Histoire de dix ans/Tome 2/Chapitre 2

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CHAPITRE II.


Avènement de la bourgeoisie. — Misère et mécontentement du peuple. — Vains témoignages d’allégresse et d’orgueil. — popularité du nouveau roi. Le prince de Condé à Saint-Leu. — Lettres inédites du duc d’Orléans. — Testament en faveur du duc d’Aumale. — Histoire de la mort mystérieuse du prince de Condé. — Sensation profonde que cette nouvelle produit sur le peuple.


La bourgeoisie triomphait. Elle venait de placer sur le trône un prince qui relevait d’elle seule. Les ministres étaient des hommes dont elle avait créé la puissance et la renommée. La charte, modifiée, n’était plus qu’une constitution à son usage. Le pouvoir législatif lui appartenait par droit d’occupation, et, pour le garder en l’absence de toute autorité constituante, il lui avait suffi de croire un moment à sa force.

Voulant achever son œuvre, elle n’avait plus que peu de chose à tenter.

Au moyen du serment rendu obligatoire, elle poussa les légitimistes sincères à une démission qui la laissait maîtresse du parlement.

Au moyen des destitutions imposées aux différents ministres, elle fit invasion dans les emplois publics et s’empara de l’administration.

Au moyen de la garde nationale, organisée avec une activité merveilleuse, elle se mit en mesure de régner sur la place publique.

Cependant, vers la fin du mois d’août, un spectacle étrange était donné à la capitale. On vit défiler le long des quais et des boulevards plusieurs milliers d’artisans, réunis en corps de métier. Ils s’avançaient lentement et en bon ordre ; ils n’avaient point d’armes ; leur maintien était grave ; et pas un cri ne sortait du sein de leur foule attristée. Ils se dirigèrent de la sorte vers l’hôtel du préfet de police. Ils allaient demander justice pour eux, pitié pour leurs femmes et pour leurs enfants ; car la révolution qu’ils avaient faite leur était funeste !

Déjà, dans la soirée du 13 août, une réunion nombreuse de garçons bouchers avait parcouru la ville, silencieusement et à la lueur des flambeaux.

Bientôt une extrême agitation se manifesta parmi le peuple. Des malheureux, couverts de vêtements souillés, et tels que Paris les avait vus naguère courant à la mort, se rassemblaient tumultueusement sur les places publiques. Des attroupements se formaient à la porte des ministères, sur la place de Grève, sur celle du Palais-Royal, partout où siégeaient la puissance et le plaisir. Là les douleurs du pauvre s’exhalaient tour à tour en récriminations fougueuses et en plaintes touchantes. Les uns gémissaient de la brusque suspension des travaux, les autres de la diminution des salaires. Quelques-uns dénonçaient avec indignation la préférence qu’obtenaient sur eux, dans certains ateliers, des ouvriers appartenant à une autre patrie. Tous maudissaient l’influence meurtrière des machines. Avons-nous donc combattu pour si peu, s’écriaient-ils ? Plus malheureux le lendemain que la veille, quelle destinée est la nôtre, et que vient-on nous parler de notre victoire ? On nous appelle le peuple souverain, et nous n’avons pas même la propriété de nos bras. Nous venons de sauver la patrie, on le proclame ; et nos familles languissent autour de nous, réduites au désespoir ou à l’aumône ?

Ainsi se révélaient déjà de terribles malentendus. Toute puissante dans l’ordre social par la propriété du sol, par la jouissance des capitaux, par le crédit, la bourgeoisie n’aspirait plus qu’à l’affermissement de sa domination dans l’ordre politique. Le peuple, au contraire, trop ignorant encore pour désirer le partage du pouvoir, frémissait sous le joug d’un ordre social où tout n’était pour lui qu’oppression.

Il est certain que la révolution de juillet avait rendu plus vives les souffrances de la classe ouvrière. Le parti vaincu se composait d’hommes opulents ; sa défaite avait ébranlé toutes les professions qu’alimentent des habitudes de luxe. L’avenir, d’ailleur, était incertain, la guerre possible ; et l’enthousiasme affecté par les hommes politiques ne faisait que couvrir la défiance qui serrait le cœur des riches. De là des désastres irréparables, et, dans les hommes du peuple, un sentiment d’amertume auquel s’ajoutait le dépit des espérances trompées.

Les premières mesures prises pas le pouvoir n’étaient pas de nature à calmer cette effervescence. Le projet de loi présenté par le maréchal Gérard pour assurer l’état des officiers, consacrait un principe assurément fort juste ; toutefois cette sollicitude hâtive témoignée à l’armée pouvait paraître menaçante, au début d’un règne. Quant au projet de M. Guizot, relatif à la réélection des députés promus à des fonctions publiques, il tendait à réaliser une réforme, puérile pour la circonstance.

Les grandes situations veulent de grandes entreprises. Mais la bourgeoisie étant arrivée au terme de ses vœux, sa politique était d’empêcher l’éveil des désirs nouveaux ; elle devait chercher à rapetisser toute chose, parce que c’était le plus sur pour contenir les esprits.

C’est à cette politique sans élévation que sacrifiait M. Guizot, lorsque, demandant à la chambre un crédit de cinq millions, applicables à des travaux publics, il disait : « L’ébranlement ne peut cesser en un jour, et la rumeur est forte encore après le péril. Le bon sens du peuple le reconnaît, et demande au travail un refuge contre de nouvelles agitations. »

Plus tard, M. Guizot devait formuler la même pensée avec une précision cruelle, en s’écriant : « Le travail est un frein. »

Quoi qu’il en soit, les troubles allaient croissant dans la capitale ; ils commençaient même à se répandre au dehors. A Rouen, les ouvriers réclamèrent une augmentation de salaire ou une diminution de travail. Dans plusieurs lieux, la perception des impôts fut arrêtée par d’énergiques résistances. Dans le seul mois d’août, sur 15 millions que devaient produire les contributions indirectes, le trésor éprouva une perte de 2 millions. Enfin, l’impôt sur les boissons fut repoussé avec tant de vivacité, que les chambres furent forcées d’adopter provisoirement un projet de loi qui substituait, au gré du débitant, l’abonnement à l’exercice.

Or, pendant que le peuple souffrait et s’agitait, la bourgeoisie continuait à s’enivrer de son propre triomphe. Les théâtres retentissaient de chants patriotiques. Une commission avait été nommée pour la distribution des récompenses nationales était-ce assez pour tant de périls, de maux affrontés ? Des députations, accourues de tous les points de la France, venaient apporter aux pieds du monarque ces hommages, les mêmes pour chaque prince. Louis-Philippe recevait les félicitations avec une bonhomie qui fournissait à ses partisans l’occasion cherchée par leur zèle. Les poètes célébraient à l’envi les vertus du roi, en les associant à l’héroïsme du peuple. Un banquet de 400 couverts fut donné par la ville au général Lafayette. Les familles qui manquaient de pain voyaient tout cela : elles en murmuraient, peut-être ; mais les murmures du pauvre, dans une société imparfaite, s’éteignent sans échos lorsqu’une triste fatalité ne les transforme pas en cris de guerre.

Au reste, rien n’était négligé pour ôter aux plaintes du peuple le caractère de sincérité que leur donnaient les événements. Dans un petit écrit adressé aux ouvriers, M. Charles Dupin engageait les artisans, qu’il appelait ses amis, à se mettre en garde contre des instigations perfides. Les feuilles libérales allaient plus loin encore : elles représentaient comme des espions ou des forçats libérés tous ceux qui, dans les ateliers, se prononçaient violemment contre l’emploi des machines. Pour jeter la division parmi le peuple, et l’enchaîner par l’incertitude, on fit imprimer et on publia, en l’attribuant à des ouvriers, dont toutefois on ne faisait pas connaître les noms, une protestation amère et virulente contre les désordres redoutés.

Détruire les machines eût été sans aucun doute, de la part des ouvriers, une violence sauvage, dont ils auraient souffert les premiers : on faisait bien de le leur dire. Et pourtant, si les machines produisent à la longue des avantages incontestables, il suffit des maux accidentels qui naissent de Leur brusque intervention dans l’industrie pour accuser les vices de l’ordre social. L’anathème était donc naturel chez de pauvres ouvriers, victimes d’une concurrence homicide. Les flétrir du nom de repris de justice, c’était descendre à des manœuvres déloyales. Mais les intérêts qu’on menace sont implacables, et tout leur est bon pour se défendre.

Ici, on doit le reconnaître, le danger était grave. Aussi les journaux légitimistes me tinrent-ils pas un langage différent de celui des autres feuilles. Les hommes du parti vaincu n’auraient pas été fâchés de voir la révolution se dévorer elle-même ; la perte de leurs propriétés, cependant, était un sacrifice qu’ils ne voulaient pas faire au triomphe de leurs rancunes.

Dans l’exaltation des premiers moments, les chefs de la bourgeoisie avaient prononce des mots d’une grande portée ; ils avaient parlé de la souveraineté du peuple. Ils ne tardèrent pas à craindre que son orgueil n’eût été trop fortement excité. Le détourner de toute espérance hautaine, par une habile atténuation de ses services, et faire à la bourgeoisie dans la gloire du combat une part qui servit à expliquer celle qu’elle prenait dans le triomphe, telle devint bientôt la plus vive préoccupation des orléanistes.

« La population ouvrière de Paris, disait le National, dans son numéro du 18 août 1830, n’est pas le peuple ; elle n’est, comme les artistes, comme les marchands, etc…, qu’une partie du peuple. »

Enlever ainsi au mot peuple sa signification ordinaire n’eût été qu’une fantaisie frivole si la définition nouvelle qu’on en donnait n’eût caché des intentions profondes. En réalité, on voulait faire disparaître ce qu’il y avait eu d’éclatant et d’original dans la prise de possession de la place publique par la multitude. Et, d’un autre côté, cette communauté d’intérêts qu’on introduisait dans le langage, sans la faire passer dans la vie sociale, avait pour but ou de désarmer ou de calomnier le mécontentement populaire.

La revue de la garde nationale, au 29 août, vint faire trêve à ces défiances et à ces luttes. Une tente avait été dressée pour le roi au champ de Mars, que couvrait une foule immense d’hommes armés. Le général Lafayette distribua des drapeaux aux diverses légions, et reçut leur serment au nom du roi. Le soleil brillait du plus vif éclat. La tenue des légions était magnifique. L’enthousiasme, dont la révolution de juillet avait rempli les âmes, et qui n’était pas encore éteint, s’échappa, durant tout ce jour de fête, en acclamations passionnées et en chants de triomphe. La joie du nouveau monarque dût être profonde, car sa popularité paraissait alors immense et presqu’égale à celle de Lafayette.

Mais en ce temps-là même, on entendit parler d’un événement tragique et mystérieux, qui devait marquer à jamais dans les commencements de ce règne.

Mentionner cet événement suffirait, s’il n’avait dû produire dans le peuple qu’un intérêt frivole de curiosité ou qu’une émotion passagère. Mais il eût d’abord cela de remarquable qu’à côté des désastres de la grandeur, punie dans le successeur de Louis XIV, il vint montrer, dans le dernier des Condés, les misères de la grandeur déchue. Puis, il ouvrit carrière à des débats dont le retentissement fit diversion à ces acclamations joyeuses que la bassesse humaine pousse autour des trônes nouveaux, et il éveilla des soupçons terribles, des soupçons étranges, dont nous verrons, dans les luttes ultérieures, reparaître la trace envenimée. C’est pourquoi, j’ai pensé que les détails en un tel récit ne seraient ni fastidieux ni superflus[1].

Quand la révolution de juillet éclata, le duc de Bourbon, prince de Condé, vivait tranquille dans ses domaines, également étranger aux soucis de la politique et à ses périls. Mais à la nouvelle des malheurs qui le frappaient dans sa famille, un grand trouble s’empara de son esprit. Il tremblait pour Charles X, il trembla pour lui-même ; et à ses craintes, à ses douleurs, s’ajoutèrent bientôt toutes les angoisses de l’incertitude. Accablé d’ans et d’infirmités, avait-il le droit d’attendre, sans le précipiter par un dévouement inutile, l’accomplissement de sa destinée ? Ou bien, devait-il, se ranimant au souvenir des combats et des haines de sa jeunesse, aller rejoindre son infortuné maître et lui offrir, sinon les secours, du moins les consolations d’une fidélité sans peur ? La place d’un Condé est auprès du roi à l’heure du danger, murmuraient autour du prince ses plus ardents serviteurs, et à de moins fougueux encouragements M. de Choulot répondait : « Est-ce que le prince de Condé, en 1793, quand il courut aux armes, prit les conseils du duc d’Orléans ? »

Mais le faible vieillard appartenait alors tout entier à une femme dont l’origine était obscure, dont le nom de famille était incertain, qui jadis avait paru, disait-on, sur les planches du théâtre de Covent-Garden, qui, depuis, liée à un étranger d’une prodigue opulence, avait vécu, à Turnhain-Green du salaire d’un attachement illégitime, qui, enfin, devenue toute puissante sur le cœur du duc de Bourbon, s’était laissé marier au baron de Feuchères, loyal soldat dont la bonne foi trompée servit à couvrir pendant quelque temps le scandale d’adultères amours. Or, par un enchaînement de faits qu’il n’est pas inutile de rapporter, les intérêts de cette femme se trouvaient étroitement liés à ceux de la maison d’Orléans.

Douée d’esprit, de grâce et de beauté, insinuante à la fois et impérieuse, tendre et altière tour-à-tour, Madame de Feuchères avait obtenu de son ascendant sur le duc de Bourbon, le don testamentaire des domaines de St.-Leu et de Boissy, en 1824, et, en 1825, diverses sommes s’élevant au chiffre d’un million. Elle désira plus encore. Au revenu de Boissy et de St.-Leu, dont on lui avait abandonné la jouissance anticipée, il fallut bientôt ajouter celui de la forêt d’Enghien ; et cela même ne devait pas épuiser les désirs de la baronne. Mais une inquiétude secrète la poursuivait sans doute dans l’exercice de son pouvoir souverain. Elle avait à craindre que la mort de son bienfaiteur ne la laissât exposée aux attaques des héritiers du prince, dépouillés pour elle, aux procès que la captation provoque, aux clameurs de l’opinion, peut-être. Situation délicate qui a fait croire aux ennemis de Madame de Feuchères qu’en faisant adopter le duc d’Aumale par le duc de Bourbon elle n’avait eu en vue que de se ménager le patronage d’une maison puissante !

Ce qui est certain, c’est qu’en 1827, et en réponse à une lettre où la baronne faisait l’offre de ses services, la duchesse d’Orléans lui écrivait : « Je suis bien sensible, Madame, à ce que vous me dites de votre sollicitude d’amener ce résultat que vous envisagez comme devant remplir les vœux de M. le duc de Bourbon ; et croyez que, si j’ai le bonheur que mon fils devienne son fils adoptif, vous trouverez en nous dans tous les temps et dans toutes les circonstances, pour vous et pour tous les vôtres, cet appui que vous voulez bien me demander, et dont la reconnaissance d’une mère vous est un sûr garant. »

Il dût en coûter beaucoup à une femme aussi pieuse que la duchesse d’Orléans, d’associer au succès de sollicitations équivoques ses espérances maternelles. Elle y consentit, pourtant ; mais la dignité de son caractère se retrouvait dans cette autre phrase de sa lettre : « Nous avons cru devoir nous abstenir de toute démarche qui pourrait avoir l’apparence de provoquer un choix ou de vouloir le prévenir. »

Il paraît que cette réserve fut considérée par le duc d’Orléans comme un scrupule dont il était permis de s’affranchir. Le 2 mai 1829, apprenant de Madame de Feuchères que, dans une lettre pressante et passionnée, elle avait proposé à son amant l’adoption du duc d’Aumale, il n’hésita pas à s’adresser lui-même directement au duc de Bourbon. Il lui faisait connaître en termes pleins de convenance et de mesure, combien il était touché de la démarche de Madame de Feuchères, et combien il serait fier de voir porter par un de ses enfants le nom glorieux des Condés.

À ce coup inattendu, le duc de Bourbon tomba dans une anxiété profonde. Quoiqu’il eut toujours apporté dans ses relations avec la famille d’Orléans une politesse exquise, qui même en certaines occasions avait emprunté à l’amitié quelques-unes de ses formules, il fréquentait le moins possible le duc d’Orléans, recevait avec hésitation ses rares visites, et ne lui écrivait guère que pour s’entendre avec lui sur les puérilités, du cérémonial, puérilités auxquelles le duc d’Orléans, tout bourgeois qu’on l’ait vu depuis, attachait une importance excessive[2]. Ce jeune duc d’Aumale dont on lui parlait, le duc de Bourbon l’avait accepté pour filleul, mais sans le vouloir pour héritier. Laisser l’héritage des Condés à une famille qu’avaient eue à leur tête les ennemis de la noblesse et de la monarchie, paraissait à l’ancien chef de l’émigration armée une forfaiture et presque une impiété. Il ne pouvait avoir oublié que, transportant sa cour dans une assemblée de régicides, un d’Orléans avait voté la mort de Louis XVI, et qu’un autre d’Orléans avait combattu sous les drapeaux de Dumouriez. Mais, d’une part, comment refuser sans insulte ce qu’on lui supposait si bien le désir de donner ? Et, de l’autre, comment affronter les emportements de Madame de Feuchères par l’entremise de laquelle lui arrivaient des remerciements anticipés ? D’ailleurs, l’artificieuse baronne avait eu soin de lui écrire : « Le roi et la famille royale désirent que vous fassiez choix d’un prince de votre famille pour hériter un jour de votre nom et de votre fortune. On croit que c’est moi seule qui mets obstacle à ce vœu… Je vous suplie de faire cesser cette cruelle position en adoptant un héritier… Vous assurez par là, my dearest friend, la bienveillance de la famille royale et un avenir moins malheureux à votre pauvre Sophie. »

Le duc de Bourbon était peu capable de résister à des intercessions de ce genre. Mais celles-ci avaient quelques chose de si despotique et de si brusque, qu’il ne pu contenir son indignation. Il se plaignit durement à Madame de Feuchères de ce que, sans avoir pris son avis, sans avoir interrogé ses intentions, elle avait entamé avec le duc d’Orléans une affaire aussi importante. La baronne laissa passer l’orage, et le jour même elle écrirait au prince que le duc d’Orléans était sur le point de partir pour Londres, qu’elle l’attendait à déjeuner, que l’occasion était bonne pour une entrevue, et qu’on « pourrait n’y rien dire de positif. »

Ainsi pressé de toutes parts, circonvenu, harcelé, et se voyant enlever jusqu’à la possibilité de se recueillir, de se reconnaître, le duc de Bourbon céda : l’entrevue désirée eut lieu. Toutefois, aucune décision ne fut prise. Seulement, le duc d’Océans jugeait déjà ses espérances si fondées, qu’il chargea secrètement un de ses hommes d’affaires, M. Dupin, de préparer, en faveur du duc d’Aumale, un projet de testament[3] Ce projet, offert à la signature du prince, auquel on épargnait ainsi les embarras de la rédaction, devait faciliter la réalisation d’un plan savamment conçu.

Cependant, la baronne redoublait d’instances. De son côté, le vieux prince laissait éclater ses répugnances en colères lamentables. Depuis que cette préoccupation fatale était entrée dans sa pensée, le repos l’avait fui ; son sang, disait-il, s’était enflammé, et il passait des nuits sans sommeil. Plus d’une fois, d’indiscrètes confidences trahirent, devant d’obscurs témoins, l’agitation de son âme, et on entendit retentir souvent dans la silencieuse retraite de Chantilly, le bruit de tristes querelles. « Ma mort est la seule chose qu’on ait en vue » s’écriait un jour, dans un accès de désespoir, ce pâle représentant d’une race illustre. Un autre jour, il s’oublia au point de dire à M. de Surval « Une fois qu’ils auront obtenu ce qu’ils désirent, mes jours peuvent courir des risques. » Enfin, par une de ces ruses bizarres que puisent dans l’excès de leurs irrésolutions les esprits sans vigueur et sans ressort, il résolut, pour échapper aux poursuites de Madame de Feuchères, d’invoquer la générosité du duc d’Orléans lui-même. « L’affaire qui nous occupe, Monsieur, lui écrivait-il le 20 août 1839, entamée à mon insu et un peu légèrement par Madame de Feuchères, m’est infiniment pénible, vous avez pu le remarquer. » Et il suppliait son parent d’intervenir auprès de la baronne pour qu’elle abandonnât ses projets sur le duc d’Aumale, auquel, du reste, il promettait un témoignage public et certain de son affection.

Le duc d’Orléans répondit à cet appel singulier ; il se rendit sur le champ auprès de madame de Feuchères, et, en présence d’un témoin qu’elle avait eu la précaution de faire appeler, il la pria de discontinuer ses instances. La baronne se montra inflexible. De sorte que le duc d’Orléans, sans que la cause de son fils se trouvât compromise, eut auprès du duc de Bourbon tout le mérite d’une démarche honorable et d’un désintéressement peu ordinaire.

Cette situation était trop violente pour ne pas aboutir à quelque scène terrible. Dans la soirée du 29 août 1829, le duc de Bourbon se trouvait à Paris, dans la salle de billard du palais, lorsque, du salon, qu’un simple couloir séparait de cette salle, M. de Surval entendit de grands éclats de voix. On l’appelle, il accourt, et trouve le prince dans un état de colère effrayant. La douleur crispait son visage et il avait l’œil en feu. « Mais voyez donc dans quel état se met sans raison Monseigneur, dit madame de Feuchères : tâchez de l’apaiser. — Oui, Madame, s’écria aussitôt le vieillard, c’est une chose épouvantable, atroce, que de me mettre ainsi le couteau sur la gorge, pour me faire faire un acte pour lequel vous me connaissez tant de répugnance. » Et saisissant la main de madame de Feuchères, il ajouta en accompagnant ses paroles d’un geste expressif : « Eh bien, enfoncez-le donc tout de suite, ce couteau, enfoncez-le. »

Le lendemain, 30 août 1829, le duc de Bourbon rédigeait et signait, hors de la présence de madame de Feuchères, un testament par lequel il créait le duc d’Aumale son légataire universel, et assurait à la baronne, soit en terres soit en argent, un legs d’environ dix millions.

Tels étaient les liens qui, au moment de la révolution de juillet, existaient entre madame de Feuchères et le prince dont cette révolution faisait un roi[4].

Asservi comme il l’était, le duc de Bourbon ne pouvait guère refuser son adhésion à établissement de la dynastie nouvelle. Mais toutes ses affections appartenaient au monarque déchu. Il se demandait avec terreur quel allait être le sort de cette famille si brusquement précipitée du trône dans l’exil ; au seul nom de Charles X, il fondait en larmes ; il avait renoncé à tout divertissement, et ce cri de douleur s’échappa souvent de ses lèvres : « Ah ! c’est trop de voir deux révolutions. J’ai assez vécu. » Il redoutait, d’ailleurs, des orages semblables à ceux qu’il avait vus fondre, dans sa jeunesse, sur les rois et les nobles. Des brigands n’allaient-ils pas se répandre dans les campagnes, piller les châteaux ? Il ordonna donc qu’on prît des mesures pour la protection de ses domaines, et, pendant les premiers jours qui suivirent la révolution, ses chevaux restèrent tout sellés et prêts pour la fuite.

Ces appréhensions durèrent peu. Le calme, partout rétabli, ne tarda pas à rassurer le duc de Bourbon, et la nouvelle de l’embarquement des exilés vint dissiper ses dernières alarmes. Mais sa mélancolie survivait aux causes qui l’avaient d’abord expliquée. Ses serviteurs le remarquèrent ; quelques-uns crurent s’apercevoir que les rapports du prince avec madame de Feuchères étaient singulièrement altérés. En effet, le nom de cette femme, prononcé devant lui, parut quelquefois lui causer un sentiment pénible. Sa tendresse pour elle, quoique toujours prévoyante et prodigue, était empreinte d’une sorte de terreur. On observa que, contrairement à une ancienne habitude, il ne s’astreignait plus à rompre en présence de la baronne le cachet des lettres qu’il recevait. Enfin, il s’ouvrit à M. de Choulot, son capitaine des chasses, et a Manoury, son valet de chambre de confiance, de son projet d entreprendre un lointain voyage, projet qui concordait avec la demande faite par le prince à M. le baron de Surval, son intendant, d’un million en billets de banque. Quant aux motifs de cette résolution, le duc de Bourbon n’en fit à personne la confidence, mais il recommanda le secret sur le voyage lui-même, et, surtout, qu’on se cachât soigneusement de madame de Feuchères.

La baronne, de son côté, n’était pas sans inquiétude sur l’exécution du testament. Elle aurait voulu que les dispositions testamentaires consenties en sa faveur fussent converties en donation, et, comme les droits d’enregistrement dans ce cas auraient fait sortir de la caisse du prince une somme trop considérable, M. de Surval avait proposé de vendre à madame Adélaïde, sœur du roi, le domaine de St.-Leu, qui entrait dans le legs de madame de Feuchères.

Cependant, les préparatifs de fuite essayés par le duc de Bourbon, trompèrent son attente. Manoury devait se procurer un passeport, prendre une voiture, et aller attendre son maître à Moisselles : cette combinaison échoua par l’impossibilité de la faire réussir sans l’ébruiter. Mais le prince n’en persista pas moins à vouloir quitter St.-Leu.

De tristes rumeurs s’étaient en même temps répandues dans le château. On racontait que, dans la matinée du 11 août, le duc de Bourbon avait été trouvé l’œil en sang ; qu’il s’était empressé d’en expliquer la cause à Manoury, en disant : « je me suis heurté à la table de nuit » ; que celui-ci ayant pris la liberté de répondre : « la table a moins de hauteur que le lit », le duc avait gardé le silence avec embarras ; que, quelques instants après, Manoury, en étendant un tapis dans la chambre de toilette, avait aperçu sous la porte de l’escalier dérobé une lettre qui, portée au prince, l’avait extrêmement troublé ; qu’il avait alors prononcé ces mots : « Je ne suis pas bon menteur ; j’avais dit que je m’étais fait mal en dormant : la vérité est qu’en ouvrant la porte, je suis tombé de côté sur la hanche, et ma tempe a porté sur l’angle du panneau. » Les haines dont se compose la vie des cours, sont ingénieuses et implacables lorsqu’elles s’arment du soupçon. Des faits, peut-être sans importance, recevaient une interprétation sinistre, qu’autorisaient l’attitude du prince et ses défiances apparentes. C’est ainsi qu’après l’accident du août, il témoignait à Manoury le désir de le voir coucher à la porte de sa chambre. Et, sur l’observation de Manoury que cela pourrait paraître bizarre et qu’il était plus naturel de donner cet ordre à Lecomte, valet de chambre de service : « Oh non, répondit le duc de Bourbon, il n’y a qu’à laisser cela. » Lecomte, avait été introduit au château par madame de Feuchères.

Quelques jours après, le duc de Bourbon reçut la visite de la reine, qui lui apportait la plaque de la légion-d honneur. La reine venait rassurer et consoler son noble parent. Il en parut satisfait et reconnaissant. Mais, dans la nuit même qui suivit cette entrevue, un cavalier se dirigeait vers le château, par la route du parc, moins sonore que celle des cours. Ce cavalier était M. de Choulot. Il était attendu, et fut introduit avec précaution dans la chambre à coucher du prince. « Mon parti est pris, dit le duc de Bourbon en l’apercevant. La reine m’a aujourd’hui même apporté la plaque de la légion-d’honneur. On veut que je figure à la chambre des pairs. C’est impossible. » Le départ alors fut définitivement arrêté.

Mais comment couvrir l’éclat d’une semblable fuite ? M. de Choulot avait appris que, dans un petit village situé à deux lieues de St.-Leu, entre la forêt de Montmorency et celle de Lille-Adam, une voiture stationnait depuis quelques jours, par l’ordre de la baronne, et que cette voiture devait, à un signal convenu, prendre la route de l’Angleterre. Ce renseignement suggéra à M. de Choulot le plan que voici : il y avait au château un vieux valet de chambre nommé Leclerc, qui n’était pas sans ressembler au duc de Bourbon. On devait faire revêtir au domestique l’habit du maître et le conduire, dans la voiture même du prince, jusqu’au village en question. Là, il serait monté dans la voiture préparée par madame de Feuchères ; et pendant qu’on l’aurait poursuivi sur la route du Hâvre, le vrai duc de Bourbon se serait impunément dirigé vers la Suisse.

La fête de saint Louis arriva au milieu de ces préparatifs. Les habitants de St.-Leu, qui aimaient le duc de Bourbon, lui donnèrent, dans la tournée du 25, des témoignages d’affection dont il fut extrêmement touché, et qui auraient suffi à dissiper ses inquiétudes politiques s’il avait pu en conserver encore. Aussi se montra-t-il parfaitement calme. Il accueillit les autorités avec un visage gracieux et des paroles bienveillantes. Toutefois, en entendant jouer sous ses fenêtres un air qui lui rappelait de combien de démonstrations affectueuses on l’avait aussi entourée, cette famille royale entraînée maintenant vers de lointains pays, il s’attendrit tout-à-coup et s’écria d’une voix émue : Ah ! quelle fête !

Ce jour-là même, madame de Feuchères se fit délivrer par le banquier Rotschild, une traite d’un demi-million sur l’Angleterre, soit que des motifs étrangers à ses liaisons avec le prince la rappelassent à Londres, soit que quelques nuages se fussent élevés entre elle et le duc de Bourbon[5].

Toujours est-il que le lendemain, vers huit heures et demie du matin, une scène violente eût lieu entre le prince et madame de Feuchères. On entendit le duc de Bourbon prononcer avec force le nom de M. de Choulot, et, quand la baronne fut sortie, Manoury trouva son maître assis devant la croisée de l’est, sur un petit canapé, en proie à une agitation terrible et demandant de l’eau de Cologne. A la suite de cet incident, le duc de Bourbon expédia un courrier à M. de Choulot, pour lui enjoindre d’accourir à St.-Leu où l’attendait une communication importante. Le reste de la journée ne présenta rien d’extraordinaire. Le duc de Bourbon ayant reçu la visite de M. de Cossé-Brissac, le retint à dîner et l’engagea même à passer la nuit au château. Il causa, non sans tristesse, des événements du jour, voulut signer sur le champ des pétitions que le général Lambot lui présentait en lui faisant observer qu’elles pouvaient n’être signées que le lendemain, et recommanda qu’on ne s’entretînt pas à table, devant les gens, de ce qui se passait à Paris. Le dîner fut gai. Seulement, M. de Cossé-Brissac ayant parlé de quelques caricatures publiées depuis la déchéance de Charles X, le duc de Bourbon en parut affecté, et, se penchant vers madame de Feuchères : « Dites-lui donc de se taire. » À neuf heures, le jeu commença. Car, depuis trois jours, le prince avait repris ses habitudes de plaisir. Il fit sa partie de whist avec madame de Feuchères, MM. de Lavillegontier et de Préjean ; critiqua un coup, montra plus de gaîté qu’à l’ordinaire, perdit de l’argent et s’abstint de payer, en disant : A demain.

Il devait partir le 31 août, et telle était son impatience de quitter St.-Leu, qu’il avait recommandé à Dubois, son architecte, de préparer son appartement à Chantilly, en toute hâte, et dût-on y passer la nuit. S’étant levé après le jeu, et traversant le vestibule pour se rendre à sa chambre à coucher, il fit à ses gens un signe amical qui les surprit, parce qu’il ressemblait à un signe d’adieu. Était-ce un de ces adieux funèbres par où s’échappe la pensée d’une mort prochaine ? Était-ce l’indication mélancolique du projet de voyage et d’exil ?

Arrivé dans sa chambre à coucher, où l’avaient suivi le chevalier Bonnie, son chirurgien, et Lecomte, son valet de chambre de service, le duc de Bourbon garda le silence pendant qu’on le pansait et qu’on le déshabillait. Mais cette circonstance ne fut remarquée ni par Lecomte, ni par M. Bonnie, car elle n’avait rien de contraire aux habitudes du prince. « À quelle heure Monseigneur veut-il que j’entre demain matin, demanda le valet de chambre au moment de se retirer ? — À huit heures, répondit le prince avec sa tranquillité ordinaire. »

La chambre à coucher du duc de Bourbon était liée par un petit passage à un salon d’attente. Ce salon s’ouvrait d’une part sur un cabinet de toilette touchant au grand corridor du château, de l’autre sur un escalier dérobé aboutissant au palier où étaient situés l’appartement de madame de Feuchères et celui de madame de Flassans, sa nièce. Par le palier d’en bas, l’escalier dérobé conduisait, le long d’un corridor, jusqu’au vestibule du château ; et, par un palier supérieur, celui de l’entresol, il communiquait à un second corridor dans lequel se trouvaient disposées les chambres de l’abbé Briant, secrétaire de la baronne de Feuchères, de la veuve Lachassine, sa femme de chambre, et des époux Dupré, particulièrement attachés à son service. La chambre de ces derniers était placée immédiatement au-dessous de celle du prince, de sorte qu’ils pouvaient entendre aisément jusqu’au son des paroles prononcées sur leur tête.

Dans cette nuit du 26 au 27, les gardes-chasse firent dans le parc les rondes accoutumées. Lecomte avait fermé la porte du cabinet de toilette et emporté la clef : précaution indispensable, parce qu’il arrivait fort souvent au prince de laisser ouvert le verrou de sa chambre à coucher. Madame de Flassans veilla jusqu’à deux heures du matin, occupée à écrire aucun bruit ne la vint troubler. Les époux Dupré n’entendirent rien non plus. Et le calme le plus profond régna toute la nuit dans le château.

Le lendemain, à huit heures, selon l’ordre reçu la veille, Lecomte vient frapper à la porte de son maître. Il la trouve fermée, et le prince ne répond pas. Le valet de chambre se retire, revient quelques instants après avec M. Bonnie, frappe encore. Pas de réponse. Inquiets, ils descendent alors l’un et l’autre chez madame de Feuchères. « J’y vais monter bien vite, s’écrie-t-elle quand il entendra ma voix, il me répondra. » Et elle s’élance hors de son appartement, à moitié vêtue. Arrivée à la porte avec M. Bonnie et Lecomte : « Ouvrez, Monseigneur, ouvrez ! c’est moi ! » Toujours le même silence. Mais déjà l’alarme s’était partout répandue. Les valets de chambre Manoury et Louis Leclerc, l’abbé Briant, M. Méry-Lafontaine, étaient accourus. Au moyen d’une masse en fer apportée par un des gens de service, Manoury heurte la porte violemment, brise le vantail du bas, et pénètre dans la chambre avec Lecomte et Bonnie. Les volets étaient fermés, l’obscurité était grande. Pourtant, une bougie brûlait dans l’âtre du foyer, mais derrière un garde-feu en tôle qui en dirigeait vers le plafond la clarté douteuse. À cette faible lueur, la tête du prince fut entrevue, collée contre le volet de la croisée du nord. On eut dit d’un homme qui écoute. La croisée du levant, ouverte par Manoury, ne tarda pas à éclairer un affreux spectacle. Le duc de Bourbon était pendu ou, plutôt, accroché à l’espagnolette de la fenêtre. La porte fut ouverte chacun se précipita. On n’arrêta sur le seuil que madame de Feuchères, qui se laissa tomber en gémissant sur un fauteuil du cabinet de toilette. En même temps un grand bruit se faisait dans les cours du château. C’est monseigneur qui est mort ! criaient les domestiques effarés. Entendant courir sous ses fenêtres, l’aumonier du prince se hâte vers le lieu de cette scène étrange, et il aperçoit dans le salon d’attente, M. de Préjean, debout contre la porte vitrée, le visage altéré les yeux pleins de larmes, et, tout près, madame de Feuchères assise, paraissant prêter l’oreille aux consolations de M. Bonnie et étendant la main vers ceux qui entraient. Manoury s’avance alors vers l’aumônier, l’entraîne dans la chambre mortuaire et lui dit en lui montrant le corps : Voilà Monseigneur !

Le duc de Bourbon était attache à l’espagnolette de la croisée du nord, par deux mouchoirs passés l’un dans l’autre le premier formant un anneau aplati et allongé, le second un ovale dont la base supportait la mâchoire inférieure et qui avait son sommet derrière la tête, sur le haut. Le mouchoir de compression ne faisait pas nœud coulant ; il ne pressait pas la trachée artère, laissait la nuque à découvert, et se trouvait tellement lâche qu’entre ses plis et la tête quelques-uns des assistants purent aisément passer les doigts. La tête du mort penchait sur sa poitrine, son visage était pâle. La langue ne sortait pas de la bouche et poussait seulement les lèvres ; les mains étaient fermées, les genoux ployés ; et, par leur extrémité, les pieds portaient sur le tapis ; de sorte que, dans les souffrances aiguës qui naissent des derniers efforts de la vie, le prince n’aurait eu, pour échapper à la mort, qu’à se dresser sur les pieds en s’appuyant contre les volets de la fenêtre. Cette disposition et ces apparences du corps combattaient puissamment l’hypothèse du suicide. Elles frappèrent de surprise la plupart des assistants.

Vinrent les autorités : le maire de St.-Leu, d’abord, qui fit constater l’état du corps ; ensuite, le juge de paix d’Enghien, qui le fit détacher et transporter sur le lit ; plus tard, le juge d’instruction de Pontoise, par qui fut dressé l’état des lieux. De son côté, le roi, instruit vers les onze heures et demie de l’évènement, avait envoyé à St.-Leu M. Guillaume, son secrétaire, MM. de Rumigny, Pasquier, de Sémonville et Cauchy. Quoique héritier du sang, Louis de Rohan ne fut point prévenu et n’apprit que par les journaux la mort du prince dont un testament ignoré lui avait enlevé l’héritage.

Les divers procès-verbaux rédigés dans cette journée conclurent tous, à travers beaucoup d’inexactitudes que devait relever une enquête ultérieure, au suicide par strangulation. Et en effet, le verrou fermé intérieurement paraissait rendre inadmissible l’hypothèse d’un assassinat. Ce fut donc sous l’empire d’une préoccupation exclusive qu’on agit dans les premiers moments ; et cette préoccupation était si forte que, dans l’impossibilité d’expliquer autrement la mort volontaire du duc de Bourbon, M. Bonnie crut devoir mettre au nombre des moyens de suicide une chaise qu’il déclara, plus tard, devant la justice, n’avoir pu servir à ce triste usage, à cause de la distance où elle se trouvait du corps. Cette chaise, il l’avait poussée du pied en pénétrant dans la chambre, et il supposait, dans son procès-verbal, que le prince y était monté pour se donner la mort.

Cependant, et même avant qu’on eût appris combien il était facile de ramener, du dehors, un verrou dans sa gache, la supposition du suicide allait s’affaiblissant peu à peu dans tous les esprits. L’âge du prince, la trempe peu énergique de son caractère, ses sentintents religieux bien connus, l’horreur qu’il avait en mille circonstances témoignée à la seule pensée de la mort, son opinion sur le suicide qu’il regardait comme une action lâche, la sérénité de ses derniers jours, tout cela déjouait les conjectures que la fermeture du verrou avait d’abord fait naître. On trouva, sur la cheminée, la montre de chasse du prince, remontée par lui la veille comme à l’ordinaire, et, sous le traversin, un mouchoir avec un nœud semblable à ceux qu’il avait coutume de faire, en se couchant, pour se rappeler les choses du lendemain. Le corps, d’ailleurs, n’était-il pas dans un état de suspension incomplète ? Le valet de pied Romanzo, qui avait voyagé en Turquie et en Égypte, et son camarade, l’irlandais Fife, avaient vu beaucoup de pendus : ils déclaraient que la figure de ces malheureux était non pas blafarde, mais noirâtre ; qu’ils avaient les yeux ouverts, la conjonctive injectée de sang, et la langue hors de la bouche ; signes en tout contraires à ceux que présentait le corps du duc de Bourbon. Quand on détacha le cadavre, ce fut Romanzo qui défit le nœud de l’espagnolette, et il n’y parvint qu’avec beaucoup de peine, tant ce nœud était artistement fait et serré avec force. Or, parmi les serviteurs du prince, nul n’ignorait que sa maladresse était extrême ; qu’il ne pouvait nouer les cordons de ses souliers ; qu’il faisait lui-même, à la vérité, la rosette de sa cravate, mais non sans que son valet de chambre fut obligé d’en ramener par devant les deux bouts ; qu’il avait reçu un coup de sabre à la main droite, et avait eu la clavicule gauche cassée, ce qui l’empêchait d’élever sa main gauche au niveau de sa tête ; qu’enfin, il ne pouvait faire ce qu’on appelle en termes de chasse le coup du roi, qu’en se renversant en arrière. En admettant même que la chaise, dérangée par M. Bonnie, eut été à portée du prince, conformément à la déclaration de M. Bonnie dans le procès-verbal et contrairement à ses affirmations subséquentes devant la justice, ceux-là se montraient peu convaincus, qui savaient combien le vieillard montait difficilement les escaliers, et qu’il avait besoin pour cela du double appui de la rampe et de sa canne.

Les doutes résultant de toutes ces circonstances étaient fortifiés par certaines singularités qui n’avaient pu échapper à l’attention des plus intimes serviteurs du prince. Les pantoufles, dont le prince se servait rarement, restaient presque toujours au pied de la chaise où on le déshabillait : était-ce la main du vieillard qui, dans cette nuit fatale, les avait rangées au pied du lit ? Le prince ne sortait de son lit qu’en tournant en quelque sorte sur lui-même, et il pesait tellement sur le bord en dormant, qu’on avait dû plier en quatre la couverture, du côté de la chambre, pour prévenir une chute : pourquoi donc avait-on trouvé le milieu du lit affaissé, et des bords, au contraire, relevés ? L’usage constant de la femme et des frotteurs qui faisaient le lit, était de le pousser au fond de l’alcôve, et il n’avait pas été dérogé à cet usage le 26 au soir : qui donc avait éloigné le lit du fond de l’alcôve d’un pied et demi environ ? Il y avait sur la cheminée, lorsqu’on était entré dans la chambre, deux bougies éteintes et non consumées : par qui avait-elles pu être éteintes ? Par le prince ? Pour faire les préparatifs si compliqués de sa mort, il s’était donc volontairement plongé dans les ténèbres ! Quant à madame de Feuchères, elle appuyait l’idée du suicide. Elle semblait croire que l’accident du 11 août n’était qu’un essai manqué. Elle tremblait qu’on ne s’entretint des projets de voyage conçus par le duc de Bourbon ; et entendant Manoury qui s’en expliquait librement : « Prenez garde, lui dit-elle ! de pareils discours pourraient vous compromettre auprès du roi. » L’abbé Briant, de son côté, repoussait avec une remarquable insistance toute autre supposition que celle du suicide : il parlait de l’esprit affaibli du malheureux prince, de l’altération manifeste de ses facultés dans les derniers jours de sa vie, disant qu’il s’était donné la mort dans un accès de délire.

Déjà, du reste, éclataient dans toute leur triste naïveté, ces préoccupations cupides qui s’éveillent autour de chaque cercueil, et accusent le vice des institutions que subit, en les adorant, l’ignorance des sociétés. Auprès de ce corps glacé, unique débris d’une race vantée ; en présence de cette mort qui n’avait pas encore un nom ; au milieu de ces murmures confus, de ces larmes… l’héritage de la victime était déjà convoité, et l’idée du testament planait sur cette grande scène de deuil. Les papiers du défunt étaient devenus l’objet d’une recherche pleine d’anxiété. « Tout ici appartient à madame de Feuchères, disait l’abbé Briant, et il recommandait à M. Dauvert, chef de l’argenterie, de veiller soigneusement sur cette partie d’un trésor qui allait être désormais celui de la baronne. Madame de Feuchères paraissait aussi fort inquiète au sujet des papiers du prince ; mais elle donnait à son inquiétude un noble motif, en exprimant le désir de trouver au bas de quelque lettre d’adieu le nom de l’homme qui l’avait tant aimée.

Mais il semblait étrange à tous les serviteurs du duc de Bourbon que, sur le point d’accomplir un dessein si funeste, il n’eût laissé aucune indication écrite de son désespoir, aucun souvenir de ses heures suprêmes, aucune marque d’affection pour ceux dont il s’était plu toujours à reconnaître et à récompenser le zèle. C’était là une sorte de suicide moral non moins inexpliquable que tout le reste. Une découverte inattendue vint mettre le comble à tant d’incertitudes.

Vers le soir du 27, M. Guillaume, secrétaire du roi, aperçut, en passant devant la cheminée de la chambre mortuaire, des fragments de papier qui brillaient sur le fond noir du foyer. Il s’approche, et sur ces fragments, que soutenaient des cendres de papiers brûlés, il lit ces mots roi... Vincenne... infortuné fils... M. le procureur-général Bernard étant arrivé le lendemain à St.-Leu, on lui remit ces fragments, avec d’autres que le valet de chambre Lecomte avait recueillis. « La vérité est là, » s’écria aussitôt le procureur-général ; et, à l’aide des personnes présentes, il réunit ces fragments de manière à recomposer les deux écrits que voici :

Saint-Leu appartient au roi xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
Philippe xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
ne pillés, ni ne brûlés xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
le château ni le village xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
ne faites de mal à personne xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
ni à mes amis, ni à mes xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
gens. On vous a égarés xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
sur mon compte, je n’ai xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx urir en aiant
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx cœur le peuple
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx et l’espoir duxxx
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx bonheur de ma patrie.

Saint-Leu et ses dépendxxxxx
appartiennent à votre roi xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
Philippe : ne pillés ni ne brûlés xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
le xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx le village
ne xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx mal à personne
ni xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxes amis, ni à mes gens.
On   vous   a égarés sur mon compte,   je n’ai qu’à mourir en
souhaitant bonheur et prospérité au peuple français et à ma
patrie.

Adieu pour toujours,

L.-H.-J. De Bourbon,
Prince de Condé.

P.-S. Je demande à être enterré à Vincennes, près de mon
infortuné fils.

Dans ces recommandations bizarres beaucoup aimèrent à voir une preuve de suicide; mais les plus défiants ne pouvaient concevoir que ce fussent là les adieux d’un prince prêt à quitter la vie. Dans leur pensée, la crainte du pillage de St.-Leu était inconciliable avec ce dégoût de toutes choses que le suicide révèle. Il était peu croyable que cette crainte eût possédé l’âme du duc de Bourbon, dans la nuit du 26 au 27 août, c’est-à-dire après cette fête de St.-Louis où il avait reçu tant de témoignages d’amour; après la visite de la reine, visite si douce, si rassurante, et lorsqu’il ne restait presque plus rien des récentes agitations. On ne s’expliquait pas davantage pourquoi le duc de Bourbon attribuait, dans cet écrit, la propriété de St.-Leu à Louis-Philippe, auquel il savait bien que St.-Leu n’appartenait pas. On était surpris que le prince, ayant saisi la plume au milieu des apprêts d’un suicide, n’eût rien dit de précis sur son fatal projet, et n’eût point prévu à quels affreux soupçons le vague de ses paroles allait exposer ses serviteurs. Dans la manière même dont les deux écrits avaient été découverts, on crut trouver quelque chose d’inconcevable. Ces papiers que le secrétaire de Louis-Philippe et Lecomte avaient si aisément aperçus dans la soirée du 27, par quel singulier hasard avaient-ils échappé, dans la matinée du même jour, aux recherches de M. de Choulot, de Manoury, de Romanzo, et de tous ceux qui avaient, comme eux, visité la cheminée avec le plus grand soin ? Fallait-il supposer que, dans le but d’accréditer l’opinion du suicide, une main furtive avait semé ces fragments dans le foyer, longtemps après la mort du prince ? On les avait découverts sur des cendres de papiers brûlés : comment admettre que le duc de Bourbon, ayant des papiers à anéantir, eût brûlé les uns et déchiré les autres ? Ces singularités conduisaient à penser que l’écrit découvert se rapportait à une date antérieure à l’événement, et n’était qu’un projet de proclamation rédigé par le prince dans les premiers jours du mois d’août, alors que l’orage révolutionnaire grondait encore. On ne tarda pas à apprendre qu’en effet, aux premiers bruits de la tourmente de juillet, le duc de Bourbon avait eu l’idée d’une proclamation, et, dès-lors, la seconde hypothèse acquit l’autorité d’une croyance.

Ainsi s’épaississaient, à chaque pas, les ténèbres qui enveloppaient cette mort imprévue. Pour faire l’autopsie du cadavre, on avait envoyé à St.-Leu M. Marc, médecin ordinaire du roi, M. Pasquier et M. Marjolin. Ils conclurent au suicide. Mais, pour détruire tous les soupçons, ce ne fut pas assez de cet arrêt de la science que des médecins célèbres se hâtèrent, d’ailleurs, au nom de la science, de discuter et de combattre.

Il arriva donc que deux partis se formèrent. Ceux qui croyaient au suicide pouvaient alléguer en faveur de leur opinion : les procès-verbaux ; la mélancolie du duc de Bourbon depuis 1830 ; ses terreurs de royaliste, de vieillard opulent et de gentilhomme ; les déchirements de son âme incertaine au milieu des querelles politiques dont avait naguère retenti sa maison ; l’acte de bienfaisance qu’il avait, le 26, confié aux soins de Manoury, par la crainte de ne pouvoir l’accomplir lui-même ; ses adieux muets aux gens de service dans la soirée qui pour lui fut la dernière ; l’état du corps qui ne présentait d’autres traces de violence que certaines excoriations, suffisamment explicables dans l’hypothèse du suicide ; l’état des vêtements sur lesquels on n’avait remarqué ni désordre ni souillure ; le verrou fermé intérieurement les difficultés matérielles de l’assassinat ; l’impossibilité de dire avec quelqu’apparence de certitude : voici les assassins ! A ces présomptions, les défenseurs de la mémoire du mort répliquèrent par des scènes d’un effet puissant. L’un d’eux, M. Méry-Lafbntaine, se suspendit à l’espagnolette fatale, dans une potion semblable à celle où avait été trouvé le prince et cette tentative fut sans danger. On essaya, au moyen d’un ruban fort mince, de ramener du dehors un verrou dans sa gâche ; et l’expérience eût un plein succès. Il n’en fallut pas davantage. Les soupçons, timides jusque-là, se formulèrent avec une audace violente. Des noms furent prononcés… Le testament avait été lu : les haines qui déjà se dressaient contre madame de Feuchères s’accrurent par l’assurance acquise qu’elle n’avait laissé place que pour elle dans les souvenirs reconnaissant du testateur. Des propos accusateurs circulèrent. On raconta que dans la chapelle ardente où était exposée la victime, Lecomte s’était écrié, vaincu par son émotion : « J’ai un poids sur le cœur. » M. Bonnie, contrairement aux assertions formelles de ce même Lecomte, affirmait que, dans la matinée du 27 le verrou de l’escalier dérobé n’était point fermé, et que, pour cacher cette circonstance terrible, Mme de Feuchéres s’était rendue à la chambre mortuaire par la route la plus longue, celle du grand escalier !

Le 4 septembre, le cœur du duc de Bourbon fut porté à Chantilly. L’abbé Pélier, aumônier du prince, assistait au service funèbre. Il parut portant le cœur de la victime dans une boîte de vermeil, et prêt à prononcer les paroles de suprême adieu. Un silence morne régnait dans l’assemblée. Chacun était dans l’attente. L’impression fut profonde, immense, lorsque d’une voix solennelle l’orateur sacré laissa tomber ces mots : « Le prince est innocent de sa mort devant Dieu. »

La religion présida aux funérailles, qui se firent avec beaucoup de pompe et où figurèrent plusieurs des fils du roi. Le corps ayant été porté à St.-Denis, le clergé épiscopal le vint recevoir à la porte de l’abbaye ; et de la basilique, dont l’hymne ordinaire des morts fit retentir les voûtes, les prières de l’église accompagnèrent le cercueil dans le caveau qui garde la poussière des rois.

Tel fut cet événement. Madame de Feuchères quitta précipitamment St.-Leu, et se rendit au Palais-Bourbon, poursuivie par d’étranges pensées. Durant quinze nuits, elle fit coucher l’abbé Briant dans sa bibliothèque, et madame de Flassans dans sa propre chambre, comme si elle eût craint que quelque image funèbre ne vint se lever devant elle dans la solitude des nuits. Mais bientôt, revenue de son émotion, elle se montra confiante et résolue. Depuis long-temps elle jouait à la bourse, sur un capital énorme : elle donna suite à ses opérations, et, dans l’espace de quelques mois, elle se trouvait avoir gagné des sommes considérables.

Cependant, des murmures sinistres commençaient à s’élever de toutes parts ; les princes de Rohan préparaient tout, et pour un procès civil, et pour un procès criminel. À St.-Leu, à Chantilly, l’opinion du suicide ne rencontrait guère plus que des incrédules à Paris, on se livrait aux conjectures les plus hardies, dans les salons, dans les ateliers, partout. Un nom auguste, mêlé à celui de madame de Feuchères, fournit aux passions de parti une arme qu’elles saisirent avidement. On mit une sagacité cruelle à remarquer que, dès le 27, la cour avait pris possession par ses affidés du théâtre de l’événement que l’aumônier du duc de Bourbon, quoique sur les lieux, n’avait pas été invité à coopérer à la rédaction des procès-verbaux ; que le médecin du prince, M. Guérin, n’avait pas été appelé à l’autopsie, confiée à trois médecins dont deux, MM. Marc et Pasquier, entretenaient avec la cour les plus étroites relations. On demandait avec un étonnement railleur dans quel but M. de Broglie avait empêché qu’on n’insérât au Moniteur le discours prononcé par l’abbé Pélier à Chantilly. On établissait un rapprochement injurieux entre la catastrophe qui faisait disparaître les Condés de l’histoire, et la prospérité croissante de la maison d’Orléans. Enfin, on ajoutait à tout cela mille exagérations puériles ou folles, car la haine compromet toujours ses succès par sa violence. D’un autre côté, l’ardeur avec laquelle certains courtisans cherchaient à accréditer l’opinion du suicide, tournait au détriment de leur idole, tant il y a, aussi, d’aveuglement dans la bassesse !

Pour étouffer des bruits dont l’injure osait monter jusqu’au gouvernement, un moyen décisif s’offrait au roi. Répudier une succession à ce point ténébreuse n’eût certes pas été au-dessus de son pouvoir ; et par là il eût honoré son avènement et humilié ses ennemis. Mais Louis-Philippe envisageait autrement les Intérêts de sa naissante royauté. On l’avait vu, à la veille d’occuper le trône, faire passer hâtivement sur la tête de ses enfants, ses biens qu’il ne voulait pas, selon l’antique loi de la monarchie, réunir au domaine de l’État. C’était assez dire que, sous son règne, le mépris de l’argent ne serait point la vertu dominante. Il songea donc uniquement, bien que le plus riche des souverains de l’Europe, à faire régir d’une manière fructueuse les nouveaux domaines de son fils.

De là, pour les hommes du pouvoir, la nécessité d’assurer à madame de Feuchères une protection dont nous aurons à raconter les scandales. La baronne fut invitée à la cour, et y reçut un accueil dont, le lendemain, tout Paris s’entretenait avec stupeur. Les cris de l’opinion rendant une enquête inévitable, une instruction fut commencée à Pontoise dans le mois de septembre, mais rien ne fut négligé pour assoupir l’affaire. Le conseiller-rapporteur, M. de la Huproie, se montrait résolu à trouver la vérité ; on le mit soudainement à la retraite, et la place de juge qu’il désirait depuis long-temps pour son gendre lui fut accordée. Le dossier passa en d’autres mains.

On verra dans la suite quel parti surent tirer de tant de circonstances sujettes à controverse, l’éloquence de M. Hennequin et les ressentiments du parti légitimiste.

La cour cessa bientôt d’être inquiète de tout le bruit qu’on faisait autour d’elle une chose la tourmentait, cependant. Elle n’ignorait pas qu’il y avait, depuis long-temps, dans la maison de Condé, un secret dont deux personnes étaient toujours dépositaires. Ce secret avait été confié par le duc de Bourbon, lors de son séjour à Londres, à sir William Cordon, écuyer du prince régent, et au duc de la Châtre. Après leur mort, M. de Choulot avait reçu les confidences du prince, qui, à la suite d’une chute de cheval répétée dangereuse, avait laissé voir à Manoury le fond de ses pensées, On n’a jamais su et on ne sait encore rien de ce secret sinon qu’il est important et redoutable.

Quant au peuple, aucune des leçons que renfermait cette histoire ne fut perdue pour lui, et il en garda un immortel levain de défiamce. Car le peuple croit volontiers aux crimes extraordinaires. Victime, d’ailleurs, des excès de l’orgueil et des emportements de la force, il lui est donné de se plaire à ces grands spectacles de la puissance abattue ou avilie et des vieilles races mortes, spectacles que Dieu lui envoie pour le relever et le venger.



  1. Le récit qu’on va lire ne s’appuie pas seulement sur une confrontation attentive des divers témoignages fournis par une longue enquête judiciaire, il s’appuie aussi sur des documents officiels et des papiers authentiques qu’on a bien voulu nous communiquer.

    Nous avons cru devoir relater des circonstances peu importantes en apparence, parce qu’en réalité elles ont une signification grave et peuvent servir à la solution d’un aussi important et aussi triste problème.

  2. Nous avons entre les mains un dossier de toutes les lettres adressées par le duc d’Orléans au prince de Condé, lettres non publiées. On y trouve à chaque page la preuve des préoccupations éminemment aristocratiques du duc d’Orléans. En voici un exemple entre mille :
    « Neuilly, 1er octobre 1820.

    Comme je sais, monsieur, que vous désirez savoir d’avance ce que j’apprends sur les cérémonies auxquelles nous sommes invités, je m’empresse de vous informer de ce que M. de Brézé est venu me dire hier au soir, relativement au Te Deum qui doit être chanté mardi à Notre-Dame, en actions de grâces de la naissance du duc de Bordeaux. Il m’a dit que le roi n’y serait pas, mais que S. M. serait censée y être, que par conséquent son fauteuil serait placé au centre de nos pliants qui seraient tous sur la même ligne, avec un carreau devant chaque ; qu’il avait ordonné que les neuf pliants fussent pareils ainsi que les carreaux et de la même étoffe ; que monsieur mènerait dans sa voiture M. le duc d’Angoulême, vous et moi, et que nos voitures précéderaient immédiatement les leurs dans le cortége. D’après cela, j’ai dit à M. de Brézé que j’irais à la cérémonie, et je serai mardi matin à dix heures chez monsieur pour l’y accompagner. Je serai en grand uniforme, en bottes avec le cordon bleu sur l’habit, et M. de Brézé doit nous faire savoir si les voitures du cortège seront à huit chevaux ou à deux, afin que nos attelages soient pareils à ceux de nos aînés. S’il ne me faisait rien dire je mettrais la mienne à huit chevaux. Madame la duchesse d’Angoulême mènera de même toutes les princesses qui seront par conséquent cinq dans la voiture.

    « Je profite avec plaisir, Monsieur, etc.

    « L. Ph. d’Orléans. »

    À cette lettre, nous en joindrons une autre qui offre un intérêt tout particulier en ce qu’elle se rattache à l’élévation du duc d’Orléans au rang d’Altesse royale ; on y retrouve aussi la trace des bontés qu’avait le Roi Charles X, pour tous les membres de sa famille, et en particulier pour le duc d’Orléans.

    « Neuilly, ce mardi 21 septembre 1824.

    « Je m’empresse, monsieur, de vous faire part que le Roi m’ayant fait dire hier au soir de me trouver chez-lui aujourd’hui à midi, je suis arrivé chez S. M. peu d’instants avant qu’il n’en sortit pour aller à la messe. Dès que j’ai été introduit dans son cabinet, j’ai commencé par le remercier de ses bontés, et j’ai ajouté que nous avions été particulièrement sensibles à celle qu’il avait eu pour nous avant-hier, à l’occasion du goupillon. « Oui, a-t il repris, j’ai voulu que cela fut ainsi, parce que je trouve que cela devait être, et justement je voulais vous dire que je vous accorde le titre d’altesse royale. Le roi nous l’accorde à tous, ai-je repris en hésitant ; oui à tous, m’a-t-il dit:cela n’est pas d’accord avec nos anciens usages, mais je trouve que dans l’état actuel des choses et de l’Europe, cela doit être ainsi, et c’est pour tous. » Après cela, notre conversation a continué et il m’a dit qu’il voulait aussi me parler pour la cérémonie de St. Denis, qu’il espérait que nous trouverions convenable que M. le Dauphin fût dans un fauteuil et nous sur des chaises à dos. Je lui ai répondu que, quant à moi, cela me paraissait très-convenable, que M. le Dauphin étant nécessairement appelé à succéder à la couronne, j’entendais qu’il devait avoir une prééminence sur ceux qui n’y étaient appelés qu’éventuellement, que si monsieur le Dauphin avait des fils, je l’entendrais de même pour son fils aîné, mais que je croyais devoir avouer au roi que je ne pouvais l’entendre que pour la ligne directe, mais non pas pour les enfants cadets ; que ceux-là me paraissaient absolument dans la même position que nous; que je n’avais jamais conçu la distinction de famille royale et de princes du sang, et que je ne concevais pas davantage qu’il dût avoir entre nous d’autre prééminence et d’autre distinction que celle de l’aînesse et du pas qui en découle. Le roi a paru trouver cela assez juste, mais sans m’expliquer positivement son approbation entière. Il m’a dit que le feu Roi avait pris sur tout cela un travers qu’il avait été fâché de lui voir, mais que nous n’étions qu’une famille, que nous n’avions qu’un intérieur commun, qu’il voulait que nous le regardassions comme un père, et que nous soyons toujours tous bien unis. je lui ai demandé quels seraient les moments où nous pourrions lui faire notre cour sans l’importuner. il m’a dit « toujours, en vous présentant chez moi et en me le faisant demander, et si j’étais occupé et que je ne pusse pas vous recevoir dans ce moment, vous me le pardonneriez. Au reste, a-t-il ajouté, on me tourmente pour reprendre le déjeuner, et probablement je le reprendrai quand je serai au Tuileries, alors ce sera à dix heures et demie, comme du temps du feu Roi ; mais en outre, je vous verrai toujours quand vous voudrez. »

    « Monsieur le Dauphin nous mènera à St. Denis, dans sa voiture, les nôtres marchant devant. Il sera rendu jeudi matin aux Tuilleries, à neuf heures et demie, et compte sur nous y trouver. Ceci m’a été dit de la part du roi par le comte Charles de Damas, qu’il m’a envoyé comme je m’en allais. J’ai oublié de lui demander le costume, mais je présume l’habit de deuil et le manteau. D’ailleurs, je n’ai encore rien reçu de M. de Brézé, qui pourtant nous préviendra sûrement.

    « Nous nous proposons d’aller demain à St.-Cloud, entre onze heure et midi, remercier le roi de sa bonté de nous accorder le titre d’altesse royale, et quoiqu’il ne m’ait pas chargé de vous le dire pour que vous n’alliez pas aussi l’en remercier, et sur ce, monsieur, permettez-moi de vous embrasser de tout mon cœur et veuillez recevoir l’expression de ma bien sincère amitié.

    « Votre bien affectionné cousin.

    « L. Ph. d’Orléans. »
  3. Voici textuellement la lettre que M. Dupin écrivait au duc d’Orléans à ce sujet :
    « Monseigneur,

    Voici le projet que V. A. R. m’avait chargé, avant son départ pour Londres, de préparer et de rédiger

    Pour observer fidèlement le secret que V. A. R. m’avait imposé, je vous envoie ma seconde minute, écrite de ma main, n’ayant pas voulu la confier à une main étrangère ;

    Le même motif de discrétion absolue m’a empêché d’en conférer avec d’autres jurisconsultes que j’aurais aimé à consulter, mais que V. A. R. sera toujours à même d’interroger quand il lui plaira, si elle le juge convenable.

    Réduit à mes seules forces, j’ai fait de mon mieux ; j’ai cherché à assurer pleinement les nobles volontés de S. A. R. M. le duc de Bourbon, et pour qu’elles ne fussent en aucun cas illusoires ni susceptibles d’être attaquées par des tiers toujours disposés à faire procès en pareil cas, j’ai joint à la disposition relative à l’adoption, celle d’une institution formelle d’héritier, que j’ai jugé indispensable à la solidité de l’acte entier.

    J’ai l’honneur, etc.

    Dupin aîné. »
  4. Voici une lettre que le duc d’Orléans écrivait, de Randan, à madame de Feuchères, le 27 octobre 1829, pour lui donner des nouvelles du duc d’Aumale :

    « Notre petit d’Aumale a été un peu souffrant, sans qu’il y ait jamais eu lieu d’avoir aucune inquiétude. Mais il a eu de la fièvre par suite d’une courbature, et nous croyons d’un refroidissement. Nous avons fait venir de Clermont M. Lavort, qui est le chef de l’école de médecine et du grand hôpital et qui est fort habile. Il nous a confirmé dans l’opinion que ce n’était absolument rien. En effet, la fièvre l’a quitté depuis deux jours… On peut le regarder comme entièrement remis de cette indisposition passagère, et à son retour, il sera sûrement en état d’aller voir son bon parrain, quand il voudra bien le lui permettre.

    Recevez, madame, l’assurance bien sincère de tous les sentiments que vous me connaissez pour vous et sur lesquels j’espère que vous comptez à jamais.

    Signé, L. Ph. d’Orléans.

    Madame la duchesse d’Orléans et ma sœur me chargent de tous leurs compliments pour vous, et nous vous prions tous de présenter les nôtres à M. le duc de Bourbon. »

  5. Nous avons la preuve écrite de ce fait important, et tellement ignoré jusqu’ici, qu’on n’en trouve aucune trace dans le dossier de l’instruction dont nous avons attentivement compulsé toutes les pièces.