalisme religieux et philosophique des libéraux de l’Occident, et provoqué contre la sublime Porte l’excommunication diplomatique si niaisement formulée dans le traité du 6 juillet par la France et l’Angleterre. Le guet-à-pens de Navarin portait ses fruits. La Russie en recueillait les bénéfices ; ses alliés, trompés par elle, en partageaient la honte.

Le traité d’Andrinople, cependant, ne produisit pas en Europe la sensation qu’il devait produire.

On a vu dans le premier volume de cette histoire, combien la politique du ministère Polignac était favorable aux vues de la Russie sur Constantinople.

La Prusse était trop éloignée du Bosphore pour ne pas se croire désintéressée dans la question. Sans compter qu’elle avait alors des sujets plus pressants de préoccupation. Car les provinces rhénanes repoussaient la substitution du code prussien au code français, avec une énergie que le voisinage de la France rendait très-alarmante pour le cabinet de Berlin. On peut juger de la situation morale de ce cabinet par le cri que le roi de Prusse laissa échapper, à la nouvelle des événements de Paris : « Si les Français ne vont que jusqu’au Rhin, je ne bouge pas. »

Quant à l’Autriche, elle aurait dû suivre avec anxiété les accroissements de la Russie qui la menaçait, et sur les bords du Danube et sur l’Adriatique. Mais gouvernée par M. de Metternich, homme d’état sans initiative et sans portée, elle ne se préoccupait alors que des dangers que faisaient courir à sa suprématie, l’ambition de la Prusse en Allemagne et l’esprit révolutionnaire en Italie.

L’Angleterre elle-même, ordinairement si habile, si attentive aux mouvements généraux de l’Europe, l’Angleterre semblait avoir oublié ces paroles de lord Chatam : « Avec un homme qui ne voit pas les intérêts de l’Angleterre dans la conservation de l’empire ottoman, je n’ai pas à discuter. » Et, en effet, l’influence de l’Angleterre dans la Méditerranée, considérablement affaiblie ; l’importance de ses possessions du Levant détruite ; ses projets de communication avec l’Inde par la Turquie anéantis à jamais ; la perte, à peu près inévitable, d’un débouché ouvert à l’exportation annuelle de trente millions de produits anglais, tels devaient être tôt ou tard, pour la Grande-Bretagne, les résultats de la domination des Russes à Constantinople.

D’aussi graves considérations n’avaient point échappé sans doute à la pénétration des diplomates de Saint-James. Mais les embarras intérieurs de l’Angleterre expliquaient son apathie. Georges IV venait d’y mourir, au plus fort de la lutte engagée entre deux partis divisés sur des questions accessoires, mais également ennemis da peuple et de la liberté du monde. Frère de George IV, le duc de Clarence lui succédait. Par une hypocrisie commune à tous les héritiers présomptifs, il avait pris rang parmi les whigs, étant prince : devenu roi, il se montrait tory.

L’Angleterre, cependant, avait épuisé le succès de ses crimes. Dans les campagnes, et d’après de solennels témoignages, la misère était à son comble. La plupart des fermiers payaient leurs fermages sur leur capital ; beaucoup, chassés de leur exploitation par la pauvreté, erraient tendant la main à la charité du passant ; des laboureurs avaient été vus dans plusieurs districts se chargeant eux-mêmes du transport de leurs denrées et s’attelant, comme des bêtes de somme, à leurs propres charrettes. Les villes présentaient le spectacle d’une détresse encore plus profonde. Au fond d’ateliers infects, dans une horrible confusion des âges et des sexes, pourrissait une population hâve, chétive, infirme et prématurément flétrie. Le travail était excessif, le salaire insuffisant. « Vos seigneuries, s’était écrié le comte Stanhope, à la chambre des lords[2] ne frémissent-elles pas en pensant au nombre des ouvriers incapables de gagner plus de trois ou quatre deniers par jour ? » De Birmingham, où les salaires, selon la déclaration du même lord, avaient été réduits des trois quarts[3] de Birmingham s’étaient élevées, au commencement de 1830, des clameurs désespérées que George IV put entendre retentir autour de son lit de mort. Au sein de la classe opulente et cruelle, superposée à ce peuple d’affamés, mêmes signes de décadence. La taxe des pauvres, portée dans certaines paroisses à 40 schellings par acre, menaçait d’un fardeau toujours croissant les propriétaires autour de qui elle faisait pulluler la pauvreté. Les bénéfices de l’exportation avaient sensiblement diminué, symptôme grave pour une nation qui troubla et gouverna si long-temps le monde avec l’or dont elle le dépouillait ! Dans le budget présenté en 1830 par M. Goulburn, chancelier de l’échiquier, on trouve ce rapprochement remarquable nécessité d’alléger le poids des taxes et déficit[4].

Agriculture, industrie, commerce, finances, tout dépérissait donc en Angleterre. Et, pendant ce temps, l’Irlande, dont les maux ne pouvaient plus s’accroître et dont l’émancipation récente des catholiques n’avait pas calmé la colère, l’Irlande s’agitait sur son fumier sanglant, et commençait sa vengeance contre ses oppresseurs en leur envoyant O’Connell.

Quel remède à cette situation terrible ? On fit la proposition d’une enquête. Mais il aurait alors fallu avouer, à la face de l’Europe, que la politique anglaise n’avait jamais été qu’une criminelle bévue ; qu’après avoir bouleversé maints royaumes, fomenté mille révoltes, violé les traités, ravagé des provinces, incendié des villes, asservi insolemment les mers, et tout cela pour trouver des consommateurs aux produits anglais, cette politique n’aboutissait qu’à l’impuissance. Il est certain qu’en prenant pour système de substituer son activité à celle de tous les peuples, rendus tributaires de son industrie, l’Angleterre n’avait point aperçu qu’elle finirait par les appauvrir, et serait elle-même ruinée, le jour où elle les aurait mis dans l’impossibilité de solder leurs échanges. Elle n’avait pas songé non plus que, pour convaincre son système de folie, il suffirait que quelques grandes nations fussent tentées de l’imiter. Voilà ce qu’une enquête aurait clairement révélé. Or, les ministres torys, en possession du pouvoir, ne voulaient point prononcer contre le génie de la vieille Angleterre une aussi éclatante condamnation. Et leurs adversaires, profitant de cet embarras pour les accuser d’incapacité, se préparaient à les renverser en demandant tout à la fois et la réforme électorale et une enquête.

Ainsi déchirée intérieurement, la Grande-Bretagne voyait, au dehors, son influence paralysée et ses destinées compromises. Également menacée par la marche victorieuse de la Russie vers les Indes et par les acquisitions de la France sur les bords de la Méditerranée, elle n’avait guère plus, pour faire face à ces deux dangers, que les artifices, bien connus, de sa diplomatie. Car le peuple écrasé d’impôts, exigeait des économies ; M. Hume avait excité de vives sympathies dans les classes pauvres en proposant à la chambre des communes la réduction des dépenses consacrées à l’armée et à la marine[5] ; l’Irlande, enfin, occupait des troupes considérables, plus que jamais nécessaires pour maintenir dans cet infortuné pays une tyrannie sans exemple et sans nom.

Tout semblait donc se réunir pour faire de la Russie la plus puissante nation du monde. Malheureusement pour elle, ses forces réelles étaient loin de répondre à l’habileté de ses diplomates et à la grandeur de ses desseins. Sa dernière guerre avec les Turcs avait épuisé ses ressources ; formidable en apparence, elle avait, plus que toute autre nation, besoin de la paix pour suivre ses intrigues ; et son empire était facile à ébranler, quoique colossal, parce qu’il manquait de proportions et d’assiette.

À ces complications, nées de la situation respective des puissances principales, s’ajoutaient les agitations des puissances secondaires réduites pour la plupart à mener en Europe une existence précaire et tourmentée.

En épousant Marie-Christine de Bourbon, Ferdinand VII avait profondément irrité le parti des moines qui aimait, dans l’infant don Carlos, un prince plus méchant, plus sombre, plus grossièrement dévot, plus fanatique enfin que le monarque lui-même. Déjà coupable, aux yeux des apostoliques, pour avoir introduit à la cour de Madrid les modes nouvelles, le goût des plaisirs et les fêtes, Christine leur devint odieuse, quand ils apprirent qu’elle était grosse. Car, si un fils naissait à la reine, don Carlos perdait l’espoir d’une couronne. Mais, bientôt, les partisans de l’infant eurent un plus grave motif de colère. Christine pouvait accoucher d’une fille et dans ce cas, en vertu du droit salique apporté en Espagne par le Bourbon, Philippe V, don Carlos était appelé à succéder à Ferdinand VII, son frère. Pour détourner d’elle ce malheur, la reine obtint de son époux l’abolition de la loi salique ; et, le 5 avril, une pragmatique saction, attribuée à Charles IV par le décret royal, apprit à l’Espagne qu’elle pourrait désormais, comme sous l’empire du droit goth, être gouvernée par des femmes. De là, chez les apostoliques, un redoublement de fureur et, chez leurs adversaires, l’enivrement du triomphe. La, question, du reste, fournissait matière à controverse. Ferdinand VII, selon les partisans de don Carlos, n’avait pas qualité pour abolir par simple ordonnance cette loi salique que Philippe V avait introduite en Espagne avec l’assentiment des cortès de 1713. De leur côté, les partisans de la reine répondaient que la pragmatique saction n’était pas une simple ordonnance ; qu’elle n’était qu’une exhibition de la pragmatique de Charles IV, portée à la requête des cortès de 1789. La guerre, on le voit, était au fond d’un débat semblable. Et la France qui, plus que toutes les autres nations de l’Europe, était intéressée dans la querelle, la France avait à prendre un parti. Or, au point de vue monarchique, le ministère Polignac devait naturellement appuyer les prétentions de don Carlos, parce qu’une fois le droit salique aboli en Espagne, il suffisait d’un mariage pour y faire revivre l’ancienne influence de l’Autriche. En conséquence, la politique des derniers ministres de Charles X secondait les vues de don Carlos et de ses partisans.

Quoi qu’il en soit, la haine jurée à Christine par les apostoliques était de nature à servir les projets du parti démocratique. Ce parti se cachait, à la vérité : il se taisait ; et tous ceux qui auraient pu lui servir de chefs avaient été livrés à l’exil ou au bourreau. Mais le souvenir de la constitution de 1812 et des cortès de 1820 n’en vivait pas moins dans le cœur des Espagnols. Ce souvenir était même la seule force réelle qui existât en Espagne, où le despotisme avait dévoré ses ressources par ses excès. Au fond le maintien du régime établi n’intéressait guère que le clergé. Des nobles embarrassés de leurs priviléges, un peuple misérable et mécontent, pas de bourgeoisie, les ambitions tournées exclusivement vers le maniement des affaires publiques, peu d’industrie, point de commerce, et, par conséquent, aucun des vices qu’enfante la passion du gain, aucun des obstacles qu’il oppose aux révolutions, même les plus légitimes ; que de chances pour le triomphe du parti démocratique si la France eut juge à propos de le seconder !

Comme l’Espagne, le Portugal touchait à une guerre de succession. Devenu empereur du Brésil, le jour où les Brésiliens avaient secoué la domination portugaise, don Pédro, à la mort de Jean VI, son père, s’était vu dans l’obligation d’opter entre les dieux couronnes. Il avait gardé celle du Brésil, et abdiqué, en faveur de dona Maria, sa fille, celle du Portugal. Mais son frère, don Miguel, nommé par lui-même régent du Portugal, ne s’était pas fait scrupule d’usurper le trône. Dona Charlotte Joachime, épouse de l’imbécile et malheureux Jean VI, avait, depuis long-temps, enseigné à l’infant la pratique du crime et l’art des trahisons. Les leçons maternelles avaient profité à don Miguel ; et, en 1830, Lisbonne tremblait sous la main de ce prince, maniaque tout plein de caprices sauvages, tyran que la soif du sang brûlait, mais qui était soutenu par les nobles dont il défendait les priviléges, par le clergé dont il maintenait la domination, et par cette foule de mendiants que les moines en Portugal avaient jusqu’alors nourrie, corrompue et tenue en laisse.

Toutefois, la reconnaissance de don Miguel était en suspens dans toutes les cours de l’Europe. La France penchait pour don Pedro, sans sortir néanmoins de l’expectative. L’Angleterre ne se prononçait pas davantage, bien que son intérêt, dans la question fut immédiat et pressant, à cause du joug commercial qu’elle avait appesanti sur le Portugal. À la vérité, se décider était périlleux et difficile pour l’Angleterre. Don Miguel, restant sur le trône, il était à craindre que ses principes politiques ne lui fissent rechercher l’alliance des rois absolus, et que la cour de Lisbonne n’acceptât le patronage de celle de Madrid, comme semblaient déjà l’annoncer les secours fournis au parti miguéliste par les Espagnols. D’un autre côté, don Pédro, avec les idées de gloire qui le tourmentaient, ne serait-il pas tenté de faire sortir son pays du vasselage industriel dans lequel l’avaient tenu si long-temps les marchands de Londres ? Lord Ponsomby avait été envoyé à Rio Janeiro pour sonder l’empereur relativement au maintien du traité qui consacrait ce honteux vasselage, et la réponse de l’empereur du Brésil n’avait pas été satisfaisante. C’en était assez pour que l’Angleterre l’abandonnât, alors même qu’elle aurait oublié avec quelle ardeur, dans la révolution de 1820, les constitutionnels, partisans de don Pédro, avaient renversé à Lisbonne la tyrannie de lord Béresford.

Si tel était l’état de trouble et de malaise dans lequel vivaient les nations indépendantes ou réputées indépendantes, on peut juger quelles tempêtes couvaient dans leur sein les nations victimes des traités de 1815.

L’Italie frémissait sous la domination de l’Autriche, dont ses princes n’étaient guère que les préfets, domination d’autant plus abhorrée qu’elle s’exerçait au moyen de la diplomatie. Privés du droit de parcourir librement leur pays, de celui de publier leurs opinions ; attaqués dans leur liberté individuelle, espionnés dans leurs familles, exposés au moindre mouvement, à voir briller, depuis Rome jusqu’à Ancône, depuis Turin jusqu’à Naples, l’odieux uniforme des garnisons autrichiennes, les Italiens attendaient avec une impatience croissante le moment de secouer leurs chaînes. Ces chaînes, cependant, étaient beaucoup plus lourdes pour les hommes éclairés que pour le reste de la nation, dont le sort matériel n’était pas, au fond, très-malheureux. Mais, en Italie, il n’existe pas à proprement parler de classes, si ce n’est en Piémont, où la société se trouve constituée hiérarchiquement. La bourgeoisie italienne, sentait, par conséquent, qu’elle entraînerait sans peine à sa suite ce peuple dont rien ne la séparait et dont elle ne formait que l’élite. Il est certain que l’amour de l’indépendance italienne existait partout, même dans les couches inférieures de la société, sinon à l’état d’opinion, au moins à l’état d’instinct et de sentiment. Il était même des contrées de l’Italie, la Romagne, par exemple, où ce sentiment existait chez la multitude avec un rare degré d’énergie. À Gênes, chacun se souvenait encore du jour où, les Autrichiens ayant voulu forcer les habitants à contribuer à l’enlèvement d’un mortier, un enfant cria : La rompo, je la brise, cri fameux qui souleva le peuple et fit chasser de la ville, après trois jours de lutte héroïque, une multitude d’étrangers. L’indépendance de l’Italie était donc au fond de toutes les âmes. Et, d’un autre côté, ceux qui étaient naturellement appelés à se mettre à la tête du mouvement ne cherchaient la conquête de l’indépendance que dans le triomphe de l’unité. De fait, quoique l’Italie fut morcelée, et que le souvenir des luttes fédératives du moyen-âge n’y fut peut-être pas encore tout-à-fait éteint, Palerme et Naples étaient les deux seules villes entre lesquelles régnât une inimitié profonde. Gênes elle-même, qui se rappelait combien elle avait été jadis florissante et qui ne pliait qu’avec colère sous la suprématie de Turin, Gênes, ne poussait pas si loin la jalousie qu’on ne l’eût vue, lors de l’insurrection de 1821, ouvrir avec empressement ses portes aux émigrés piémontais, les recueillir, leur offrir de l’argent et les sauver. C’étaient là pour les patriotes italiens des motifs suffisants d’espérance. Que la France leur prêtât son concours ; qu’elle empêchât les Autrichiens de franchir les Alpes, et l’Italie était libre. Rome, alors, aurait ouvert aisément ses portes à l’insurrection partie de Bologne ; le pape, dépouillé de son pouvoir temporel, aurait conservé intacte sa puissance spirituelle ; l’Italie, enfin, se serait politiquement constituée, après avoir écrit sur son étendard ce mot magique : Unité. Tels étaient les projets des patriotes italiens. Quant au chef qu’ils se donneraient, comme, à leurs yeux, la question de nationalité était la plus importante et la première à résoudre, ils ne pouvaient se montrer bien difficiles sur le choix. Et c’est ce qui explique les rapports qui s’étaient établis entre Menotti et le duc de Modène, prince artificieux, cruel, enclin au despotisme, mais animé d’une volonté forte, et capable de se jeter dans une conspiration, si elle avait dû avoir pour résultat de le couronner roi d’Italie.

La Belgique n’était pas moins agitée que l’Italie bien que sa situation fut différente. Au point de vue matériel, jamais elle n’avait été plus heureuse que depuis sa réunion à la Hollande. Les colonies hollandaises fournissaient à ses produits d’importants et nécessaires débouchés. Le monarque qui la gouvernait était, d’ailleurs, une bonne tête, et l’un des souverains sans contredit les plus remarquables de l’Europe, Profondément versé dans la science économique, ayant le goût des spéculations, parce qu’il en avait le génie, Guillaume avait donné à l’industrie hollando-belge une impulsion sinon très-morale, au moins très-vive. Parmi les plus riches négociants de son royaume, les uns étaient ses associés, les autres ses débiteurs ; et c’était par lui, à ses risques et périls, en quelque sorte, qu’avait été fondée la société générale de Bruxelles. Mais Guillaume avait le cœur tout hollandais. Il se souvenait trop bien qu’en 1815 la Belgique n’avait été unie à la Hollande que comme un accroissement de territoire. De là des préférences injurieuses, et dans la distribution des emplois, une partialité révoltante. Grief extrêmement grave, puisqu’il armait contre la Hollande la partie la plus remuante et la plus éclairée de la population belge. Ajoutez à cela que les deux peuples ne parlaient pas la même langue, ne professaient pas la même religion, n’avaient pas les mêmes mœurs ; que quatre millions de Belges ne comptaient pas plus de représentants aux états-généraux que deux millions de Hollandais ; que Guillaume avait prétendu introduire dans les actes publics et dans les plaidoiries l’usage d’une langue uniforme ; qu’enfin, par l’établissement du collége philosophique de Louvain, il avait soulevé contre lui la puissance du clergé de Belgique, puissance jalouse et qui ne sut jamais pardonner. De cet état de choses devait naître naturellement l’alliance des libéraux et des catholiques ; cette alliance, en 1830, était aussi étroite que possible, et devenait de jour en jour plus menaçante pour la Haye. Cependant, telle était la prospérité matérielle des Belges, que leur irritation n’allait pas jusqu’à désirer le renversement violent de la dynastie. Une séparation administrative aurait suffi à leurs vœux. Beaucoup même se seraient tenus pour satisfaits du renvoi du ministre de la justice, van Maanen, instrument trop fidèle des volontés injustes de son maître. Mais il en eût été bien autrement, si la Belgique eût pu se créer une situation qui, tout en brisant le lien qui l’attachait à la Hollande, lui eût offert les avantages qu’elle retirait de son union avec ce dernier pays. Pour conclure avec la Belgique le pacte d’une féconde et honorable fraternité, la France n’avait qu’à lui tendre les bras.

La situation de la Pologne renfermait, comme celle de la Belgique, des germes nombreux de révolution. Orgueilleuse et guerrière, la noblesse polonaise n’avait subi qu’en frémissant le joug des traités de 1815, et plus d’une fois elle avait essayé de le briser. Le major Lukasinski, fauteur d’une conspiration qu’on avait découverte, était descendu dans les cachots pour y mourir ; mais le souvenir de ce glorieux conspirateur vivait dans le cœur de tout véritable Polonais, et son nom était parmi la jeunesse l’objet d’un culte héroïque. Lors du couronnement de Nicolas à Varsovie, un complot fut au moment d’éclater : il n’échoua que par la pusillanimité de quelques membres de la diète. Vainement le prince Lubecki, ministre de l’empereur, avait-il donné à l’industrie en Pologne un essor prodigieux, vainement le grand duc Constantin était-il parvenu à y organiser une superbe et savante armée, la Pologne voulait devenir indépendante, et supportait impatiemment la tyrannie farouche du grand duc, prince bizarre qui, par ses qualités aussi bien que par ses vices, ressemblait à un de ces chefs de barbares dont l’effort renversa l’empire romain. Ce n’est pas que la révolution qui semblait se préparer n’eût à surmonter de rudes obstacles. Abrutis par le servage héréditaire, servage qui, depuis Napoléon, n’existait plus de droit, mais existait toujours de fait, les paysans polonais ressentaient faiblement l’orgueil de l’indépendance, leur cœur n’ayant jamais battu pour la liberté. Et pour ce qui est des nobles, ceux-là seuls parmi eux s’élançaient avec ardeur vers un avenir inconnu, qui, réduits à la possession de vains privilèges, végétaient dans la misère ; car chez les nobles qui à l’autorité du nom joignaient celle de la fortune, la haine du joug étranger était combattue par la crainte de l’anarchie. D’ailleurs, à côté de cette noblesse, timide quoique sincère dans son patriotisme, veillait l’aristocratie polonaise, c’est-à-dire cette classe de nobles félons qui avaient accepté de la Russie les titres de ducs, de comtes, de barons, de princes, titres formellement réprouvés par la constitution originaire et les traditions du pays. Malgré tout cela, une révolution en Pologne était facile à prévoir, et des événements semblables à ceux du mois de juillet 1850 devaient la rendre inévitable.

Ainsi donc, et pour nous résumer, la Russie engagée dans des projets trop vastes pour ses ressources ; la Prusse en lutte avec les provinces rhénanes l’Autriche menacée par l’esprit de liberté en Allemagne, et par l’esprit d’indépendance en Italie ; l’Angleterre incertaine, inquiète et impuissante ; le Portugal et l’Espagne, à la veille d’une guerre de succession ; l’Italie la Belgique, la Pologne ; maudissant les traités de 1815 et prêtes à se soulever au premier signal ; voilà quel était l’état de l’Europe, quand la révolution de 1850 vint la surprendre et l’éblouir.

De semblables données permettaient aux Français une ambition sans limites ; et tout pouvoir, digne de les gouverner ; allait évidemment par eux gouverner le monde. Les événements appelaient notre patronage à Constantinople et nous donnaient, avec l’empire des sultans raffermi, le moyen de sauver la Pologne. L’uniforme de nos soldats, brillant sur le sommet des Alpes, suffisait pour l’indépendance de l’Italie. Nous pouvions offrir aux Belges, pour prix d’une fraternelle union, la substitution du drapeau tricolore à l’odieux drapeau de la maison d’Orange, et nos marchés, non moins opulents que ceux des colonies hollandaises. En nous déclarait avec énergie pour don Pédro, nous forcions les Anglais à contracter avec don Miguel une alliance exécrable, et nous sapions à Lisbonne leur domination déshonorée. Nous emparer moralement de l’Espagne était facile, car nous n’avions pour cela qu’à pousser contre deux factions monarchiques, ardentes à s’entre-détruire, les réfugiés espagnols invoquant le magique souvenir des cortès de 1820.

C’était assurément un merveilleux concours de circonstances que celui qui faisait dépendre à ce point de l’agrandissement de la France le salut de toutes les nations opprimées. La noblesse du but se confondait ici avec l’importance matérielle du résultat ; et il y avait à vouloir rassurer les rois de l’Europe, à les craindre, non-seulement égoïsme, mais puérilité, petitesse de vues et débilité d’esprit.

Et puis, rien n’était préparé à l’intérieur pour les vastes réformes et les hautes entreprises. Il fallait donc trouver au dehors une issue à cette exubérance de vie que la révolution venait de créer dans la société française. Fermer à tant de passions inoccupées la carrière utile et glorieuse que leur ouvrait le destin, c’était les réduire à user en complots et en agitations une activité sans aliment. Il n’y avait que des hommes profondément médiocres qui pussent ne pas comprendre qu’éviter à tout prix la guerre étrangère, c’était préparer les éléments d’une guerre civile. Le sceptre nous était offert et, pour le repousser, il pouvait nous en coûter beaucoup plus que pour le saisir.

Mais trois choses s’opposaient à l’adoption d’une forte politique : la forme de gouvernement adoptée, le caractère personnel du nouveau roi, les instincts et les intérêts de la classe dominante.

Pour qu’un gouvernement agisse puissamment au dehors, il faut qu’au dedans son action soit libre. Il n’est donné qu’aux aristocraties bien assises, comme l’aristocratie anglaise, ou aux royautés absolues, comme celle de Louis XIV, ou aux démocraties vigoureusement constituées, comme celle de la Convention, de concevoir et de mener à fin de grandes entreprises. La monarchie représentative, telle qu’on venait de la voir sortir du sein de la révolution, laissait subsister, au haut de la société, deux pouvoirs rivaux, c’est-à-dire ennemis, et n’ayant par cela même de force que pour s’entre-détruire. De là une cause de mobilité incompatible avec l’esprit de suite et l’inflexibilité systématique qu’exige l’accomplissement des vastes desseins. En limitant le pouvoir royal, en soumettant à un contrôle jaloux tous les détails de son existence, en lui donnant une assemblée turbulente à subir, à combattre ou à corrompre, la forme constitutionnelle créait au chef de l’état une situation difficile ; elle le poussait à sacrifier tout au désir de conserver la couronne. Un prince qui tient le sceptre en réserve pour son fils, ne saurait avoir à un degré suffisant l’abnégation et l’audace. Alors même qu’il ne serait pas égoïste comme homme, il l’est comme père de famille ; et tel est le vice des pouvoirs héréditaires. Mais combien cet inconvénient n’est-il pas plus grave lorsque le trône est pour ainsi dire lancé dans une perpétuelle tempête ?

Aussi bien, Louis-Philippe, par caractère et par position, n’était que le premier bourgeois de son royaume. Or, la bourgeoisie n’était nullement tentée par l’éclat des aventures héroïques. Composée en partie de banquiers, de marchands, d’industriels, de rentiers, de propriétaires paisibles et prompts à s’alarmer, elle appartenait presque tout entière à la peur de l’imprévu. La grandeur de la France, pour elle, c’était la guerre et dans la guerre elle ne voyait que l’interruption des relations commerciales, la chute de telle ou telle industrie, des débouchés perdus, des faillites, des banqueroutes. Ils n’avaient pas changé, les hommes qui, en 1814 d’abord, puis en 1815, criaient : A bas Napoléon ! tandis que l’ennemi frappait aux portes de la capitale.

Les obstacles qui s’opposaient à l’adoption d’une politique française et franchement révolutionnaire, n’existaient donc pas en Europe : ils existaient en France.

Cependant, et même sans sortir de la sphère étroite dans laquelle l’établissement d’une monarchie constitutionnelle renfermait la révolution de juillet, la dynastie nouvelle pouvait, si elle eut été bien inspirée, se créer en Europe un rôle indépendant et original. Louis-Philippe pouvait dire aux puissances : « Au nom de la France bourgeoise dont je suis le représentant, j’adhère aux arrangements territoriaux stipulés par les traités de 1815, et je repousse toute idée de conquête. Je m’engage, en outre, à opposer une digue permanente aux entraînements révolutionnaires. Mais, pour que je remplisse cette double mission, il importe que les principes en vertu desquels je suis devenu roi et qui sont ceux de la bourgeoisie, acquièrent en Europe de la force et de l’autorité. Je ne saurais enchaîner la France démocratique et conquérante qu’avec le secours de l’Europe constitutionnelle. Ma cause étant inséparable de celle de la bourgeoisie, je ne saurais compter long-temps sur ses sympathies, à l’intérieur, qu’en faisant triompher, au-dehors, ses doctrines et ses intérêts. En proclamant tous les gouvernements solidaires l’un de l’autre, la sainte-alliance posé un principe juste, dont il ne reste plus qu’à faire une application conforme au cours naturel des événements et des idées. Le régime constitutionnel existe en Angleterre ; il vient de prévaloir en France ; il peut aisément être introduit en Espagne, en Portugal, en Italie, en Belgique ; il veut être perfectionné en Allemagne. Eh bien ! au nom de la France bourgeoise qui m’a couronné, j’offre mon appui à la bourgeoisie dans tous les pays de l’Europe, et je mets au prix de l’adoption du principe constitutionnel l’alliance de la France et la paix du monde. »

Ce langage n’aurait certainement répondu ni à toutes les nobles passions ni à tous les intérêts légitimes. Mais c’était le seul qu’au point de vue monarchique et bourgeois on put tenir avec décence et habileté. La guerre venant à éclater dans cette hypothèse, la royauté trouvait appui au-dedans et au-dehors elle détournait à son profit la popularité attachée à une attitude énergique ; et loin de prêter le flanc à l’esprit démocratique, elle lui enlevait ses propres procédés pour le combattre.

Rien de tout cela ne fut compris par le cabinet du Palais-Royal. La médiocrité des hommes chargés des destinées de la France fut le plus humiliant et le premier de ses malheurs.

Ces développements étaient nécessaires pour donner la clef des arrangements diplomatiques que nous aurons à raconter. Pour montrer combien la diplomatie de la France fut inhabile et désastreuse, il fallait dire quelle immense quelle glorieuse carrière s’ouvrait devant elle, si la fortune eût placé en de fortes mains le pouvoir devenu vacant.




  1. Le 28 juillet 1804, le duc d’Orléans écrivait, de Twikenam, à l’évêque de Landaff, au sujet de l’oraison funèbre du duc d’Enghien, prononcée à Londres :

    « Mon cher Milord, j’étais certain que votre âme élevée éprouverait une juste indignation à l’occasion du meurtre atroce de mon infortuné cousin : sa mère était ma tante ; lui-même, après mon frère, était mon plus proche parent… Son sort est un avertissement pour nous tous ; il nous indique que l’usurpateur corse ne sera jamais tranquille tant qu’il n’aura pas effacé notre famille entière de la liste des vivants. Cela me fait ressentir plus vivement que je ne le faisais, quoique cela ne soit guère possible, le bienfait de la généreuse protection qui nous est accordée par votre nation magnanime. J’ai quitté ma patrie de si bonne heure, que j’ai à peine les habitudes d’un Français, et je puis dire avec vérité que je suis attaché à l’Angleterre, non-seulement par la reconnaissance, mais aussi par goût et par inclination. »

  2. Chambre des communes. Séances du 20-25 février 1830.
  3. Ibidem
  4. Chambre des communes. Séance du 26 mars 1830.
  5. Chambre des communes. Séance du 15 février 1830.