Histoire de dix ans/Tome 5/Chapitre 10

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(Vol 5p. 273-300).
CHAPITRE X.


Nouvelle attitude prise par le parti démocratique. — Portrait de M. Arago. — Formation du Comité central sa physionomie ; résultats de son influence. — Élections. — Origine de la Coalition. — Fausse tactique de M. Guizot. — Première défaite de la Coalition. — Derniers moments de M. de Talleyrand.



Pendant longtemps, on ra vu, le parti démocratique avait obéi, dans sa marche, à des inspirations de dévouement ou à des haines impatientes ou à l’esprit d’aventure. Mais ses passions, même les plus généreuses, l’avaient mal servi. De tant de glaives tirés dans des jours de colère, pas un qui n’eût été retourné contre lui et ne l’eût déchiré. Il lui avait donc fallu enfin reconnaître que, sous la domination de la bourgeoisie, les chances n’étaient pas toutes du côté de l’audace et que malaisément il ferait violence à la fortune. Il ne se découragea point cependant, et, doué d’une force de volonté plus grande que ses revers, il résolut de se commander le calme, de mettre de la patience dans ses attaques, de vaincre, en un mot, avec les seules armes de la loi, par le seul effort de l’intelligence. L’occasion pour cela se présentait favorable et pressante, à la fin de 1837 ; car M. Molé avait dissous la Chambre, et la lice électorale s’ouvrait.

Mais, pour que l’entreprise n’avortât point, il importait qu’elle fût conduite par des personnages d’une haute renommée et d’une modération qu’eût épargnée la calomnie, des personnages tels que M. Arago, par exemple.

Et quel puissant allié qu’un tel homme ! Sa stature imposante, son œil étincelant sous de grands sourcils mobiles, la constante altération de ses traits, son profil aquilin, le rayonnement de son front, tout exprimait en lui l’intelligence dans la force et je ne sais quelle propension violente au commandement.

Il avait été donné à cet homme illustre d’entrer en commerce avec la gloire, à un âge où, d’ordinaire, on ose à peine la rêver. À vingt-ans, M. Arago avait été choisi par le Bureau des Longitudes pour aller prolonger la méridienne de France jusqu’au midi de l’Espagne, et, dans l’accomplissement de cette mission, il avait enduré mille souffrances, affronté mille dangers. Il passa six mois sur un pic isolé des montagnes, attendant l’heure où une observation serait possible. Lors de la première entrée des Français dans la Péninsule, il fut, comme envoyé de Napoléon, plongé dans les prisons de Valence ; plus tard, conduit à Alger, il regagnait la France, lorsque, capturé en vue de Marseille par un corsaire espagnol, il fut ramené à Rose puis jeté sur un ponton à Palamos. Pendant sa dure captivité à Rose et à Palamos, il poussa le dévouement à la science jusqu’à refuser de se sauver, pour ne pas perdre ses observations et ses instruments. Ainsi avait commencé la vie scientifique de M.Arago, vie marquée par une foule de travaux célèbres et d’admirables découvertes.

Ce qui caractérisait M. Arago, c’était la diversité de ses aptitudes. Renommé dans l’Europe entière comme professeur et comme savant, il apportait dans les joutes oratoires une éloquence abondante, lumineuse, nourrie de faits, de citations, de détails saisissants ; et certes parmi les premiers écrivains de son siècle, nul n’aurait pu se flatter de l’emporter sur lui pour l’ampleur, la souplesse, et surtout la clarté du style. Cette dernière qualité avait chez M. Arago quelque chose d’éblouissant, et misait de lui un des plus féconds vulgarisateurs qui aient jamais paru.

Un homme ainsi organisé pouvait d’autant moins se résigner à vivre éloigné de la politique qu’il y était appelé par un esprit naturellement dominateur et un immense besoin d’activité ; car à cette nature, si richement douée, tout semblait convenir également le recueillement et l’action, l’immobilité de l’étude et le mouvement des choses humaines, la contemplation solitaire des mondes et le Forum rempli de tempêtes.

Puissant par la science, M. Arago l’était peut-être plus encore par la passion. Aussi n’avait-il pu se contenter long-temps de l’espèce de dictature que l’Académie des Sciences lui avait volontairement confiée, bien qu’il y eût là des obstacles à vaincre, et des luttes à soutenir, et des ennemis à accabler. Mais, pour que les facultés de M. Arago trouvassent un emploi suffisant, il lui fallait d’autres obstacles et d’autres combats. Il s’était donc élancé vers les régions politiques, et, avec cette force d’attraction qu’elle exerce sur toutes les natures souveraines, la démocratie l’avait irrésistiblement attiré. Et qui, plus que lui, était fait pour y figurer avec éclat ? Non moins capable d’émouvoir le peuple que de l’instruire, il s’imposait à ceux-ci par l’autorité de son nom, il entraînait ceux-là par l’énergie de son âme, affectueuse d’ailleurs et sans fiel.

Au besoin, le rôle de tribun n’eût pas été au-dessus de son ardeur. Et toutefois, il n’avait pas ce genre de supériorité qui permit à Mirabeau de se jouer des orages, d’y respirer avec une aisance orgueilleuse, de s’enivrer de la contradiction, et de se faire porter par les haines mêmes autour de lui soulevées. Accoutumé, comme professeur, aux applaudissements, M. Arago ne se déployait tout entier que devant un auditoire disposé à le comprendre et à l’aimer. Les frémissements d’une assemblée hostile, sans abattre son courage, altéraient en lui les sources de l’inspiration. Un soir de printemps, comme il se promenait dans le jardin de l’Observatoire avec quelques membres de sa famille et un ami, il lui plut d’exposer les idées dont se composait un discours qu’il devait prononcer à la Chambre, le lendemain. Il s’agissait de venger le peuple des mépris patriciens en traçant l’histoire des services rendus par lui à la science, et en faisant le compte des grands hommes sortis de son sein. Emporté par l’élan d’une improvisation d’abord familière, M. Arago s’anima peu à peu, il s’exalta, il devint sublime. Sur cette terrasse élevée d’où l’on domine Paris, il nous semble le voir encore avec sa haute taille et sa figure de chef arabe, la tête découverte, le bras étendu, l’œil plein de flamme, les cheveux agités par le vent, le sommet du front éclairé par les rayons du soleil qui descendait à l’horizon dans une vapeur embrasée… Non, jamais homme n’eut un aspect plus majestueux et jamais pensées venues du cœur ne revêtirent des formes plus solennelles et plus nobles ! Le lendemain, nous allâmes entendre M. Arago à la Chambre, et nous eûmes de la peine à le reconnaître, tant il paraissait attentif aux murmures imbéciles que l’éloge du peuple arrachait à l’assemblée !

Les éminentes qualités de M. Arago n’étaient pas, du reste, sans mélange. Se proposer un but invariable et unique, savoir concentrer son activité, ménager prudemment ses alliances et ses ressources, se faire des créatures par un système suivi d’attentions prévoyantes et d’égards patients, ne se donner d’autres ennemis que ceux qu’il est bon d’avoir, voilà ce qui importe à un chef de parti, dans une société qui balance entre le goût du changement et la peur des crises. Or, M. Arago avait moins de persévérance que de fougue il se laissait trop aisément distraire de la poursuite d’un grand dessein par des préoccupations secondaires ; il diminuait lui-même, en les répandant sur trop d’objets à la fois, les forces de sa volonté ; il ne connaissait qu’à demi l’art de discipliner sous lui la résistance intrépide et fidèle dans ses amitiés, il ne cherchait pas assez à gagner les indifférents, et sa personnalité impétueuse blessa plus d’une fois un parti ombrageux à l’excès : pour tout dire, il sacrifiait plus à sa passion du moment qu’à son but. L’opiniâtreté et le calcul dans la passion furent tout le génie de Pym. Avec ce génie-là on prépare les révolutions : M. Arago avait le génie qui les décide.

Quoi qu’il en soit, M. Arago, à l’époque dont nous parlons, ne faisait pas mystère de ses espérances, et le parti démocratique le pouvait déjà saluer comme un de ses chefs. Or, M. Arago se décidant, M. Laffitte, qui acceptait volontiers l’influence de son illustre ami, se laissait entraîner inévitablement et, quant à M. Dupont (de l’Eure), les démocrates n’avaient jamais douté que son patriotisme ne leur fût un appui.

MM. Dupont, avocat, et Louis Blanc partirent de ces données pour prendre l’initiative des démarches qui devaient amener la formation d’un comité électoral au centre même du parti démocratique. M. Dupont (de l’Eure) promit son concours on obtint celui de, M. Arago ; par M. Arago, celui de M. Laffitte ; et, cela fait, les membres de l’Opposition dynastique furent invités à se réunir à un comité dont le parti démocratique venait de fournir le premier noyau.

Une double hypothèse avait été posée ou bien l’Opposition dynastique accepterait, et alors on combattait à côté d’elle, réserve faite de la différence des principes ; ou bien elle refuserait, et, dans ce cas, on était en mesure de se passer de son alliance, puisqu’on avait pour soi MM. Arago, Laffitte, Dupont (de l’Eure), c’est-à-dire trois hommes qui d’avance frappaient de mort tout comité d’Opposition dans lequel ils n’auraient pas siégé.

Le plan était bien conçu la suite le prouva. Une assemblée ayant été indiquée, au marché des Jacobins, dans les bureaux de la Nouvelle Minerve, les deux Oppositions s’y réunirent. La république y siégeait dans la personne de quelques-uns de ses plus fermes représentants, parmi lesquels MM. Dupont, Dornèz, Thomas, rédacteur en chef du National ; Frédéric Degeorges, rédacteur en chef du Propagateur du Pas-de-Calais. La discussion s’ouvrit sous la présidence de M. Laffitte.

Les radicaux s’expliquèrent sur leur but, hautement et fièrement. Jusqu’alors on n’avait cessé de leur reprocher ce qu’il y avait d’intraitable dans leur humeur et de trop fougueux dans leurs agressions : s’ils se décidaient à l’attaque, disait-on, ils ne savaient que tirer l’épée, et leur repos même n’était qu’un isolement farouche. Eh bien, il leur plaisait de prouver combien était injuste l’exagération de ces reproches. Les élections allaient commencer : ils y prendraient part et ils invitaient l’Opposition dynastique à joindre ses efforts aux leurs. Mais pour qu’une telle association fût morale, il fallait qu’on la nouât sans secrète pensée, sans lâche détour, avec l’autorité que donnent aux actions humaines la droiture des intentions et la netteté des aveux. Pas de compromis équivoque entre les principes contraires, pas de concessions mollement échangées. Il s’agissait d’allier les forces contre un ennemi commun, non de confondre les drapeaux.

La proposition était loyale : ce fut avec un mélange d’estime et d’inquiétude que ceux à qui elle s’adressait l’écoutèrent, et MM. Chambolle et Léon Faucher n’hésitèrent pas à la repousser. Ne savaiton pas quel esprit animait la plupart des électeurs, et que la politique radicale leur était un sujet d’effroi ? L’Opposition dynastique commettrait donc une faute grave en se traînant comme auxiliaire à la suite d’hommes qui, par un scrupule aussi fatal qu’honorable et nécessaire, ne voulaient rien céder sur leurs doctrines et s’en faisaient gloire. M. Dupont répondit d’une manière impétueuse et hautaine. Il laissait entendre que, si l’on refusait de s’unir à eux, les radicaux se sentaient assez forts pour marcher seuls. L’agitation gagna l’assemblée.

Là se trouvait un professeur du collège de France à qui un vif talent de journaliste et des opinions populaires éloquemment propagées avaient valu, parmi la jeunesse, une popularité éclatante. Mais, par une résolution qui est sans excuse et qui resta sans commentaire, M. Lerminier avait depuis peu rompu avec ses anciens amis, déserté son camp ; et, condamné par l’opinion, poursuivi par le cri de la jeunesse, il s’était, comme il arrive, réfugié dans l’audace. Il prit la parole, et, avec une âpreté particulière, il insista sur l’éloignement de la classe moyenne pour les radicaux, sur les dangers de leur concours, sur leur faiblesse, prouvée, ajoutait-il, par le nombre de leurs défaites : paroles étranges dans la bouche de M. Lerminier, et qui lui attirèrent de la part de M. Louis Blanc, son collaborateur de la veille, une réplique véhémente, terminée par ces mots : « Il est, Monsieur, certaines défaites qui honorent plus que certains triomphes. »

Ainsi, le débat s’animait de plus en plus. Tout-à-coup M. Mathieu, de l’Institut, se dirige vers le président, lui parle à voix basse et quitte l’assemblée. Professeur de l’École polytechnique et beaufrère de M. Arago, M. Mathieu était aussi renommé pour son patriotisme que pour sa science. À peine est-il sorti, que M. Laffitte se lève, et, d’un ton ferme : « Messieurs, dit-il, je suis prié de vous déclarer que MM. Arago etMathieu sont résolus à ne point faire partie d’un comité où le parti radical ne serait pas représenté. Je fais la même déclaration. »

Tout fut décidé alors. Au milieu d’une agitation extrême, on consulte l’assemblée une forte majorité se prononce en faveur des radicaux ; parmi les membres de l’Opposition dynastique, les plus énergiques se rallient au parti de la démocratie, les dissidents se retirent, et le lendemain la note suivante paraissait dans les journaux :

« Un Comité central est constitué à Paris pour s’occuper des élections. Son but est de réunir dans une même action toutes les nuances de l’Opposition nationale, et d’obtenir, par la combinaison de leurs efforts, une Chambre indépendante.

Le comité se compose actuellement de MM. Dupont (de l’Eure), Arago, Mauguin, Mathieu, Larabit, Laffitte, Ernest Girardin, le maréchal Clauzel, Garnier-Pagès, Cormenin, Salverte et Thiars, membres de la dernière Chambre ; Chatelain rédacteur en chef du Courrier Français ; CauchoisLemaire, rédacteur en chef de la Minerve ; Bert, rédacteur en chef du Commerce ; E. D. Durand, de la Minerve ; Louis Blanc, rédacteur en chef du Bon Sens ; Frédéric Lacroix, rédacteur en chef du Monde ; Thomas, rédacteur en chef du National ; Dubosc, rédacteur en chef du Journal du peuple ; Goudchaux, banquier ; Viardot, homme de lettres Dornez, avocat ; Népomucène Lemercier, de l’Académie française ; Rostan, professeur à l’école de médecine ; Félix Desportes, propriétaire ; Marie, avocat ; Ledru-Rollin avocat ; Dupont, avocat ; Sarrans, homme de lettres ; A. Guilbert ; David (d’Angers), sculpteur. »

Furent chargés de la correspondance, MM. Garnier-Pagès, Cauchois-Lemaire et Mauguin.

La composition de ce comité était presque entièrement démocratique, et à côté de lui, nul autre comité d’Opposition n’était possible. M. Chambolle, rédacteur en chef du Siècle, rendit compte au public, dans un article plein de convenance et de mesure, des motifs qui l’avaient amené à s’abstenir. De son côté, M. Odilon-Barrot, chef de l’Opposition dynastique, publia une note par laquelle il faisait connaître qu’il déplorait la scission qui venait de se manifester dans le parti constitutionnel, mais qu’il ne pouvait s’associer à un comité où le parti républicain venait d’entrer enseignes déployées.

Ainsi, la direction du mouvement électoral restait concentrée aux mains des radicaux. C’était la première fois qu’ils pénétraient au cœur des affaires résolument et avec ensemble ; c’était la première fois qu’ils semblaient dire : « Pour saisir le gouvernail, nous n’avons pas besoin de faire autour de nous la tempête. » Aussi la frayeur fut-elle grande au Château. Pendant plus d’un mois, la presse ministérielle épuisa, au sujet du Comité central, tout le fiel de sa polémique, et le Journal des Débats mit à le combattre un emportement furieux. Séparant, dans l’Opposition constitutionnelle, ceux qui avaient donné leur adhésion au comité de ceux qui la lui avaient refusée, le Journal des Débats louait les premiers de leur prudence et rendait les seconds responsables des maux à venir. À l’entendre, le mineur était déjà au pied du trône. Et peu importait, suivant lui, que quelques noms constitutionnels fussent venus s’inscrire sur la liste fatale : « Rien de plus sérieux et de mieux calculé, s’écriait-il dans le numéro du 20 octobre, que le but et l’Intention du parti radical. Il est prêt à revendiquer et à faire valoir tous les avantages de la position qu’on lui a faite. La coalition est son œuvre propre il en a inspiré la pensée il en est l’âme et l’élément le plus vital ; la place qu’il y tient, les noms qu’il y a fait entrer lui en assurent la direction secrète… Ce ne sont pas les programmes, c’est l’énergie des hommes qui les classe et décide la prépondérance. » Dans son numéro du 18 octobre, le même journal avait dit : « Exclure ! On s’exprimait autrement il y a quarante ans ! Et qui exclue-t-on d’abord ? Ce sont les constitutionnels de toutes les nuances, les amis du pouvoir, le tiers-parti, les dynastiques, toute cette Opposition dont, il faut le dire, M. Barrot est la force et l’honneur. » L’accusation était calomnieuse, M. Barrot n’ayant pas été exclu, et s’étant exclu lui même ; mais on semait de la sorte les défiances, la jalousie, et cela suffisait à la haine, presque toujours injuste.

Le Comité central était conduit par des hommes audacieux ; il occupait, dans la presse, des positions formidables : dédaignant de se défendre, il attaqua. Animé à la lutte par la violence de ses adversaires, il fit feu à la fois de ses sept journaux, émut Paris, remua la province ; et, s’il ne parvint pas à modifier d’une manière sensible la majorité ministérielle, il se fortifia du moins aux dépens des opinions indécises, accrut à la Chambre le nombre de ses représentants, et fit, en un mot, sentir sur chaque point de la sphère électorale la présence et le souffle de la démocratie. Jamais, depuis 1830, le pouvoir n’avait vu se dresser contre lui, dans les élections, une minorité aussi forte. À Paris, le nombre des électeurs opposants fut de 6,303, sur un chiffre total de 13,982. Tous les membres parlementaires du Comité central furent réélus. Deux républicains bien connus, MM. Martin (de Strasbourg) et Michel (de Bourges) entrèrent à la Chambre ; M. Arago obtint les suffrages de deux colléges ; il en fut de même du maréchal Clauzel ; et, quelque éclat qu’eussent jeté par l’honorable excès de leur hardiesse les doctrines de M. Voyer-d’Argenson, une minorité imposante se déclara pour lui dans la capitale. Il est vrai qu’au deuxième arrondissement de Paris, M. Jacques Lefèbvre l’emporta sur M. Laffitte ; mais le sixième collége ne tarda pas à dédommager le banquier fameux dans la maison duquel la révolution de 1830 avait campé.

Le ministère, pendant ce temps, déployait une activité souterraine qui le décria et lui réussit. Les ennemis qu’il redoutait le plus, parce qu’il voyait en eux des héritiers, c’étaient les doctrinaires. Sa tactique fut de combattre ténébreusement leur élection en paraissant l’appuyer : manœuvres dont quelquesuns d’entre eux furent victimes, MM. d’Haubersaërt et Giraud, par exemple. Du reste, la corruption électorale, partout mise en pratique, était partout dénoncée. Le préfet du Morbihan trouva dans M. de Sivry un accusateur puissant et passionné. L’ingénieur en chef de la Gironde, M. Billaudel, s’étant présenté comme candidat de l’Opposition, une lettre du ministre des travaux publics lui avait enjoint d’opter entre sa candidature et sa place il renonça noblement à sa place, triompha dans sa candidature ; et le fait, porté par lui à la tribune, vint éclairer d’un jour odieux les moyens employés par le pouvoir pour arriver au succès.

La discussion de l’adresse ne se composa que de redites bruyantes et vaines ; et les commencements de la session n’offrirent de remarquable que l’attitude nouvelle prise par les doctrinaires. Trop faibles pour saisir le pouvoir de haute lutte, trop orgueilleux pour le servir, ils résolurent d’abord de le soutenir en le protégeant. Mais à ce patronage glacé, à cette arrogante soumission, à ces services pleins de menaces et injurieux, qui n’eût préféré la guerre ? La guerre, par conséquent, était au fond des choses elle éclata enfin, d’autant plus vive que les passions ennemies s’étaient plus long-temps contenues.

Ce fut M. Thiers qui en alluma la première étincelle Bien que M. de Rémusat fut doctrinaire, M. Thiers l’avait toujours recherché. Il aimait en lui une intelligence élevée, un talent sérieux assaisonné d’esprit, des manières sans pédantisme, et l’indépendance de l’homme de lettres. Enfants de la presse tous deux, ils avaient encore cela de commun, qu’ils croyaient le maintien de la monarchie en France conciliable avec quelques idées de fierté nationale, pourvu qu’il s’y mêlât beaucoup de modestie et de prudence. Ils se convinrent donc, et dans leurs relations privées se trouva le germe de l’alliance si célèbre depuis sous le nom de Coalition. Il était singulier, selon M. Thiers, que les hommes les plus capables de la Chambre en fussent réduits à subir la loi de la médiocrité triomphante. Entre les doctrinaires et le Centre Gauche, n’y avait-il point de rapprochement possible ? M. de Rémusat se laissa convaincre à son tour il intervint efficacement auprès de ses amis ; et bientôt, MM. Jaubert, Piscatory, Duchâtel, Guizot lui-même s’accoutumèrent à l’idée d’une alliance offensive. M. Duvergier de Hauranne, qui, plus tard, devait en être l’âme, s’y montra d’abord peu disposé. Il pensait qu’à changer d’attitude un parti risquait son crédit que de telles résolutions veulent qu’on les mûrisse, parce que, s’il est facile de les prendre, il l’est moins de les expliquer. Toutefois, il était un drapeau auquel, d’après M. Duvergier de Hauranne, il suffisait de se rallier pour ôter à la Coalition le caractère d’une intrigue. La part inconstitutionnelle et excessive que le roi s’était faite dans le maniement des affaires de l’État pesait d’une manière égale sur toutes les fractions de la Chambre : n’y avait-il pas moyen de se réunir honnêtement pour faire prévaloir la maxime le roi règne et ne gouverne pas ; pour défendre la prérogative parlementaire contre les empiétements de la prérogative royale ? M. Duvergier deHauranne en fut d’avis, et, pour préparer le terrain, il publia dans la Revue française un article où les doctrines de MM. His et Fonfrède étaient dénoncées hautement comme la destruction du gouvernement représentatif. MM. His et Fonfrède avaient écrit que la vie politique n’était qu’un douloureux chaos sans l’unité, sans la fixité ; que la Chambre élective, pouvoir passager, fractionné, mobile, rebelle aux traditions, n’était en état, ni de concevoir un système, ni de diriger que de la royauté devaient venir l’impulsion et l’initiative ; que l’entendre autrement, c’était mettre en face d’une monarchie à moitié morte une république vivante. Mais quoi ! MM. His et Fonfrède prétendaient-ils dépouiller la Chambre élective du droit de refuser les subsides ? La logique de leurs théories les conduisait là. Il eut été absurde, en effet, de laisser à la Chambre un irrésistible instrument de domination, quand on demandait que la royauté dominât. Or, le droit de refuser les subsides anéanti, que restait-il ? Le despotisme, compliqué d’une Chambre consultative qui n’aurait plus été alors qu’un vain rouage, qu’un ressort à briser. C’est ce que M. Duvergier de Hauranne prouva sans peine et victorieusement.

Mais il fut moins heureux dans l’exposition, de son propre système. Sentant bien qu’entre une assemblée armée du vote des impôts et une royauté inviolable un duel était à craindre, un duel à mort, il aurait voulu que le ministère participât à la fois et de la Chambre et de la Couronne de la première par la désignation, de la seconde par la nomination, de sorte que les ministres auraient servi de lien entre des pouvoirs rivaux et formé une autorité médiatrice. M. Duvergier de Hauranne ne prenait pas garde qu’en croyant prévenir le combat, il ne faisait que déplacer le champ de bataille ; car on lui pouvait répondre : « De deux choses l’une ou le roi sera forcé d’avoir égard à la désignation ou il lui sera loisible de n’en pas tenir compte. Dans le premier cas, son droit est illusoire. Dans le second, la Chambre venant à lui refuser tout concours, la lutte renaît pour aboutir à un coup d’État, et, peut-être, à une révolution. »

Le régime constitutionnel allait ainsi s’affaiblissant, compromis, décrié, par les débats de ses publicistes et l’impuissance de leur logique. L’article de M. Duvergier de Hauranne, cependant, avait une signification redoutable il donnait un mot d’ordre à la ligue parlementaire qui se préparait.

On touchait au 12 mars (1838), époque fixée pour la présentation de la loi sur les fonds secrets, question de confiance qui devait décider du maintien du ministère ou de sa chute. Les nouveaux alliés jugèrent l’occasion bonne pour essayer leurs forces, et se partagèrent les rôles. Esprit agressif, orateur aventureux, M. Jaubert se chargea de commencer l’attaque. M. Guizot devait la soutenir, et M. Thiers porter le coup décisif. Mais les incertitudes de M. Guizot perdirent tout. Il entretenait avec le Centre certaines relations dont il n’aurait pas voulu que le bénéfice lui fût enlevé. Il annonça donc l’intention de blâmer le ministère avec ménagement et sans rien compromettre. En vain ses amis lui représentèrent-ils les inconvénients d’une attitude flottante, et que la sagesse ici c’était la décision ; il s’obstina par excès de circonspection ou par égoïsme.

Ainsi qu’il avait été convenu, ce fut M. Jaubert qui engagea le combat. Il s’y montra ce qu’il était plein de fougue, de verve, et railleur. Ce qu’il réprouvait dans les fonds secrets, c’était moins leur principe que leur emploi. Il fit ressortir par vives paroles le scandale des subventions payées aux journaux, mettant à l’Index le patronage ruineux à l’ombre duquel le Journal des Débats avait vécu et grandi. « J’accorde mon vote au gouvernement, disait-il comme conclusion, je l’aurais refusé au ministère. » M. Guizot, lui aussi, vint se poser à la tribune en adversaire du pouvoir. Mais il n’était plus reconnaissable. Il hésitait, il balbutiait, il s’embarrassait dans de vagues formules dont l’emphase dissimulait mal la banalité, cet homme ordinairement si superbe et si tranchant dans son dogmatisme. Tantôt le regard fixé sur ses nouveaux amis, il semblait leur demander pardon de la mollesse de ses attaques ; tantôt se retournant vers le Centre, d’un air suppliant et contraint, il paraissait honteux de la nouveauté de son rôle d’opposition. Après un discours qui fut un supplice pour l’assemblée et pour lui-même, il descendit de la tribune, au milieu d’une désapprobation morne. Découragé, M. Thiers n’osa pas prendre la parole. C’était une campagne manquée. En dépit des graves protestations de M. Odilon-Barrot et de celles de M. Gisquet, ancien préfet de police, que sa destitution avait fait ennemi du ministère, le chiffre des fonds secrets fut voté tel que M. Molé le demandait. Et, réduite à attendre des jours meilleurs, la coalition vaincue se dispersa.

Une nouvelle bruyante émut, vers cette époque, le monde politique.

Nous avons dépeint M. de Talleyrand nous avons dit combien était fastueuse sa vanité dans le mal. Mais son impassibilité n’était qu’un masque. Comme le mépris des hommes et des principes faisait école dans son salon, il ne voulait point perdre le bénéfice de ce professorat honteux, et il avait soin de ne paraître que triomphant et moqueur. Au fond, il était incertain, combattu, humble dans sa tristesse et tourmenté. Son immoralité de parade ne répondant pas en lui à une forte nature, à une perversité énergique, il s’y épuisa misérablement. Des témoignages tenus long-temps secrets, mais irrécusables, prouvent que dans les dernières années de sa vie la méditation lui était amère, insupportable. Abandonné à lui-même dans le silence des nuits, il tombait du haut de son orgueil factice dans d’inexprimables découragements ; et à la lueur de la lampe qui éclairait la solitude de ses veilles, il lui arriva d’écrire des lignes par où se montraient le tumulte de ses pensées et les défaillances de son âme, des lignes comme celles-ci, par exemple : « Voilà 83 ans écoulés ! que de soucis que d’agitations ! que de malveillances inspirées ! que de complications fâcheuses ! Et cela sans autres résultats qu’une grande fatigue physique et morale, et qu’un sentiment profond de découragement à l’égard de l’avenir, de dégoût pour le passé ! »

Ainsi, sous la glace de son front, l’ironie perpétuelle de son regard, le calme de son maintien, et la permanence de son bonheur apparent, M. de Talleyrand cachait une vie pleine de luttes et de pusillanimité. Une fois sur la scène, il faisait volontiers étalage de son dédain pour la vertu. Mais il avait le cynisme du mal sans en avoir le courage. Il ne croyait même pas à son scepticisme il n’avait pas foi même en son immoralité : de sorte que tout était faux chez cet homme, jusqu’à ses vices.

S’il en faut croire quelques dévots personnages, la première communion de la fille de Mme de Dino aurait marqué, dans la vie de M. de Talleyrand, d’une manière étrange, décisive ; et il se serait laissé toucher à un point extraordinaire par le spectacle de la piété chez une jeune fille qu’il aimait tendrement. Ce qui est certain, c’est que Mlle Pauline de Dino était d’une dévotion rare, et, de la part de son grand-oncle, l’objet d’une espèce de culte. M. de Talleyrand, d’ailleurs, avait une faiblesse de caractère à peine croyable, et personne plus que lui n’était propre à être gouverné par un enfant. Ce fut de ces données qu’on partit pour préparer l’œuvre de sa conversion.

On devine de quelle importance était pour les prêtres une conversion semblable ! Ceux d’entre eux qu’animait un zèle sincère pour 4a religion devaient s’en réjouir comme d’une sainte conquête ; les autres y voyaient un hommage rendu à leur empire, une humiliation sans égale inuigée au parti de Voltaire, la preuve enfin que le catholicisme avait droit de suzeraineté sur les deux extrémités de Inexistence de l’homme, sur la naissance et sur la mort. Du reste, l’ancien archevêque de Paris, le cardinal Talleyrand de Périgord, avait spécialement recommandé la conversion de son neveu à M. de Quélen, qu’il désira, dans cette pensée, avoir pour successeur.

L’intérêt de l’Église fut merveilleusement servi par la duchesse de Dino. Fille du duc de Courlande, et née par conséquent dans le voisinage des trônes, elle avait exercé long-temps le double pouvoir de l’esprit et de la beauté ; mais l’un duré plus que l’autre ; et, soit qu’elle voulût par Un changement d’habitudes rajeunir sa vie, soit que les allures de la Cour trop bourgeoise de Louis-Philippe eussent fini par épuiser ses aristocratiques dégoûts, elle en était venue à soupirer après le faubourg Saint-Germain. En vain M. Thiers et les hommes nouveaux lui avaient-ils mainte fois représenté combien était peu probable la réconciliation dont l’espoir la tentait, et qu’elle ne trouverait jamais ailleurs ce qu’elle allait perdre en s’éloignant de l’entourage de M. de Talleyrand, c’est-à-dire le plaisir d’influer sur les affaires et celui d’avoir des gens d’esprit pour courtisans, elle s’obstina. Or, elle crut, —et cette croyance, s’associant à des sentiments religieux, lui en était devenue sans doute plus chère,— elle crut que sa paix avec le faubourg Saint-Germain serait faite le jour où elle aurait obtenu de M. de Talleyrand un désaveu public du passé. Elle y gagnait, dans tous les cas, de flatter la reine. Et l’entreprise n’avait rien de chimérique, car la duchesse de Dino commandait irrésistiblement à la volonté de son oncle, douée qu’elle était d’une vive intelligence et d’un esprit charmant.

Aussi bien, M. de Talleyrand commençait à faire sur lui-même de fréquents retours, quoiqu’il se gardât soigneusement d’en laisser rien paraître à ceux de ses amis qui, comme MM. de Montrond, Thiers et Mignet, auraient eu droit de s’en étonner. Pendant l’année qui précéda sa fin, il demanda souvent à son libraire des livres pieux et sur un petit morceau de papier nous avons lu, tracée au crayon et de sa main, l’indication suivante : La Religion chrétienne étudiée dans le véritable esprit de ses maximes. Enfin, arrivé à cet état d’inertie morale où l’homme ne peut plus se suffire, et voyant se dresser de toutes parts autour de lui les fantômes de son cœur, il résolut d’appeler un prêtre. Ce fut à l’abbé Dupanloup qu’il s’adressa. Il n’était pas encore atteint de la maladie laquelle il devait succomber, et sa vieillesse seule l’approchait de la mort.

L’abbé Dupanloup éprouvait pour M. de Talleyrand une répugnance extrême : prié à dîner, il refusa d’abord ; mais, sur l’invitation de l’archevêque de Paris, il dut se prêter à des relations évidemment profitables à l’Église. Une secrète inquiétude l’agitait pourtant. N’était-il pas à craindre que la conversion de M. de Talleyrand ne fût une mystification cruelle préparée par son impiété, et comme une dernière comédie jouée audacieusement sur les bords du tombeau ? Tout n’était-il pas possible à une dissimulation qui fut un des grands scandales de l’histoire ? Tremblant d’être pris pour dupe, l’abbé Dupanloup aurait volontiers provoqué un éclat qui pût éclaircir ses doutes. Mais la politesse exquise de M. de Talleyrand le désarmait. Il se décida donc à lui écrire une lettre qui, rappelant des souvenirs de religion et de sacerdoce, fût de nature à arracher à M. de Talleyrand une réponse péremptoire. M. de Talleyrand répondit en effet, et sa réponse s’ouvrait par la phrase que voici : « Les souvenirs que vous invoquez, monsieur l’abbé, me sont tous bien chers, et je vous remercie d’avoir deviné la place qu’ils ont conservée dans ma pensée et dans mon cœur. » Entre le prince et l’abbé Dupanloup les relations continuèrent, la religion faisant le fond de leurs entretiens ; et telle était l’incertitude d’esprit de l’homme qui passait pour le patriarche de l’incrédulité, qu’il se laissa insensiblement amener non-seulement à l’idée de remplir ses devoirs religieux, mais encore à celle d’abjurer publiquement sa vie. C’est ce qu’il fit dans une déclaration adressée au pape, et qui fut soumise à l’archevêque de Paris. Le prince y confessait ses erreurs avec une humilité craintive. Seulement, il y en avait une qu’il s’étudiait à excuser. L’archevêque de Paris ne voulut pas de la restriction et fit subir à l’acte des modifications auxquelles M. de Talleyrand se résigna, tant il était soumis et dompté !

Cependant, il venait d’être atteint d’une maladie mortelle, et la nouvelle de ce qui se passait dans l’intérieur perçait déjà, quoique vaguement, au dehors. Ce fut pour la portion la plus mondaine de l’entourage du prince un inexprimable sujet de surprise et de douleur. Que M. de Talleyrand eût fait intervenir dans ses adieux à la vie la religion et les ordinaires pratiques du culte, des hommes comme MM. Thiers et Mignet ne pouvaient trouver cela que très-convenable et très-décent ; mais dans la rétractation publique imposée au vieillard par qui la messe du Champ-de-Mars fut célébrée, il y avait, suivant eux, un outrage à l’ensemble des traditions révolutionnaires, et ils s’en indignaient. La colère était grande surtout chez M. de Montrond, homme d’État anonyme et génie clandestin, roué sans égal, perdu de mœurs et de dettes, possédant au plus haut degré la grâce dans l’impertinence et le dandysme de l’incrédulité, causeur étincelant d’ailleurs, ami du roi, et bien supérieur à M. de Talleyrand, duquel il disait : « Qui ne l’adorerait ? il est si vicieux ! » M. de Montrond mit à disputer aux prêtres son complice mourant une ardeur passionnée et violente. Tout fut inutile.

M. de Talleyrand avait toujours eu beaucoup de goût pour M. Thiers et pour M. Mignet. Il aimait leur genre de talent, l’originalité de leur fraternelle fortune ; et il flattait en eux des historiens ; car ce sceptique, si profond et si complet en apparence, se préoccupait avec une anxiété presque puérile du jugement que porterait sur lui la postérité. À son tour, M. Thiers avait été sensible aux avances faites à son mérite plébéien par un grand-seigneur de la révolution. Il est vrai qu’au sujet du traité de la Quadruple-Alliance leurs relations s’étaient un peu refroidies, mais enfin elles ne s’étaient pas rompues, et M. Thiers n’avait cessé d’avoir auprès du prince un facile accès : il crut remarquer qu’on essaya de l’éloigner dès que M. de Talleyrand fut tombé malade.

Le 17 mai, les signes d’une mort prochaine devenant visibles, on présenta au prince, pour qu’il y apposât sa signature, la déclaration, objet de tant de craintes, de tant d’espérances. Il signa. Peu de temps après, le roi parut, et l’on raconte que, touché d’une telle visite, le gentilhomme à l’agonie exprima sa satisfaction en ces termes : « C’est le plus grand honneur qu’ait jamais reçu ma maison. » On raconte aussi — et c’est par des ecclésiastiques que le fait, quelque invraisemblable qu’il soit, a été sourdement propagé — que le roi ayant demandé à M. de Talleyrand s’il souffrait, et celui-ci ayant répondu : « Oui, comme un damné, » M Louis-Philippe laissa tout bas échapper ce mot: « Déjà ? » a mot que le mourant aurait entendu, et dont il se serait sur-le-champ vengé en donnant à une des personnes qui l’entouraient des indications secrètes et redoutables.

Vint l’heure suprême. La gangrène montait des entrailles vers la tête : les secours de l’Église furent apportés, et l’on récita les prières des agonisants. Le nombre des visiteurs de marque était considérable, et nul obstacle n’était mis à leur admission, la duchesse de Dino ayant intérêt à ce que les derniers moments du prince fussent entourés d’une publicité solennelle et incontestable. Or, parmi les personnages présents, quelle diversité de sentiments, de préoccupations, de discours ! Quelques-uns s’affligeaient de l’appareil catholique de cette mort ; la plupart y puisaient au contraire des motifs de consolation, et, entre autres, le duc de Noailles, Mme de Castellane. Beaucoup songeaient aux révélations curieuses qu’allait sans doute laisser après lui un homme qui avait passé un demi-siècle dans les coulisses de l’histoire ils ignoraient que ses Mémoires, déposés en Angleterre, ne devaient être ouverts, conformément à sa volonté, qu’au bout de trente ans.

Vers quatre heures du soir, on s’aperçut qu’il ne lui restait plus que quelques minutes à vivre. Il avait néanmoins toute sa connaissance et paraissait attentif aux prières. En entendant prononcer les noms de ses patrons, Charles, archevêque de Milan, et Maurice, martyr, il ajouta d’une voix faible : Ayez pitié de moi ! Enfin, comme l’abbé Dupanloup lui rapportait ces mots de l’archevêque de Paris : « Pour M. de Talleyrand je donnerais ma vie, Il aurait un meilleur usage à en faire, répondit-il. » Et il expira.

Rien ne devait manquer à la pompe officielle de ses funérailles ; mais le peuple, qui doutait de son âme, attaqua par des propos moqueurs l’inviolabilité de son cercueil.

Pourtant, chose bizarre et navrante ! cet homme, qui fut traître à son pays, qui méprisa l’humanité, qui n’hésita jamais à immoler d’un trait de plume des millions de créatures humaines, qui trempa dans toutes les iniquités fameuses, qui fit de la politique une science sèche et dure à l’excès, abominable et funeste, il se montrait, dans ses rapports privés, d’une bonté peu commune. Les gens de sa maison lui étaient dévoués. Se séparer d’un domestique était pour lui une peine si vive qu’il ne s’y pouvait résoudre. Il aima, il eut des amis.

N’importe. À qui touche aux destinées des peuples il faut plus qu’une certaine disposition à compatir aux souffrances individuelles. L’existence politique de M. de Talleyrand ne fut qu’un long scandale : il est juste, il est nécessaire qu’on la flétrisse. Par lui fut couvée, en effet, l’immoralité contemporaine, qui à son tour le soutint et le porta. À son école se formèrent les philosophes de boudoir qu’on a vus depuis prendre le cynisme pour une preuve de supériorité et la corruption pour de l’esprit, plagiaires du vice heureux, malhonnêtes gens à la suite.

Mais, grâce au ciel, il n’est pas vrai que l’intelligence soit du parti de l’improbité. M. de Talleyrand, nous le répétons, et la vérité l’exige M. de Talleyrand fut un homme médiocre. M. d’Hautérive eut le mérite des travaux diplomatiques dont il usurpa, lui, tout l’honneur. Les traités sur lesquels on lit sa signature en qualité de serviteur de Napoléon, l’épée de son maître les avait conclus. Repoussé par l’Empereur après l’avoir été par la République, il ne prévit pas le retour des Bourbons, et ne le jugea possible que lorsqu’ils entrèrent dans Paris. Les Cent-Jours prirent au dépourvu sa prévoyance, si follement vantée ! Au congrès de Vienne, et bien que le partage des dépouilles du monde eût fait naître entre les Puissances victorieuses des dissidences dont un négociateur habile pouvait aisément tirer profit, il ne sut empêcher ni la formation du royaume des Pays-Bas, qui devait nous servir de barrière au Nord, ni celle du royaume de Sardaigne, qui devait nous servir de barrière au Midi ; il s’allia, contre l’empereur de Russie, qui nous-aimait, à l’Angleterre, qui travaillait ardemment à notre ruine ; il ne put rien, absolument rien, pour le roi de Saxe, notre allié le plus fidèle ; et, au lieu de donner pour voisin à la France, sur les bords du Rhin, une Puissance secondaire, ainsi que la Russie le proposait, il contribua, par imbécillité ou trahison, à établir à nos portes la Prusse, Puissance principale et hostile. Il fut incapable de se maintenir sous la Restauration, à laquelle Fouché lui-même, le régicide Fouché, s’était rendu nécessaire. Il n’eut point de part à l’avènement de Louis-Philippe, tant son influence était nulle en 1830 ! Dans les Conférences de Londres, réduit à un rôle tout-à-fait subalterne, il fut mis honteusement en dehors des délibérations qui avaient pour objet la destruction des forteresses élevées contre la France, et on lui fit signer le traité des vingt-quatre articles, appendice à ceux de 1815. Il ne connut la Quadruple-Alliance qu’après sa conclusion, et il permit qu’on lui en attribuât la pensée. Humilié par lord Palmerston dans sa fatuité de grand seigneur, il se détacha, pour se venger, des Whigs et de l’Angleterre, et prit parti pour la politique continentale, lui à qui d’ignorants panégyristes ont prêté des vues si persistantes et si profondes. Enfin, rappelé de Londres, il fut obligé, pour retenir un reste d’influence, de s’abaisser aux fonctions de flatteur, et il s’attira un jour, de la part de M. Thiers, cette exclamation cruelle : « Que M. de Talleyrand, sous Napoléon, se soit fait le courtisan de la gloire et de la grandeur, à la bonne heure ; mais se faire le courtisan de ceci !… » Donc pas un fait qui prouve la capacité de M. de Talleyrand.

À la vérité, il a traversé beaucoup d’orages, et il est mort dans son lit. Mais, pour se tenir debout dans les hautes régions de la politique, quand on n’aspire qu’à cela, que faut-il ? Avoir une âme d’esclave ; savoir être infidèle au malheur et ingrat ; ramper dans la tyrannie ne sentir ni l’orgueil des choses sublimes, nU’ambition des vastes desseins ; être assez médiocre pour qu’on dédaigne de vous haïr, et assez vil pour qu’on se serve de vous, même en vous méprisant. On appelle cela le génie de l’homme heureux ! Ah ! qu’on descende jusqu’aux plus humbles conditions ; qu’on regarde ce malheureux aux prises avec la misère ; qu’on calcule l’étendue des ressources qu’il est obligé de mettre en œuvre pour échapper à la faim, la force de volonté qu’il emploie contre le désespoir… « Vous vous croyez un grand homme, Monsieur le comte, parce que vous êtes un grand seigneur, dit Beaumarchais. Eh morbleu perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science pour subsister seulement qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes. » Non, le génie n’a point le succès pour mesure. La vraie grandeur ne reste pas si aisément impunie. Seul, abattu, exilé sur un point de la mer, et tenant fixés sur son impuissance les regards de l’univers inquiet, Napoléon était plus imposant qu’au sommet de sa fortune, où l’appareil du souverain pouvoir le cachait à demi.